Chapitre 17 - Pluviôse (I)

Par Daichi

Coiffé de son parapluie cuivré, sous un déluge toxique et fumant, Noah vagabondait dans les ruelles désertées de Pontmarchais. Ignorant les gouttes d’acide qui frappaient la pierre des pavés, le métal des parois ou les flaques déjà formées dans les quelques creux du chemin, ainsi que le silence éternel de cet environnement vénusien, uniquement tranché par l’émission sifflante de vapeurs de cuivre ou l’écho menaçant de l’averse – ou bien encore, les râles et sanglots étouffés des malheureux planqués çà et là, dans un tuyau, dans la fente d’un mur, sous une pile de déchets et de plaques de métal, fuyant le contact de la peau avec cette eau de feu – le jeune homme progressait à pas lents jusqu’à celle qui l’attendait dans un possible recoin.

Il traînait, redoutant la remontrance et le regard de l’ingénieure qu’il tenait pour sœur et seule amie. Depuis la trahison de la nouvelle qu’il s’était faite, il n’avait osé l’affronter en face, et depuis que le crime avait été commis, il ne faisait que marmonner entre ses lèvres de vaines excuses. Qu’il n’avait pas eu le choix, qu’elle aurait pu les trahir, que leur vie valait plus que la sienne… Hypocrisie que tout cela : il avait agi par peur. C’est uniquement elle qui l’avait mené à cet acte irrémédiable, qu’il pensait pourtant toujours nécessaire.

Cette demi-heure sous la rafale acide, il n’eut de cesse d’espérer que Suzanne ne se trouvât pas au prochain tournant, prête à lui adresser un regard aussi menaçant que la pluie elle-même. Il eut donc le loisir de profiter de celle-ci, drue et foudroyante, qui tombait depuis les nuages sombres de Montnimbe, et leurs enfants grisâtres qui partageaient les airs de Pontmarchais à Solstille. Les superbes vapeurs dorées, illuminée des lampadaires de la ville, avaient cédé leur place aux brumes sulfureuses de la mousson. Pluviôse avait commencé : le ciel se vidait de ses maux, qui coulaient le long des rues jusqu’aux plus bas renfoncements d’Everlaw. Jeté ici-bas, l’acide rongeait tout ce qui passait, mais le métal résistait. Quelque peu. Les rares éléments corrodés se trouvaient être les plaques de cuivre fraiches, encore toutes jeunes de cette expérience et qui, pour la première fois, lâchaient dans l’air ces vapeurs rousses et toxiques.

Noah prit une longue inspiration, dans le masque qu’il avait apporté pour Suzanne. Lui-même s’était équipé de sa combinaison, qu’il avait ramenée des bas-fonds, mais ouverte sur le dessus, trop lourde et étouffante pour être portée aussi tôt dans le temps indéfini qu’il allait passer dans cet enfer. Dans sa main droite, le manche du parapluie, sous lequel il tentait de se faire petit. Chaque flot fumant qui coulait à ses côtés était un rappel de la folie qu’il entreprenait. Une folie, oui, mais moindre que celle de son amie qu’il tentait de rejoindre à reculons. Suzanne, apprenant le sort qui avait été réservé à Neila, s’était précipitamment enfuie du laboratoire, détecteur en main, dans l’espoir de retrouver à la fois celle-ci et son « petit » Will. Mais le temps lui joua un tour, la coinçant dans un recoin de la ville à l’abri de l’averse, forcée d’utiliser le téléphone qu’elle tenait à sa ceinture pour appeler à l’aide.

Le Doc ne s’était bien évidemment pas porté volontaire. Il avait bien d’autres choses à faire, qu’il disait. Noah le suspectait de l’obliger à sortir à sa place, pour s’expliquer lui-même. Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de ce plan, mais bon… (Il soupira.) Faut dire qu’il est plus utile au labo qu’autre part. Ce n’était pourtant pas pour l’enchanter à l’idée d’affronter le courroux de Suzanne et du ciel en même temps. S’il avait eu à choisir entre cela et trahir Neila une deuxième fois, il aurait sincèrement douté de sa réponse. Le mal étant ceci dit fait, il n’avait d’autres choix que d’avancer, repérant le lieu que l’ingénieure avait décrit à l’autre bout du fil.

