Hugo regarda longtemps la porte refermée sur Philidor et l’escadron de flaireurs venus à sa recherche. Il se massait machinalement la joue, le fil de ses pensées se déchirant sans cesse sous la houle des événements récents. Philidor avait eu raison de craindre pour eux, et Hugo, toujours sous le choc, ne réalisait qu’à moitié qu’on l’avait laissé seul, à deux jours de voyage de chez lui, sans ressource ni repère, mais la tête pleine de questions. Sans oublier un garde-chasse qui n’oublierait certainement pas de sitôt son visage.
Il contourna le fauteuil dans lequel se tenait Philidor un instant plus tôt et se laissa choir sur le rebord du lit. Son dos se voûta, il se recroquevilla sur lui-même, coudes sur les genoux, la tête posée sur ses poings serrés. Son esprit était aussi secoué que son corps était immobile. Il se retrouvait seul, un avertissement cinglait douloureusement sa joue, mais malgré cela sa détermination redoublait. Il ne comprenait que vaguement pourquoi Philidor devait rentrer, mais si cela avait un rapport avec ses recherches, cela ne pouvait qu’accentuer sa résolution. Il lui avait fait miroiter la rencontre avec une fille comme lui, et cet élan qui le poussait depuis plusieurs jours, depuis leur départ en fait, n’avait pas faibli. Il l’avait trouvé une fois, il la retrouverait.
Son regard, perdu loin dans le méandre de ses pensées, se focalisa sur le plancher quelques dizaines de centimètres plus bas. Là, une bande de cuir brun émergeait à peine de sous le lit. Le sac de Philidor !
Il sauta à bas de la couchette, tira vers lui la sangle, jaugeant à la résistance que la besace était plein. La secouant sans cérémonie sur le sol, il rattrapa de justesse un tissu noir mordoré, empaquetant un trésor : l’artefact de Philidor.
Se laissant glisser par terre, le dos contre le rebord du lit, il fit jouer ses doigts sur l’objet. Son talent se mit en branle, et le happa. Il explorait la précieuse machinerie du bout de l’index lorsqu’il remarqua les deux autres objets tombés au sol : un porte-monnaie bien plein, ainsi que le carnet, tombé ouvert à la dernière page utilisée. Sur celle-ci, un nouveau portrait : un visage lisse et dur, auréolé de cheveux presque blancs. Les yeux sévères du croquis le fixaient avec la même insistance que ceux de son propriétaire, quelques minutes plus tôt. Ainsi donc, Philidor savait, avec certitude, que ce grand-chasseur allait venir.
Rassemblant ces quelques effets tout autant que son courage, il sentit la confiance affluer de nouveau : il possédait tout ce dont il avait besoin pour retrouver la fille.
Sans perdre une minute de plus, il glissa dans une poche bien fermée l’artefact et le porte-monnaie tout en gardant à portée de main le carnet, jeta un coup d’œil circulaire sur la petite pièce qu’ils avaient habitée ces quelques jours, et partit, refermant définitivement la porte derrière lui.
Il régla les dernières dettes au maître d’hôtel mécontent, qui se radoucit à peine à l’annonce de son départ, puis sortit dans la rue et retrouva la luminosité tamisée et l’atmosphère humide caractéristiques de Lämird. Rien de cela ne put entamer sa volonté : malgré le revers de fortune et l’abandon forcé de Philidor, il le savait, ce jour il allait la retrouver.
xxx
Si Léonce s’était impatienté durant le récit d’Hugo, il n’en fit pas matière. Fostine quant à elle se tortillait sur sa chaise, se levant sans cesse pour se rasseoir aussitôt, semblant se retenir à grand-peine d’ajouter son grain de sel. Hugo conclut enfin, la bouche pâteuse d’avoir tant parlé :
– La suite… Fostine la connaît, et elle n’est pas très compliquée à imaginer. Je suis tombée sur elle…
– Moui, sur mes pains plutôt…
–… je lui ai raconté tout ça, et quand elle a vu les portraits dans le carnet, elle a pensé à toi. On s’est dit que peut-être...
