Des voix furent perceptibles. Un début de conversation était audible, bien qu’en borborygme et grésillements. Quand enfin, il put entendre ces mots, frustrants et sans contexte :
« Ça a marché ! soupira la voix de Neila. Bon, il ne reste plus qu’à s’occuper du sonneur. Au plus tôt, qu’il a dit… Victor devrait tomber, non ?
— Je n’en sais trop rien. Je vais principalement tout faire pour sauver mon père. Swaren n’aurait aucune raison de l’épargner.
— Je ne lui fais pas confiance non plus. Et puis, j’ai un autre plan à suivre… Tant qu’on se contente d’obéir à Swaren, il devrait nous lâcher. »
Victor écoutait les voix avec attention. Il avait enfin réussi à repérer Lyza ! Depuis l’écran de sa montre à gousset, il observait ce qu’elle-même voyait, mais n’avait eu jusqu’ici aucun moyen de comprendre la situation. Il avait vu Swaren, un hôtel curieux à Mercy, puis un papier… Mais, rien qui ne lui assurait un moyen de comprendre comment ces trois-là avaient pu finir dans pareille mouise.
« Cette affiche, ne serait-ce pas le quotidien d’aujourd’hui ? »
Le petit chercheur, aussi minuscule qu’agaçant, brouilla les tympans de Victor, plongé dans son écoute. Les oreilles enfouies dans un casque audio bien trop petit pour lui, il l’ignora et se concentrait pour capter les vibrations qu’il percevait du gros appareil emprunté.
« Je dois vraiment le récupérer, s’insurgea le petit homme. Vous ferez vos essais la semaine prochaine, est-ce que cela presse tant ?
— Oui. » Il tourna les boutons sensibles du gros appareil, posé sur son bureau de travail. Non pas celui où il entreposait tout un fatras d’instruments et de papiers, mais celui du conservatoire, parfaitement vide et sinistre. Si l’on oubliait la une du journal du matin, collée sur le mur, laissant Shelly à la vue de tous.
« C’est que je suis très attendu. Mon emploi du temps est très chargé, figurez-vous ! Ce n’est pas avec votre train de vie de professeur que vous pourriez le comprendre…
— Minute », le coupa sèchement Victor. Il s’étonnait d’être aussi cassant, lui qui d’habitude pouvait conserver son rôle de manière très naturelle. Mais les nouvelles qu’il venait d’entendre étaient plus qu’inquiétantes.
« Noah… il… t’a trahie. Tu sais pourquoi ?
— Il a dû croire que j’étais Shelly. D’une façon ou d’une autre… Il s’est attiré les foudres des chouettes, et ça l’a mené à se méfier de moi. »
La suite n’était pas pour tout arranger. Une nuit et une journée entières à parcourir les vibrations de la ville, avec ce grossier appareil, à s’exploser les tympans, dans l’unique but de trouver la poupée. Quand il fut enfin parvenu à la localiser, il n’eut qu’une bribe d’informations. Toutefois suffisantes, par leur teneur sordide.
« Je ne souhaite pas avoir de mauvaises relations avec le conservatoire, rumina le petit homme, mais si vous ne me rendez pas mon appareil, je vais devoir le débrancher…
— Une question, le reprit brusquement Victor en retirant son casque.
— Vous ne faites que ça, m’en poser…
— Quel est le rayon d’écoute de ce genre de machine ?
— Oh ! Eh bien, je dirais… dans les huit mètres. Oui, ça doit être ça. »
Huit mètres… Joshua n’est donc pas avec elles. Je l’entendrais, sinon.
« Très bien ! reprit joyeusement le professeur en éteignant la machine. Je vous la rends.
— Formidable ! Larbins, à vous. »
Deux robots, postés à l’entrée, débranchèrent l’appareil et le soulevèrent sans mal, avant de quitter la pièce. Pourtant pressé, le chercheur fixa la une qui l’avait intrigué tantôt, collée au mur. « Une étudiante prise en flagrant délit ! Un lien avec ces fameuses chouettes ?! » Le message était clair. Les Owlho étaient visés.
« Êtes-vous au courant que…
— Hélas oui, se désola faussement Victor. Beaucoup me soupçonnent depuis ce matin. Je n’ai pas eu le temps de répondre aux questions, occupé que j’étais avec votre appareil, mais je n’y couperai sûrement pas.