Croyant entendre Suzanne à sa gauche, il y déporta son regard, puis se navra de ne découvrir qu’un damné de plus. Celui-ci était même dans une bien pire condition que les autres. Rampant contre les pavés, auréolé de vapeurs brunâtres, ce pauvre hère marmonnait de pitoyables suppliques à quiconque aurait eu la folie de marcher ici. Il fut probable qu’il ne vit pas passer Noah, ni ne l’entendit, une très large portion de sa peau ayant fondu sous l’acide. En particulier son visage, qui frottait le sol trempé à de larges reprises. Ses paupières étaient ainsi closes, collées à ses propres joues, et ses oreilles dissimulées sous une peau blanche et visqueuse.

« … dez… moi… Aid… oi… »

Sa gorge, dissoute par les vapeurs infernales, n’éventait plus rien. Ses dents étaient tombées, et ses lèvres se collaient inexorablement, le laissant ainsi se faire lentement digérer, dans un mutisme complet.

Un imbécile. Cet idiot s’était sûrement et de lui-même jeté sous la pluie, désireux d’en finir avec sa misérable existence. Et, en plein dans le fait accompli, s’était pris à regretter son choix, rampant pour la vie, ou pour fuir le supplice. Sans un regard de plus à lui adresser, Noah reprit sa longue marche, et une nouvelle inspiration dans le masque portatif. La pente descendait, et, face aux cruelles lois de la physique, le garçon s’enfonçait davantage dans le lourd océan roux-brun issu des façades de la sainte, et glorieuse, cité impériale.

La voir ainsi le mettait presque de bonne humeur. Un état d’esprit mêlé à une profonde amertume, de celui qui obtenait satisfaction de la pire des manières. Il aimait voir cette ville faisandée sombrer d’année en année, par des pluies toujours plus longues, des écroulements incessants, des sabotages réguliers – sans parler des cloches, désormais piratées. À en croire la poupée, qui depuis ne lui avait écrit qu’une fois, ce dernier cas était de son fait. Le Noah d’il y avait deux ans n’aurait point cautionné telle situation, lui qui rêvait d’une cité libre, où tous seraient égaux. Sa bien-aimée lui murmurait souvent les idéaux d’un radieux avenir, d’une politique reprise des mains corrompues de quelques-uns. Mais même elle, elles la lui avaient prise.

 

« Cher étranger,

Depuis le centre, je t’envoie cette dernière lettre. J’ai obtenu le cadeau, et vais l’envoyer à l’enfant. Il sera libéré de ses maux et cessera de hurler. Quand le temps viendra, tu retrouveras ta chère et tendre. Le volatile me tient pour cible, tout comme les bras. Nos échanges prennent ainsi fin, et la coda s’impose.

Salutations,

La poupée »

 

Que faisait la poupée, alors ? Et que trafiquait-elle, désormais, armée de son sonneur de cloches et de sa lanterne vierge ? Elle n’aurait eu aucun intérêt à se débarrasser d’une Neila sans lui dérober sa combinaison, pourtant elle l’avait laissée s’échapper après lui avoir subtilisé le cube. Peut-être, effectivement, la poupée avait-elle un plan. Il imagina un instant Neila se faire sauver la mise par sa correspondante, ayant trouvé un outil plus précieux qu’un voleur désobéissant.

Quelque chose le piqua, le ramenant hors de ses songes. Sentant des gouttelettes épouser la peau de sa main libre, il la plongea dans la poche de sa combinaison. Il tripota du doigt le détecteur, qu’il avait amené par précaution, ainsi que le revolver miniature à ses côtés. Ne savait-on jamais, traquer l’un ou l’autre de ces traîtres pourrait se révéler utile, si Suzanne était toujours dans l’optique de les rejoindre.