Ses mots restèrent suspendus dans l’air. Léonce ne répondit rien. Son visage tendu ne bougeait que par la lueur des flammes du poêle mêlant d’orange son teint clair. Hugo se sentit un peu stupide, avec son récit rocambolesque, et se demanda un instant s’il avait été bien judicieux de révéler ainsi à un inconnu cette histoire qui ne lui appartenait pas.
À ses côtés, Fostine n’y tint plus, et d’une voix hésitante détonnant avec son assurance habituelle questionna Léonce :
– Alors… toi aussi tu es un double-talent ?
Ce dernier, pris au dépourvu, redressa la tête, afin de confirmer qu’on s’adressait bien à lui :
– Moi ? Non, pas vraiment ! Qu’est-ce qui te fait croire ça Fenouil ?
Fostine se renfrogna, et le ton de Léonce s’adoucit :
– Fostine, pourquoi penses-tu que je suis un double-talent ?
– Tu es dessiné dans ce carnet ! Là !
Elle le lui prit des mains, et sans avoir à chercher bien longtemps, pointa un feuillet sur lequel on reconnaissait sans doute possible le docker. Hugo attendait presque aussi impatiemment qu’il veuille bien s’expliquer.
– J’en sais rien, pourquoi j’ai été dessiné ! s’exclama Léonce. Tu es bien certain qu’il n’y a que des doubles-talent là dedans ?
Hugo repensa au dernier croquis de Philidor :
– Non, pas vraiment, Philidor y consigne tout ce qui y a un rapport, mais je ne crois pas que tous soient absolument des doubles-talent. Il ne m’a jamais vraiment expliqué.
Il baissa la tête et la voix sur ces paroles. La tâche que Philidor lui avait donnée, qu’il avait acceptée, lui paraissait tellement confuse, tellement obscure ! Un instant, tout coulait clair comme de l'eau, mais cela ne durait pas, et il lui semblait lutter dans le noir contre une sentinelle nyctalope.
Fostine jouait avec un fil de sa manche, toute énergie retombée. Léonce, sans se laisser atteindre par ce changement d’humeur, relisait le carnet, profitant du silence revenu pour se concentrer sur les visages. Désoeuvré, Hugo détailla la pièce. De partout, une abondance de sièges de toutes sortes, une bergère capitonnée, un trépied, une chaise au paillage en partie crevé, un repose-pied pliant, un banc coffre disparaissant sous un monticule de vêtements et même, dans un coin, un botte-cul. On aurait dit l’inventaire d’un collectionneur peu exigeant.
Sourcils froncés, Léonce interrompit son examen en tendant vers lui le carnet ouvert :
– Et elle, il t’en a parlé ?
Hugo observa quelques secondes la jeune femme crayonnée de trois quarts, au regard lointain. Elle ne lui rappelait rien. Comme il niait de la tête, Léonce avança de quelques pages :
– Et lui ?
Un homme âgé, plus que son propre père certainement. Philidor ne l’avait pas plus mentionné que la femme. Fostine ne put s’en empêcher, et questionna Léonce :
– Pourquoi ? Tu les connais ? Me dit pas que ce ne sont pas non plus des doubles-talents, je vais finir par croire qu’il m’a raconté des craques ce blanc-bec !
– Hé !
Hugo n’en revenait pas ! C’était elle qui avait insisté pour qu’ils viennent se perdre ici, au fin fond de Lämird, et voilà qu’elle l’en tenait responsable. Léonce reprit, plus grave :
– Ce sont bien des doubles-talents. Je les connaissais, ils faisaient partie de… bref. Ils ont disparu, elle, il y a peut-être cinq mois, lui, le mois dernier.
– Comment ça, tu connais des doubles-talents ? Ils faisaient partie de quoi ? Pourquoi ils t’ont dit, à toi, qui ils étaient ? Et pourquoi ils ont disparu ?
Fostine cessa son bombardement face à la main levée de Léonce. Hugo ne dit rien, mais partageait sa curiosité. Le docker, bouche pincée, semblait débattre intérieurement. Il reprit finalement la parole :
– Vous vous êtes engagé dans une affaire plus grosse que vous les mioches. Bien plus grosse. Ces deux-là — il pointait le livret — avaient pour seul tort d’avoir deux talents. Ils ne l’avaient pas dit, du moins, pas à tort et à travers. Ça s’est su quand même, et par les temps qui courent, c’est pas bien vu. Un conseil, mettez-la en veilleuse. Car mon petit doigt me souffle que vous êtes concernés. Vu ?
