Philidor se morfondait. Philidor se languissait. Philidor se sentait dépérir.
Il était interdit de sortie — ordre de son père — et tournait en rond dans sa chambre depuis ce qui lui semblait être des semaines, et non des jours. Dans la pièce, éparpillés sur le sol, des feuillets à moitié crayonnés lui jetaient des regards de reproche. Il se sentait incapable de terminer le moindre portrait.
Au lieu de cela, il naviguait. Sa vieille addiction le reprenait, et un artefact de rechange vissé à l’œil, il se baladait par procuration.
Il y avait plusieurs années de cela, lorsqu’on lui avait offert son premier artefact, il avait progressivement glissé. Grisé par ses nouvelles possibilités, il flottait, nuit et jour, au moindre instant de disponible, par les yeux des sentinelles, par les yeux des ministres, par les yeux de tout voyant ayant laissé en libre accès leur artefact. Rapidement, rien dans sa vie réelle n’eut plus de saveur, aucune des douceurs de son existence passée ne lui apportèrent autant de satisfaction que celle, irréelle, de se retrouver transporté.
À cette époque, reclus dans sa chambre, coupé du monde, c’est Onésime qui l’avait tiré de ses rêveries en lui arrachant presque de force son artefact. Il l’avait supplié, mais elle n’avait rien voulu savoir. Il s’était ressaisi avec difficulté, trébuchant sur chaque obstacle — recommencer à se nourrir à heures fixes, se laver, engager la conversation — mais petit à petit était parvenu à prendre du recul et à réaliser son erreur. Il ne portait plus que rarement un artefact désormais, et en venait parfois à regretter qu’Onésime n’ait pas plus de réticence à arborer autant le sien.
Mais l’inactivité s’avérait le plus insidieux des poisons, et la vague de défaitisme ayant déferlé sur lui l’avait à nouveau entraîné au fond. Il ne cherchait même pas à se cacher, et ne relevait pas la tête lorsque des visiteurs passaient la porte de sa chambre. Des plateaux entraient, embaumant ses appartements de saveurs délectables, et repartaient froids, la sauce gélifiée autour des pièces de viande, quelques heures plus tard.
Sauf que cette fois, le visiteur ne repartit pas. Il se planta devant lui, agita brièvement la main, et en l’absence de réponse, lui arracha sans ménagement son artefact.
Sortir de la vision d’un autre alors qu’on ne s’y attend pas représente un choc brutal. Philidor papillonna quelques secondes avant de focaliser son attention sur l’intrus.
Onésime.
En quelques pas vif, elle traversa la pièce, pour s’installer bras croisés sur un rebord de fenêtre illuminé de soleil.
– Rends-le-moi !
Sa voix rauque sortit en filet, et lorsqu’il tenta de retrouver une stature debout, tout tourna, et il dut se reprendre à une main sur le rebord du lit. Le regard d’Onésime en disait long, et il se sentit honteux pour s’être laissé entraîner.
Tout avait raté. Sa petite excursion n’avait mené nulle part. Il n’avait aucune nouvelle de Hugo, ou de quiconque ayant pu utiliser son artefact.
Il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à sa sœur. C’était injuste, bien sûr, mais il avait cru qu’elle comprendrait, et qu’elle le couvrirait. Qu’elle userait de son influence afin qu’il puisse, au moins quelques jours encore, agir à sa guise.
Son ressentiment, ses sentiments brouillés par de trop longues heures vécues par procuration, altéraient son jugement. Il parvint à se lever et, mal assuré, se dressa devant Onésime. Pointant un doigt accusateur vers elle, il lâcha :
– C’est Abriel qui t’envoie, c’est ça ?
Il crut voir fugitivement la surprise agrandir son œil nu, mais il l’occulta. Il poursuivit, gagnant en aplomb :
– Tu vérifies quoi, que je ne communique pas ? Que je reste bien là à me morfondre, tout seul dans ma chambre ? Que oui, Philidor, ce bon à rien de Philidor, ne fait pas de remous, enfermé à double tour ?
– Qu’est-ce qu’il te prend ? Arrête !
Mais il ne l’écoutait pas. Sa colère rentrée n’explosait que maintenant, contre celle qu’il ne voyait plus que comme une quelconque subalterne aux ordres d’Abriel. Leur père. Leur Régent. Elle se recula contre le cadre de la fenêtre, le visage légèrement tourné, les mains crispées sur l’artefact.
Son artefact. La seule chose le reliant encore au monde extérieur. La seule chose lui permettant d’y croire pour l'instant. Et la seule chose qui, lorsque l’espoir ne serait plus permis, lui offrirait l'oubli de tout, jusqu’à lui-même.
En quelques pas, il fondit sur elle, décrispant ses doigts de force pour récupérer son bien. Elle se laissa immédiatement faire, n’osant ni geste ni parole pour l’arrêter. Il ne la regardait pas, mais ne put s’empêcher d’entendre :
– Philidor…
Il lui tourna le dos, coupant court à toute nouvelle tentative de le subvertir, et sans se retourner, se jeta sur son lit, les mains en coupe autour du fragile objet. Tandis qu’il reprenait une position fœtale, il perçut ses pas légers ressortir de la pièce, puis la porte se fermer.
Philidor ne remit pas son artefact. Les bras serrés sur son torse, il réprimait à l’intérieur de lui des sanglots menaçant de le déborder. La rage avec laquelle il avait soustrait son monocle à sa prise l’avait ramené à la conscience. Lui qui s’était promis de ne jamais s’enfoncer à nouveau dans les méandres des artefacts y sombrait à la première contrariété. Et pourtant, en cet instant, il ne se sentait pas la force d’échapper à leur attraction. C’était si facile, si tentant… glisser sur son œil ce petit bout de métal presque magique, et devenir un autre, avec sa vie, ses possibilités, ses désirs. Tout lui semblait alors plus simple. N’importe quel lambeau d'existence valait mieux en cet instant que sa succession d’échec et d’humiliation.
Son poing se serra fort sur l’artefact, son visage plissé bloqua ses larmes aux bords de ses yeux. Sa main devenue blanche et douloureuse sur les angles du métal, il se redressa et, du même geste, jeta au loin l’instrument, qui rebondit sans casse sur un tapis bien placé. Du même coup, la tension s’échappa, et les larmes jaillirent, amères. Elles coulèrent, et d’une certaine manière, la douleur le soulagea : elle lui rappelait où son corps se trouvait.
Ce chapitre est très court mais c'est super intéressant ce qui est développé, cette tendance de Philidor a l'addiction. En franchement, on le comprend, il doit être tellement dégouté d'être de nouveau enfermé là... si j'avais un moyen d'évasion pareil je m'en servirai tout le temps ! (quelque part c'est un petit peu comme l'addiction à la télé, aux films et séries, jeux vidéos, romans...)
J'ai honte mais une part de moi a un peu envie qu'il replonge dedans, je sais pas pourquoi.
Malgré tout, j'admire Onésime de le tirer de là. Et Philidor de tenir le coup !
Ce qui me fait très plaisir aussi, c'est que tu fasse le lien entre cette addiction et celle à la télé, jeux vidéo (et pour ma part, à internet), parce que c'est complètement voulu! Donc si ça transparaît un peu, c'est chouette!