Celle-ci était à sa droite, à l’embouchure de la rue industrielle. Planquée sous un balcon, d’où coulait un rideau d’acide, son regard était malgré tout bien perceptible. Froid et courroucé, si bien que le jeune homme fut tenté de rebrousser chemin. Mais il lui tendit le parapluie, pour l’amener à sortir de sa maigre cachette.

Sans attendre, il reçut un coup dans le plexus.

« J’avais pas demandé à ce que ce soit toi qui débarques, hein !

— De rien », grommela Noah en gardant parfaitement droit le parapluie, Suzanne ne s’étant nullement préoccupée de s’abriter. Elle lui arracha ensuite des mains, pour partir droit devant, laissant Noah se débrouiller en vitesse pour enfiler le reste de sa combinaison, avant de foncer jusqu’à elle.

« Où est-ce que tu vas ? On rentre.

— Toi, rentre ! le fustigea-t-elle, sortant son détecteur. Je t’ai assez vu. Croire que tu aies pu faire une chose pareille…

— Si c’était à refaire… »

Il n’eut pas l’audace de continuer, figé par les iris brûlant de reproches de l’ingénieure. Néanmoins, c’était sorti tout seul. Plutôt que des excuses, son cœur préféra la sincérité. Sincérité qui l’étonna lui-même.

« Je ne dis pas qu’elle est exempte de méfiance, se corrigea néanmoins Suzanne. Mais elle t’a sauvé la vie, dans le Dawnbreaker. Et je préfère en avoir le cœur net, avant de l’accuser de quoi que ce soit.

— Et si elle nous trompe vraiment, depuis le départ ? »

Aucune réponse. Suzanne continuait de marcher, à pas pressés, guettant les « bip » de l’appareil. À en juger par l’accélération de ceux-ci, et par leur descente toujours plus inexorable à Mercy, le trajet n’en serait pas bien long. Rien qui n’était pour rassurer le jeune homme.

« C’est vers Will que tu te diriges ?

— Les deux. Ils sont à peu de choses près au même endroit. »

Rien pour me rassurer. Affronter Will et Neila en même temps, il risquait sa peau. Mais, qui sut si la poupée ne se trouvait pas dans le tas ? Il aurait l’occasion de pouvoir s’expliquer avec elle, aussi. Quitte à se faire manipuler puis jeter comme une chaussette, il méritait que cela fût en face. Je me mets à penser comme l’Doc, ça craint un peu.

« Will ! », hurla Suzanne en fonçant en avant, masque contre son visage. Ramené à la réalité, Noah essuya le verre de son casque et la rattrapa, en direction de la silhouette de métal qui s’appuyait contre un mur. Le sinistré – l’est-il ? – boitait avec difficulté, rongé par l’acide, décortiqué, et troué par endroits. À la vue des deux sauveurs, il lâcha prise, épousant de ses genoux le sol trempé. Une de ses jambes tenait avec difficulté, rabibochée par du fil de fer.

« Will ! Il faut s’abriter, ton blindage n’est pas conçu pour ça… Je t’avais dit de ne pas sortir, hein !

— Dehors ou dedans, mes oreilles n’auront jamais la paix.

— Ouf, il a l’air lucide ! Noah, aide-moi à le porter. Non, porte-le seul.

— Seul ?! Et pourquoi ça ?

— Il est trempé, et tu as une combinaison. »

Il n’en fallut pas plus pour qu’il abdiquât et se penchât, mais le sinistré écarta vivement sa main tendue, avant de se redresser, chancelant. Suzanne l’admonesta vivement, mais il fit la sourde oreille et reprit sa marche.

« Will ! Eh, Will ! Will, écoute-moi !

— La ferme…

— Will !

— Oui, c’est mon nom ! Quoi à la fin ?

— Si l’acide atteint ton processeur, tu es fini ! Je t’en prie, écoute-moi et va à l’abri.