— Et… oh, cela semble bien entendu sordide ! – bien entendu ! – mais, avez-vous… un lien, avec ces drones aviaires ?
— Si c’était le cas, je n’aurais pas autant pêché à comprendre votre machine ! rit le professeur. Je ne suis qu’un artiste, tous ces fils et ces machins, ça me colle le vertige, je vous assure. Mais mon élève a réussi son expérience, c’est le plus important.
— Et la police ?
— La marée-chaussée a rendu une petite visite ici même, tôt dans la matinée. Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas grand-chose à voir. Ils doivent être en train d’ausculter mon manoir, à l’heure qu’il est.
— Pauvre de vous !
— À qui le dites-vous… J’espère simplement que ma fille adorée ne sera pas mêlée à tout cela. »
Du bout du doigt, il caressa le menton de la fille qui illustrait la une. Leur ressemblance est terrible. Je n’avais pas pensé que cela me jouerait un tel tour.
« Mais, que fait cette affiche ici ? Curieuse décoration !
— Ha ! J’adore ma fille, comprenez-moi… Elle déteste les photos, alors si je peux en récupérer en passant… Il faut bien prendre du positif dans nos malheurs. Prenez, vous, par exemple. Vous n’avez pas besoin de vous casser le dos pour refaire vos lacets ! C’est le même état d’esprit. »
Le petit homme ne dit rien, souffla son mépris du nez, puis quitta prestement le bureau. Enfin débarrassé, Victor verrouilla la porte, se remplit un pichet d’eau glacée, et s’aspergea le visage.
Jamais, au grand jamais, il n’avait été autant dans la merde.
Il s’assurait toujours d’avoir une issue de secours à portée de main, mais toutes semblaient condamnées. Pire, celles qu’il avait entrevues n’étaient que des mirages. Dos au mur, fixant la fenêtre :
« Trahi par les deux en même temps. C’est dur… »
Emil Cosprow avait été plus que précautionneux. Victor n’avait pas prévu qu’il tentât d’éliminer Neila, après avoir vu sa jumelle dans le journal de thermidor. Volontairement, il le lui avait indiqué, mais pour lui témoigner sa confiance. Non pour provoquer en cet homme un excès de défiance.
Fort heureusement, Neila avait survécu. Non seulement avec le commissaire, elle ne lui aurait servi à rien dans le cas contraire – une fille aussi faiblarde que Shelly, le charme en moins, aurait été pour lui le comble de l’inutilité –, mais surtout après le coup de force de l’ancien sénateur. Envoyer Lyza dans les bas-fonds pour vérifier ce qu’elle était devenue avait été un bon réflexe. Ses chouettes avaient pu suivre Noah et son escortée jusqu’à un trou, mais… plus rien ensuite. Parfaitement introuvables.
Mais elle l’avait surpris, une fois de plus. Cette mocheté était increvable, et c’était pour le mieux. Néanmoins… il n’aurait pas l’occasion d’en faire grand-chose, dans cette situation.
Puisque la tête de Victor n’était pas tombée, Cosprow n’avait sûrement pas vendu son identité. Leur accord était ainsi toujours tacite. L’avantage de cette tentative d’assassinat, c’était qu’elle permettait de comprendre comment l’ancien sénateur aurait agi en cas de refus.
Le problème, c’était que la situation était inversée : plutôt qu’à sa merci, Cosprow le tenait comme marionnette. Forcé de lui obéir, jusqu’à ce qu’il devînt inutile. Je me reconnais un peu trop là-dedans, dit comme ça. Cosprow avait été pensé comme un pion jetable, bon à définitivement se débarrasser de Swaren, pour finalement l’écarter.
La situation aurait pu être aisément corrigée. Victor n’était pas idiot au point de penser que Cosprow n’aurait rien tenté contre lui, mais il n’avait pas imaginé que Swaren (son plan B !) s’en mêlerait, de manière involontaire et malchanceuse. Le sénateur avait croisé la route de Neila. Et ils avaient passé un accord, Lyza comprise. Et, peut-être même, Joshua.
Diantre ! le pire était là : Victor n’avait aucun moyen de savoir si Swaren avait ou non percé à jour l’identité de la poupée. Il était peu probable que ce fût le cas : Lyza ne serait pas en liberté à l’heure qu’il était, mais le doute était tout de même permis. Sans écarter non plus la possibilité de la balance, d’un Joshua dévoilant ce qu’il avait vu. À savoir : Lyza écrivant des lettres pour lui.