Hugo ouvrait la bouche pour répliquer, mais Fostine le devança :
– Non. Si on est concerné, et je crois bien que c’est le cas, alors au contraire il vaut mieux qu’on en sache le plus possible. Histoire de savoir où on met les pieds. Vu ?
Ni Hugo ni Léonce ne purent s’empêcher de sourire, à la vue de Fostine qui, deux têtes plus bas que Léonce, et au moins trois fois moins épaisse, tentait de gagner en prestance en bombant le torse. Hugo comprit à cet instant que, pour des raisons qui lui échappaient encore, Fostine aussi cherchait des réponses à des questions restées longtemps en suspens. Il ne l’avait pas encore interrogé sur sa famille, et se promit d'y remédier à la première occasion. Goûteuse et voyante, cette combinaison improbable cachait sans doute une histoire épique, plus savoureuse que l’amour prosaïque de ses propres parents.
Léonce se laissa gagner par sa fougue et, soupirant, lâcha :
– Très bien Fenouil, tu ne diras pas que je t’avais pas prévenu. Ceci, dit-il en englobant d’un large geste la pièce environnante, est le lieu de rassemblement de plusieurs… connaissances. Comme Elvire, comme Vitto. Des doubles-talents, mais pas que.
– Les frondeurs ? s’emballa Fostine.
– Oui, les frondeurs, confirma Léonce, tu t’en doutais un peu, je crois ?
– Oui, depuis que j’ai découvert les signes, et que j’ai vu les trois étoiles dans les rues, et que...
– Attendez, intervint Hugo, je comprends rien, c’est qui les frondeurs ?
Tournée vers Hugo, Fostine ouvrit la bouche, mais Léonce l’interrompit, comme précédemment, d’une main levée :
– Avant que tu nous sortes un ramassis de légendes et d’ouïe-dires, laisse-moi parler. On débattra après de ce qui est vrai ou pas dans tout ce qu’on entend.
Fostine pinça les lèvres, mais se tut. Elle semblait tout aussi avide qu’Hugo écouter ce que Léonce avait à raconter :
– On s’appelle entre nous les frondeurs, mais en dehors on nous appelle les comploteurs, ou ailleurs, à Ardtus par exemple, les barricadeurs.
Hugo se souvint. Il était encore petit lorsqu’il y a quelques années, l’une des tours-sentinelle s’était éteinte en plein jour. Là où s’affichaient d’ordinaire messages et images colorées ne restait plus qu’un désordre de verre sombre. Les rumeurs avaient couru ; que les sentinelles avaient déserté la tour, qu’une maladie les avait terrassés, ou que le régent avait abandonné l’idée même des sentinelles. Un drôle de frisson s’était emparé des rues, se répandant comme une épidémie dans les passages sous la garde de la tour aveugle, ne laissant dans son sillage que menus larcins, vols à la tire, et une bastonnade.
En réalité, un petit groupe bien organisé avait conquis la tour, et s’était barricadé à l’intérieur. Leur objectif, à savoir remplacer les messages de l’ordre panoptique par certains de leur cru, s’était révélé plus délicat à mettre en place que prévu, et la tour s’était retrouvée muette et aveugle. Dans les rues, certains, pas tous, en avait profité, ce qui avait mené à de menus filoutages sans grande conséquence.
Cependant, pour l’immense majorité de la population, leur foi inconditionnelle dans les bienfaits des tours s’était trouvée renforcée. Jamais, affirmaient-ils, personne n’avait osé voler quoi que ce soit lorsque la Tour était gardée. C’étaient les tours, et à l’intérieur les sentinelles, qui assuraient leur sécurité. Le régent, magnanime, n’avait imposé qu’une amende aux fauteurs de trouble. On avait dit à l’époque qu’Abriel se félicitait même de cette action manquée, qui n’avait fait que renforcer la foi de la population dans la nécessité des tours. À la suite de cette intervention, la construction de deux autres fut accélérée, à la demande des habitants.