— J’ai autant de chances de crever avec vous que seul, pour ce que j’en sais. Je suis le gentil copain robot de la traîtresse que vous avez jetée aux ordures, je ne devrais pas recevoir votre sympathie bien longtemps. Laissez-moi. »

Il avait accompagné ces derniers mots avec un râle d’épuisement, manquant de basculer. Mais, et sans l’aide d’une Suzanne inquiète, il tint bon, accroché à une tôle tordue.

« Si t’étais avec la Chouette, osa intervenir Noah, tu serais pas dans cet état, abandonné, au beau milieu de l’averse.

— Il a raison ! Viens avec nous. S’il te plaît.

— Hors de question. » Will prit ce qui sembla être une inspiration, et fit un pas de plus, un dernier, qui le fit glisser pour de bon. S’étalant sur le sol dans un splendide fracas, il étouffa le gémissement d’effroi de Suzanne, prête à bondir pour le relever. Noah l’en dissuada vivement.

« Non, laisse. S’il veut crever tout seul, c’est son choix.

— Alors toi…

— Suzanne ! » Il lui serra l’épaule. « C’est pas un gamin. Tu ne réussiras pas à le faire changer d’avis. Il ne nous fait pas confiance, tant pis pour lui.

— Il ne TE fait pas confiance, nuança Suzanne. Je l’ai réparé, pièce par pièce, boulon par boulon. C’est comme un fils pour moi. »

Ce qui étonna le plus Noah, ce ne fut pas le caractère buté de Suzanne, mais le rire du robot. Se relevant avec peine, il s’esclaffait à plein régime, d’une voix teintée de mépris.

« J’aurais dû rester dans ce trou. Me voilà avec deux gamines à mes basques, dont une qui se prend pour ma môman. J’ai du mal à concevoir comment on peut être aussi malchanceux, et ne pas réussir à en finir. »

Trempé de fatigue, Will s’effondra contre le mur, cessant sa progression. Suzanne se retint de l’ausculter à mains nues, aussi se contenta-t-elle de ses yeux. Et l’expression sur son visage traduisit la gravité de l’état du robot.

« Quelle horreur, qui t’a fait ça…

— Des piafs. »

La réponse, aussi inattendue que révélatrice, imposa un bruyant silence. La pluie sembla même monter en intensité, frappant les murs tels des grêlons. Suzanne sursauta de douleur et pencha le parapluie, se protégeant elle autant que Will.

« Tu vois ! grogna Suzanne à l’attention de Noah. Il n’a rien à voir avec le Maître des Chouettes !

— Pour lui, passe encore, mais rien n’est dit pour Neila.

— Quelle tête de pioche, hein.

— Vous avez un détecteur ? », soupira l’androïde, coupant court à leur querelle et éblouissant le visage de l’ingénieure. Comme il avait décidé de les accompagner, elle brandit joyeusement l’appareil, qui, sans prévenir, disparut. Une petite forme ailée passa telle une ombre, subtilisant l’outil.

« Oh… Non ! s’alarma-t-elle. Je… Je suis désolée !

— N’en parlons pas, l’interrompit Will. Il faut se dépêcher. Elles en voulaient après mon détecteur, j’aurais dû le préciser.

— Les chouettes cherchent Neila, en déduisit Suzanne. Je ne sais pas si ça l’innocente ou la discrédite, pour tout avouer. »

Will, sans l’écouter, partit devant, d’une énergie retrouvée. Il tournait la tête au moindre recoin, comme pour se rappeler où ils devaient partir. Noah, quant à lui, plongeait dans le doute. Les suivre lui apporterait peu, si ce n’était rencontrer une poupée qui pourrait tout aussi bien le trahir. Il palpa de ses doigts gantés l’appareil présent dans sa poche, ruminant plusieurs minutes, puis les stoppa.

« J’ai amené un détecteur, dit-il, à voix basse pour ne pas alerter les oiseaux. Si on veut y arriver avant Owlho, il faut se dépêcher.

— Owlho ? C’est le nom de la Chouette ?