Il ne pouvait s’allier ni avec Cosprow pour faucher le sénateur, ni avec celui-ci pour se sortir de son bourbier.
Et voilà que maintenant l’on piste mes chouettes, rumina-t-il en traînant son regard sur la une.
Cette photo était très jolie. Elle l’aurait été encore plus, s’il c’était s’agit de Shelly. Il avait dansé avec Neila ce jour-là, et se souvenait parfaitement de sa robe. « Prise le matin même… Quel beau parleur, ce Maxwell. » Bien sûr que la photo était ancienne, mais elle n’était pas périmée. Par un pur jeu de hasard et de malheur, la chouette qui avait observé Neila avait été prise en photo avec cette dernière, déguisée en Shelly. Sans le savoir, il avait tracé une fausse bonne route aux enquêteurs.
Et pour ne rien arranger, il fallait en déduire que cette photo avait été publiée sous l’ordre probable d’un de ses ennemis. Cosprow ? Peu probable, mais s’il avait voulu me piéger subtilement, il aurait commencé par-là. Ses relations avec Maxwell ne sont en revanche pas au beau fixe. Swaren ? Le plus plausible, mais son marché avec Neila est bien trop récent pour avoir eu lieu avant la publication du journal. Et il avait encore besoin de moi. Lyza ? Je l’ai surveillée tout du long, et elle ne risquerait pas que je dévoile son identité.
Il ne lui restait donc qu’un seul nom.
Le maire n’aurait eu aucune raison d’empêcher cela. Il n’avait pas besoin des chouettes, il avait besoin qu’elles ne le gênassent pas – nuance ! Si elles disparaissaient, c’était tout comme.
Il ne lui aurait donc fallu qu’un petit message, bien sûr discret, à Maxwell pour mettre sa menace à exécution. Hugues n’est pas le plus fin ni le plus dangereux de cette cité, mais il a pour lui sa grande liberté d’action. Qui m’obéirait, moi ? Je ne fais pas le poids face à une telle gêne !
Trouvant la lumière bruyante, Victor rabattit les rideaux, éteignit les lampes, et fit des ronds autour du bureau. Le coin devenu calme, il laissa à son esprit malin la tâche de lui creuser une échappatoire. Il devait s’innocenter, écarter Shelly de tout soupçon, et trouver un allié entre Cosprow et Swaren, sans se retrouver les mains liées pour toujours.
Si, le long de sa réflexion circulaire, il put convenir d’une chose, c’était que la tâche était fondamentalement impossible. Mais que l’échec serait fort amusant. Il ouvrit légèrement un rideau, admirant les reflets orangés des tuiles, projetés par les grands lustres volants de Belleville. Entre leurs branches, des yeux de rapace, invisibles à l’œil nu.
« Je ne suis pas le seul à jouer à un jeu dangereux, néanmoins. N’est-ce pas, Monsieur le Maire ? Je vous ai accordé mon silence, ne m’obligez pas à parler contre vous. »
Béat, il s’approcha de sa machine à écrire. Usée, cachée dans une armoire, il s’était promis de ne jamais l’utiliser. Non seulement pour s’entraîner à l’écriture manuscrite, son énorme défaut, mais tout bonnement pour éviter d’attirer l’attention de l’Araignée. Mais elle pouvait servir à détourner cette dernière – ce qu’il avait fait pour lui subtiliser Joshua, mais plus rare était la tentative, meilleurs étaient ses résultats.
Il dut avouer qu’à l’instant, cette vieille antiquaille dégageait l’air d’une véritable amie.
« Si à l’heure actuelle mes petites chouettes s’attellent à leur tâche, cela devrait être plié dans la soirée de demain. Dans le cas contraire, une petite coupe de ciguë me serait d’un grand secours. »
——
Will savait qu’il détestait les oiseaux, désormais. Dans le top trois de ce qui sortait les gonds et les câbles de son esprit patient, l’on pouvait y ajouter ces volatiles. Se plaçaient-ils au-dessus des gamines bruyantes à lunette et aux cheveux blancs, ou bien en deçà du jazz, il s’était promis d’y réfléchir. Une fois au calme.
Les coups de bec incessants des « adorables » hiboux sur son crâne ajoutaient chacun une petite goutte dans le vase, déjà prêt à exploser. Harassé de les chasser, il se laissait faire à présent, entouré d’une vingtaine de petits observateurs – trop collants. Il en venait de partout !
« Au moins, vous ne parlez pas, c’est déjà ça », soupira-t-il, avant que l’un d’eux ne piaillât en réponse. En canon, tous le suivirent, et un orchestre invivable surgit. « MAIS C’EST PAS VRAI !! BARREZ-VOUS ! »
Même tirer en l’air n’avait pas suffi à les intimider. Ils allèrent jusqu’à bloquer sa vision, voire sa route, l’obligeant à des détours. Il naviguait désormais dans des rues désertes, dont la vétusté n’était pas à remettre en cause. Suivre le point qu’indiquait son détecteur devenait terriblement difficile. D’ailleurs, l’un des oiseaux tenta même de le lui subtiliser. Son sort, bien que funeste, ne freina pas la témérité de certains.
« Vous bouffez quoi, des boulons ? Des câbles ? Les miens sont encore en usage, alors allez titiller d’autres tas de rouille. Tiens, celui à six bras, pourquoi pas ! »
Une des chouettes partit immédiatement.
« Eh bah, en voilà une qui a compris. Nan, vous n’êtes pas décidées à la suivre ? Il a de gros câbles à grignoter. Si vous ne savez pas lire, il ne devrait pas vous en vouloi… »
Inattentif, il sentit le détecteur quitter sa main. Une seconde trop tôt : il réussit à le reprendre, mais, l’instant suivant, plusieurs chouettes s’attelaient à le lui arracher. Elles furent prises d’un soudain accès de frénésie et, au même rythme que leurs piaillements suraigus, entreprirent de décortiquer sa main.
Will comprit sa situation, cette fois trop tard, et sa course, ses mouvements de bras, ou encore ses tentatives de repli furent tous infructueux. Rien n’arrêtait ces scélérates, à l’énergie graduelle, dont son auriculaire avait déjà fait les frais.
Sa main à quatre doigts plongea précipitamment le détecteur sans sa poche, mais elle se déchira en une petite seconde. Ses vêtements furent laminés en quelques instants, désormais aussi troués que lui. Fort heureusement, Suzanne l’avait bien rabiboché : ainsi, il cacha le détecteur derrière l’une des tôles de son corps.
Il n’y a plus à en rire… Ces bestioles cherchent Neila. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai pas besoin d’en savoir plus.
Suivant la position qu’il avait retenue au préalable, il fonça, aussi vite que ses jambes usées le lui permettaient. Celles-ci, bien entendu, furent assaillies et tiraillées de toute part ! Autour, nulle âme pour le sortir de cette situation. Les petits oiseaux avaient attendu leur moment pour agir, l’éliminer, et lui voler l’emplacement de Neila.
Non ! Elles ne veulent pas savoir où elle se trouve, il leur aurait suffi de me suivre. Leur propriétaire, qui qu’il soit, veut la traquer, dans ses moindres mouvements, et sans user de ses pitoyables oiseaux. Il prône la discrétion… mais il va falloir me tuer avant pour ça !
Et, bien qu’assuré, Will sous-estimait ses poursuivantes. Lors d’une ascension, dans une ruelle montante, il sentit un genou claquer. Disloqué. Il chuta, et, d’un instinct qui le surprit, se protégea le visage. Les becs et serres de cuivre tentèrent de lui crever les yeux. Dans le même temps, quatre de ces armes furent utilisées pour perforer son fin blindage, et accéder à l’appareil tant convoité.
Poussant un râle de frénésie, il écrasa de ses mains les chouettes qui l’attaquaient au visage, et, sachant que ses yeux ne seraient saufs qu’une moitié de seconde, il fit de même avec celles qui s’attaquaient à son abdomen. Le mal était déjà fait : le détecteur avait été trouvé.
Foutu pour foutu, Will enfonça brutalement sa main dans son ventre. Le temps d’hésitation qui lui fallut pour entreprendre cette action contre instinctive lui fit froid dans le dos – si tant était que ce fut possible – mais il alla jusqu’au bout. Il tripota ses organes, et, l’appareil en main, le sortit avec rage. Il le brandit, face à ces chouettes indécises pour un instant.