— Ne te sens surtout pas obligé de nous suivre, mon ami, jeta Will. Rentre chez toi et donne-le-nous.

— Non. Je ne laisse pas Suzanne seule, ni avec toi, ni avec Neila, ni avec ceux qui pourraient l’accompagner. »

Suzanne grimaça, mais Will l’intima de passer devant, sans insister davantage.

——

« … un six huit… cinq deux trois… »

Marmonnant devant le téléphone de la chambre, Neila se retenait de composer le numéro de Shelly. Elle le lui avait bien dit, dans sa lettre : « ne me contacte pas ». Ce réseau était surveillé de partout, et la moindre tentative de contact pouvait faire échouer tout leur plan. Ainsi, elle lui obéit, mais… c’était d’un frustrant !

Laissant son esprit se réveiller, elle essaya sa nouvelle lunette, fort imparfaite. Aucun réglage possible, malgré le mécanisme qui ouvrait et fermait un diaphragme. Il m’a prise pour un appareil photo, ce vendeur ?

D’un soupir, elle envoya balader ses émois, se contentant de son bonheur. Le timing avait été serré, mais respecté. Elle-même s’étonna de la rapidité et de l’efficacité dont elle avait fait preuve. Sitôt qu’elle avait feint de s’endormir, la veille, elle s’était éclipsée par la fenêtre. La foule à l’extérieur était agitée, et personne ne la remarqua ainsi curieusement agir. Pas même dans la boutique de lunettes, où foule de gens s’étaient amassés, comme pressés par le temps, l’on se demanda ce qu’elle faisait ici, drapée d’une si misérable tenue. L’unique modèle de lunette simple n’était pas à son goût, mais qu’importait.

Vite rentrée, elle s’était écroulée de fatigue, nouvelle lunette planquée dans sa botte. L’ancienne ? Planquée cette nuit, au cas où… Il ne fallait pas risquer que Noah, Swaren ou Victor ne pût obtenir d’une quelconque manière de quoi la suivre. Sans oublier Joshua, qui était indigne de confiance.

Après cette journée de sommeil, elle trotta dans le couloir, alertée par le vacarme d’en bas. Une larme à l’œil, celle-ci tirée de son antre par un profond bâillement, elle fit entendre dans la pièce principale le claquement de ses éperons. Suivi de celui de son revolver, tout de suite armé et tendu devant elle.

Son œil se débarrassa de son nappage humide pour plonger à travers sa nouvelle lunette, et observer le robot démembré à terre. Le canon, lui, était dardé sur le jeune homme, bandana et fouet comme signes distinctifs. À ses pieds, la camisole dans laquelle elle l’avait vu avec la dernière fois.

« Je ne suis pas armé », annonça Noah sans commination. Levant les mains, l’une d’elles tenant un petit appareil à antenne. Will gisait contre un mur, comme à l’agonie, aux côtés de Suzanne.

Cette simple vision permettait à Neila de douter avec sincérité de ses paroles. À mains nues, un tel exploit aurait relevé du miracle, ou de la sorcellerie. Son revolver resta braqué à son encontre, prêt à tirer.

« Si tu me tires dessus, tu auras assassiné un innocent devant témoins. Réfléchis-y.

— Ça ne serait pas la première fois, au point où j’en suis… »

Elle ne remarqua que trop tard le robot qui l’observait, depuis le comptoir. Il était inutile d’ajouter à cet aveu un acte réprimandable, ainsi, elle baissa sensiblement le canon, sans pour autant le désarmer. Noah fit de même pour ses mains, très lentement, mais les maintint au-dessus de ses hanches et de son fouet. Qui n’était certes que peu utile à cette distance, mais il était dispensable de rajouter du trouble à la situation. Et trouble qu’elle était ! Cette nouvelle lunette, non réglable, commençait à montrer ses limites, devant les facéties de sa rétine.