« Dommage pour toi », rugit Will, avant d’éclater l’appareil contre le sol. Câbles, vis, circuits, tout se dispersa. Sous la pléiade d’yeux fauves, médusés et à l’arrêt.
Instant de répit qui ne dura, pour ainsi dire, qu’un instant. Will perdit un œil dans la foulée, sa jambe se décrocha complètement, et son ventre fut arraché, sa tôle préalablement détachée décorant désormais le sol de la scène de crime.
Dix minutes furent nécessaires aux prédateurs pour se calmer. Ils décollèrent à l’unisson, tels une nuée de moustiques rassasiés, ne laissant au sol qu’un amas de morceaux faiblement reliés. Sous ce tas de vêtements troués, la silhouette de cuivre, de fer, de laiton et quelque peu d’acier, remua. Elle remua, tendant ses griffes en direction du haut de la pente. Les planta entre les dalles de la ruelle, où elle se trouvait solitaire. Et tira, à s’en décrocher, littéralement, le bras.
Le cadavre en devenir se cogna le front sur la pierre, et aurait souhaité pouvoir soupirer. Pathétique qu’il devait être, ainsi décortiqué. Il ne lui restait, pensait-il, qu’un œil, une jambe, une cuisse, un bras, une partie de tronc et un ventre troué. Rien qui ne lui aurait permis de mourir, et peut-être était-ce là le pire de cette situation, qu’un terrible instinct avait provoquée.
Au moins… Il ne la trouvera pas de sitôt.
Mais lui, si. Il savait qu’elle était proche. À peut-être deux rues de cela. Il lui aurait suffi de ramper, pour l’avertir. N’aurait-ce pas été dangereux ? D’ainsi amener un rapace vers sa cible ?
Je dois la trouver avant lui. Et la cacher.
Sa batterie était intacte – enfin… autant que d’habitude. Son processeur, également. Il était loin de la mort, et loin de l’échec.
Poussant sur son bras gauche, encore attaché, il se retourna, et fit face à la pluie. Celle-ci, brûlante, tombait peu à peu du ciel, pour dévorer son métal.
——
« Tu devras m’aider à chercher cette clé ! »
C’est la dernière chose qu’il avait entendue d’elle, avant qu’elle ne s’endormît. Plongée dans un sommeil aussi profond que son idiotie, elle avait coupé court à toute discussion. Elle lui avait promis un accord : la combinaison, contre une sortie à Montnimbe. Pire… chez son père. Aka, le lieu où il était persona non grata. Quelle ineptie encore ! mais quel autre choix avait-il ? S’il ne rapportait pas la combinaison, il était fini. Il n’avait pas plus de chance de mourir en s’y rendant. Surtout si elle remplissait sa part du marché une fois sur place.
Ce qui m’ennuie, en revanche, c’est la deuxième étape…
Joshua tourna la tête en direction de l’escalier, y entendant une Lyza hors d’haleine. Reprenant un dernier souffle, elle dandina jusqu’au canapé où il s’était affalé, clope en main, seul.
« Si t’es aussi crevée, tu devrais te reposer. À moins que tu ne fumes, toi aussi.
— Elle parle…
— Ha ! Si tu veux, je connais une méthode efficace pour étouffer les gens dans leur sommeil. »
Sans lui répondre, elle soulagea ses jambes de leur effort en prenant place sur le fauteuil, en face de lui. Son soupir fut aussi disgracieux que sa mine était délicate, dans son beau visage de porcelaine et sa robe de poupée. La lumière tamisée du salon laissait de légers reflets dorés sur sa jupe chocolat, et le blanc de ses parures prenait des teintes de crème. Au versant de la mise dégueulassée de Neila, il s’étonnait de voir cette poupée si bien conservée.
« Eh, le robot. Un whisky.
— Et un verre d’eau », compléta Lyza, après avoir dégluti. L’automate derrière le comptoir, s’assurant du service de nuit, s’exécuta. Son bras s’allongea, télescopique, jusqu’au canapé, où les mains du jeune noble prirent leur convoitise. Peu après, Lyza reçut son verre, et l’avala d’une traite.