À sa gauche, observaient Joshua et Lyza. Celle-ci se tenait le cou, respirant avec difficulté, appuyée près du comptoir. Elle se tenait à distance raisonnable de Joshua, posté plus près de Neila et aux aguets. Il partageait sa méfiance, bien qu’il affichât un air rassuré en la voyant baisser son arme. La situation fixée et quelque peu tranquillisée, elle osa demander :

« Qu’est-ce que vous faites là ?

— On voulait mettre au clair les choses. Suzanne, surtout. Mais je vais la laisser s’occuper du tas de rouille et parler à sa place, elle me corrigera au besoin.

— Les choses au clair ! se braqua Neila. Pour celui qui m’a attachée au milieu de nulle part, tu réfléchis bien tard. C’est plutôt limpide, au contraire : tu me soupçonnes d’espionner pour Victor.

— Touché. Et toi, le nobliau, je te soupçonne d’être de mèche. »

Le regard de Noah traîna ensuite sur Lyza, qui se faisait minuscule dans le coin de la scène. Plus le temps passait, plus Neila parvenait à voir les changements qu’opérait son faciès, d’ordinaire si intangible.

« Un instant ! », intervint brusquement Suzanne, se levant avec dépêche. Son marteau de poche en main, elle s’approcha du robot au comptoir, et, sans annonce, fracassa le crâne du pauvre concerné. Sans prêter attention aux réactions unanimes des autres acteurs de la pièce, elle traîna la carcasse jusqu’à Will, pour ensuite poursuivre son nettoyage, à coup de chiffons vite dégradés.

« Je vais te refaire une beauté, mon p’tit Will ! Sois patient.

— C’était nécessaire, ça ? dirent Will et Noah de concert.

— Reprenons, intervint Joshua, s’engageant dans la discussion. Je ne vois pas de quoi je suis soupçonné, au contraire. Il me semble bien que, ici, soit présente une personne plutôt bien renseignée sur la Chouette, et qui nous berne tous. »

Il sortit son arme de son étui, soulevant de vives réactions du public. Noah attrapa son fouet, Lyza recula de plus belle, et Neila changea de cible. Voyant qu’il s’attirait son ire et celle du jeune voleur, sa main se figea, et son sourire, de se tordre.

Cinq deux trois… un six huit…

Neila ne voulait pas lui laisser le temps de parler. Elle n’avait, en vérité, aucune idée de ce qu’il voulait dire. Mais, menacée la veille par le même revolver qu’il avait l’intention d’utiliser, elle ne mettait pas de côté l’idée qu’il la soupçonnait toujours d’être avec Victor. Le danger pouvait émaner de devant comme de sa gauche.

Et elle pouvait l’écarter, tant que personne ne se rendait compte que son arme était déchargée.

« Si tu dis un mot, bluffa Neila, je tire. Si tu armes le chien, je tire. Si tu bouges, je tire. Pose ton arme sur le comptoir, doucement. Puis, envoie-le à Lyza. »

Obéissant, Joshua jura, désarmé. La jeune musicienne ne perdit pas un instant pour le menacer. Mais la situation était plus que tendue. N’y gagnant rien, Neila prit l’initiative de se désarmer elle-même, levant le chien et laissant ballants ses deux bras.

« Bien ! On cause donc ?

— Ça ne risque pas d’être long, reprit Noah. Tu viens de te cramer toute seule.

— Qui tu aurais cru ? Lui, ou moi, avec des preuves ?

— Des preuves ! pouffa Noah. Parce que tu en as ? D’irréfutables, qui pourraient m’assurer que les miennes sont erronées ? »

Neila se tourna vers la fenêtre, et soupira. Dehors, il pleuvait à verse. Le temps pressait, il n’était pas question de laisser passer l’opportunité qui lui avait été donnée. Après avoir pensé plusieurs réponses, triturant dans la poche avant de sa chemise la balle qu’elle avait conservée jusque-là :

« Ma sœur m’a écrit une lettre. C’est elle que je suis venu chercher, ici. Victor l’a adoptée, et je ne l’ai pas revue depuis.

— Poignant !