Ils ne dirent rien. Joshua sirota, Lyza but une seconde salve. Ils étaient seuls, dans la grande salle, dans le coin fumeurs du casino. Aussi insalubre qu’il fût, l’absence de client à l’accueil n’était pas le plus étonnant. Le pire était de n’entendre aucun ronflement. À croire que cet endroit ne servait qu’à la débauche de quelques-uns en fin de journée, avant d’être entièrement vidé à l’approche de la nuit. Ou plutôt, des heures de nuit. Rien, pas même l’intérieur des bâtiments, n’était éteint à Everlaw. Toutes les machines tournaient à plein régime, souvent remplacées par des automates, parfois par de pauvres hères dans le besoin.
L’on voyait, sur la fenêtre, des gouttes tomber. Elles paraissaient si inoffensives, vues d’ici, et cela rendait l’horreur poétique. Les quelques qui n’avaient pas de quoi se loger épargnaient pour se trouver une chambre, dans une auberge ou un hôtel – celui-ci, en revanche, avait vidé toutes ses chambres la veille. Au versant de leur arrivée, en vingt-quatre heures, ce casino avait été complètement nettoyé. Même les rares qui acceptaient de payer une somme folle pour s’y abriter avaient été extirpés de là par ordre discret du sénateur. Il n’y avait que trois logeurs, depuis hier. À la chambre huit.
On peut dire que le sénateur a vu juste. Courage à celui qui pourrait nous trouver ici.
Braquant ses yeux sur son détecteur, qu’il venait de sortir de sa poche, il se corrigea. Non, avec Neila avec eux, ils ne seraient pas éternellement cachés. Ils devaient se débarrasser de sa lunette. Celle qui la portait, néanmoins, ils ne pouvaient pas s’en passer de sitôt. Il attendait toujours qu’elle lui confiât sa demande.
Avant de plonger dans un presque coma, elle lui avait fait part de sa demande sordide. Puis elle s’était endormie, et pas réveillée depuis. Marmonnant, à intervalles irréguliers, des numéros. Cinq deux trois, zéro un neuf trois, un six huit… Même Joshua s’était mis à connaître par cœur le contact de sa jumelle ! Quelle belle jambe ça m’fait ! Elle m’empêche de dormir, cette somnambule.
Se demandant comment il pourrait subtiliser la lunette de la bigleuse sans qu’elle ne s’effarouchât, Joshua vit Lyza tenter sans subtilité d’attirer son attention. Elle le regardait tel un poisson mort, détournant le regard de multiples fois.
« Bon, t’accouches ?
— Ça devrait être à moi de dire ça. »
Et il n’était pas bien difficile de comprendre pourquoi. Il l’avait vue échanger des lettres avec Owlho, alors qu’il était attaché dans le bureau secret de ce dernier, très mal rangé. Elle s’était faite toute petite, embarrassée (réaction qu’avait cherchée le musicien, à n’en pas douter), ce qui n’avait pas suffi à empêcher Joshua de reconnaître son visage.
« Tu fricotes avec la Chouette, eh bah ? Qu’est-ce que ça peut me faire. J’ai dû suivre un de ses piafs pour capturer Neila. J’imagine que tu n’avais pas le choix et je m’en fiche de savoir pourquoi. À moins que tu me vises – ce dont je doute –, je ne vais pas me fatiguer à aller contre toi. Je veux juste avoir la paix.
— Et retrouver le meurtrier de ton frère. » Elle avait dit ça avant une grosse gorgée, comme si ces paroles lui avaient séché la gorge.
« Oui. Entre autres choses relativement futiles. J’ai déjà ma petite idée, et sur ce qu’il se passera si je tente de m’en mêler.
— Et la proposition de Swaren, alors ?
— Cet homme n’existe que pour trahir. Il fait tout pour nous être indispensable, et nous élimine lorsque l’inverse n’est plus vrai. Je n’ai qu’à obéir, comme d’habitude, et ma vie roulera comme avant. »
Occupé avec son petit verre, il ne dit plus rien, et Lyza fit de même. Le silence aurait pu durer, si elle n’avait pas remarqué le petit globe rond posé sur la tablée. De la taille d’une balle de golf, ouvert en deux et laissant dépasser des fils, il sembla l’intriguer suffisamment pour que Joshua s’en gaussât.
« Je te fais de l’œil ?
— Hein ? Non, je regardais ce petit truc…
— C’est mon œil, justement. »
Elle eut un mouvement de recul. Le jeune noble avait relevé la mèche qui cachait sa pupille gauche, dévoilant un creux derrière sa paupière. Satisfait de son effet, il tira sur sa cigarette, avant de se rincer la bouche avec son alcool.