— Si tu ne me crois pas, lis ça. » Elle sortit la lettre de sa chemise, impeccablement pliée, la posa au sol, et la fit glisser sur le sol ciré. Noah la stoppa du bout du pied, se baissa avec mesure, l’attrapa, mais sans la lire. Il craignait que Neila ne tirât, ainsi, elle sortit son barillet, comme preuve. « Aucune balle. Sois tranquille. »

Joshua étant menacé par la musicienne, il ne put reprendre l’avantage, bien qu’humilié. Noah s’en amusa, puis parcourut la lettre, avant d’afficher un air ahuri. Je sais bien que c’est une bonne preuve, mais je ne pensais pas le convaincre à ce point.

« La poupée, murmura-t-il.

— Alors ? Tu vas me lâcher, du coup ?

— Je… je ne comprends pas.

— Tu n’as pas à comprendre ce qui y est écrit. Rends-la-moi ! »

Mais Noah ne semblait pas l’écouter. Il lisait la lettre avec l’attention d’un fanatique, et ne ramena son regard vers Neila qu’après qu’elle l’eût invectivé à trois reprises. « Rends-moi ma lettre !

— Où est-ce que tu l’as trouvée ? Comment tu l’as reçue ?

— Par une chouette. Rien d’étonnant, elle y a accès. Elle en a sûrement piraté une, pour me contacter.

— Quel joli hasard, la railla Joshua.

— Ne parle pas », l’avertit Lyza, arme tendue. Ses menus bras tremblaient sous le poids du pistolet et de sa responsabilité. Joshua sembla bien s’en moquer et continua.

« Et qui nous dit que ce n’est pas la Chouette directement qui t’a écrit ?

— Je connais son écriture, et elle n’a rien à voir. Au prochain mot, Lyza, tire.

— Ça ne peut pas être Owlho », put en convenir Noah, pliant la lettre. Il s’approcha sans ménagement de Neila et lui rendit la lettre. Après un sursaut, elle l’attrapa, mais ne put la récupérer. Le jeune homme la maintenait entre ses doigts, serrés. « Je peux t’accorder une once de confiance, pour le moment. Par égard envers Suzanne, qui t’estime, et de Will, qui s’est battu pour te rejoindre. Mais jamais plus nous n’aurons le moindre rapport ensemble. »

L’œil de la jumelle s’égara vers le sinistré, jambe et bras retrouvés. Suzanne s’acharnait, vite et avec passion, sur ses réparations éclairs. Avec le peu d’outils qu’elle tenait à sa ceinture, elle parvenait à des miracles, mais il était certain que cela ne serait que temporaire. Il lui faudra retrouver un nouveau réparateur, désormais. Neila s’en voulait quelque peu, d’autant ressembler à ce sac de problèmes nommé Shelly. Malgré un œil en moins et sa dégaine.

« Bien », accepta-t-elle. Elle rangea sa lettre dans sa poche, sans attendre, puis se tourna vers la fenêtre. Aucun son de cloche, il n’était pas encore l’heure. Rien ne pressait, mais, au fond d’elle, elle était persuadée que quelque chose contrarierait ses plans. Peut-être devait-elle provoquer les évènements tant attendus, désormais ?

« Pour résumer, reprit Noah en ayant rejoint Suzanne, c’est ta sœur que l’on a vue, dans le journal de ce matin ?

— Ah, ça… »

La situation détendue, Will se leva, essayant ses nouveaux membres. Au corps disparate, le robot marcha tout doucement jusqu’à Neila, pour s’assurer que rien ne clochait, que ce fût pour ses jambes ou la jeune fille à lunette. Celle-ci était reconnaissante qu’il eût bravé tant de dangers, encore étrangers à sa compréhension, pour la retrouver. Elle lui aurait bien sauté dans les bras, en d’autres circonstances.

Cinq deux trois, zéro un neuf trois, un six huit.

« Non. C’était moi. »

Bruit de balle dans un chargeur.

Barillet qui tourne.

Chien armé.

Un tir, qui fait mouche.

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