« Il arrive qu’il s’enraie, en surchauffant. Je le laisse s’aérer de temps en temps. Pas trop dégoûtée ?
— J’ai vu pire, me concernant, grimaça Lyza.
— Peu crédible, tiens. Tu es le genre de petite fille de riche, chouchoutée aux bons soins de Montnimbe. Voire de Hautverger ! Pour porter une tenue pareille, il ne peut y avoir qu’une servante du palais. »
L’observant attentivement, il la vit reprendre une gorgée, le regard fuyant. Bien que platoniquement ennuyant, son visage laissait entrevoir de lisibles réactions.
« C’est l’idée, reprit-elle.
— Élève au conservatoire, servante de riche, complice de la Chouette… Et une connaissance d’Abel, as-tu dit ?
— J’ai dit ça au hasard. Je voulais que Swaren me lâche.
— Pourquoi Abel ? N’importe quel autre mensonge aurait suffi. » Il s’avança, attrapa son œil et, après l’avoir solidement refermé, le plaça dans son orbite. Il se brancha à son système nerveux, ce que lui signifia une intense vague de douleur, heureusement courte, dans son crâne. La grimace passée, il finit son verre et, après avoir attaché sa mèche avec une élégante barrette, fixa la musicienne en face de lui. « Pourquoi Abel ? D’où le connais-tu ?
— Je te l’ai dit, c’était du bluff… » Lyza sursauta. Une légère brûlure avait marqué son cou, sur lequel ses doigts vinrent vivement se placer. Lui dressant un regard godiche, elle constata son œil allumé.
« Pas de mensonge. Tu connais mon frère. Et ta proximité avec la Chouette me laisse entendre que tu pourrais savoir des choses.
— Je ne sais rien sur sa mort, le devança-t-elle. Je l’ai très peu connu, et je n’en sais pas plus que toi. »
Une nouvelle marque, sur sa main. Un fin et expéditif jet de lumière avait jailli de l’œil de Joshua, tel un laser, semblable à un avertissement supplémentaire.
« Réponds-moi.
— Je dis la vérité ! Je ne sais rien.
— Au prochain mensonge, tu perds un œil. Que choisis-tu ? »
Qu’elle mentait ou non ne lui importait que peu. Cette fille lui était inutile, de toute façon. Autant qu’il s’en débarrassât maintenant, après avoir insisté pour obtenir d’éventuelles réponses. Il s’expliquerait avec Neila plus tard – après tout, la poupée n’était pas indispensable. Avec le cube, la bigleuse pouvait remplir le rôle qu’attendait Swaren de sa sœur, à savoir de libérer le sonneur ce soir. Par la suite… elle servirait de monnaie d’échange avec son père. Le sénateur ne devrait pas avoir à y redire, s’il obtient ce qu’il veut, à savoir un toutou obéissant et la chute d’Owlho.
« Tic-tac, tic-tac, insista Joshua devant l’absence de réponse.
— Ça risque de prendre un moment, si je dois tout t’expliquer.
— On a du temps devant nous, et on est seuls. Alors accouche. »
La réponse fut la plus inattendue de toutes.
Il écouta, avec attention, ses explications. Il ne sut si elles étaient farfelues, fantaisistes ou insultantes, voire tout cela à la fois. Son regard éberlué dut traduire ses lacunes, car elle se sentit obligée d’insister sur la véracité de tout cela. Quand il en eut assez, il brûla son front, en un instant. Peut-être un peu trop fort, car la jeune fille s’était jetée à terre, se tenant le crâne. Il fut étonnant que sa voix ne portât pas si loin, pour une chanteuse et musicienne, tandis qu’elle grognait à terre.
Sa petite main attrapa le verre, dont il restait un fond d’eau glacée, et elle l’appliqua sur sa blessure. De rage, Joshua frappa l’objet du pied, et l’envoya valser en éclat contre le mur, alors qu’il attrapait le cou de la poupée. Il l’appuya contre le sol, avec férocité, ses doigts serrant son cou.
Il ignora ses suppliques, ses râles de géhenne, ses yeux exorbités ou ses gigotements paniqués. Il ne voyait que le visage d’Abel, encore et encore, en boucle dans son esprit. Car en face de lui, sous ses doigts, se tenait la cause de sa mort.
Quand il fut interrompu, par le fracas de la porte d’entrée.