Or, ce n’était là que la première tentative des frondeurs : la seule erreur d’Abriel fut de croire que ce serait la dernière. D’autres actions, plus discrètes, mais mieux réussies, avaient suivi, mais leur surnom de barricadeurs était resté.
Léonce poursuivait :
– Plus au sud, ils s’appellent les mutins. Nous, ici, à Lämird, comme à Ardtus, on est restés sur les frondeurs. Ces deux là en faisaient partie, comme pas mal de doubles-talents.
– Pourquoi ? interrogea Hugo.
– Pourquoi ? retourna Léonce. Peut-être parce qu’ils sont les premiers à pâtir du régime loué par le régent ! Peut-être aussi parce que c’est le seul endroit où il peuvent utiliser pleinement leurs deux talents sans crainte. Qui le sait, toi, autour de toi, que tu es un double-talent ?
Hugo ne répondit pas. Jusqu’à il y a quelques jours, seulement ses parents. Fostine non plus ne disait rien, et Léonce poursuivit :
– Bref, ces deux-là en étaient, dès le début, bien avant moi. Dès qu’ici à Lämird on a voulu prendre modèle sur les barricadeurs. Elle, il pointa Elvire, elle m’a aidé à trouver cet endroit, m’en désignant le gardien. On se retrouve ici dès qu’il y en a besoin, pas à date fixe, histoire de pas être trop visible. La dernière fois que je l’ai vu, elle était assise juste là où tu es Fenouil.
Elle sursauta à l’appel de son surnom, s’ébrouant de ses pensées, et retrouva l’usage de la parole :
– Et qu’est-ce que ça a à voir avec le cahier de Philidor tout ça ? Non pas que je sois pas contente d’en savoir enfin plus sur les frondeurs, ajouta-t-elle précipitamment, c’est juste que je vois pas le lien.
– Il n’y a pas que Elvire et Vitto qui ont disparu. Il y en a d’autres, on le sait, à Ardtus, mais aussi à Feth-Luir, à Grandis, jusqu’à Plyvoust, et dans toutes les autres villes, tous les autres bourgs dans lesquels on a des relais. On a des contacts avec eux, on limite les échanges, surtout via les artefacts, mais on a d’autres modes de communications. Des gens de confiance, qui voyagent beaucoup, et qui sont prêts à transporter pour nous des courriers. On a fait des estimations, et sur ces dernières années, on a compté au moins quatre-vingt-huit doubles-talents dont on n’a plus eu de nouvelles du jour au lendemain. Quatre-vingt-huit, seulement dans nos cercles de connaissance.
Un silence lourd de sens tomba sur eux. Hugo était abasourdi. Il comprenait mieux les mises en garde de Léonce. À fanfaronner ainsi, il risquait à tout instant de se trahir. Par les temps qui courraient, il ne faisait pas bon montrer son double-talent.
Léonce continuait de feuilleter le carnet, attentivement, page après page. À chaque nouveau portrait, Fostine ne pouvait s’empêcher de lui demander s’il le connaissait, et à chaque question, Léonce paraissait de plus en plus agacé. Il semblait à Hugo que cet agacement n’était pas dû qu’aux questions incessantes de sa voisine, mais surtout au fait qu’il soit obligé de répondre négativement à chaque fois.
N’y tenant plus, le docker ferma le livret et, mesurant l’heure accrochée aux aiguilles d’une pendule sous cloche disparaissant presque sous la poussière, déclara :
– Bon, les mômes, il est plus que temps de rentrer au bercail. Je ne peux pas vous accueillir ici cette nuit, je vous ramène jusqu’à la rue Farriette, après vous retrouverez bien le chemin. Fostine, je déposerai le carnet pour toi dans quelques jours à la brasserie. Allez, allez !
Il s’était levé disant cela, et de la main leur enjoignait de faire de même. Hugo commença à protester, mais une fois de plus, Fostine le prit de court :
– Rien du tout tu gardes ! Tu veux en faire quoi du cahier d’abord ? Il est pas à toi !
Léonce soupira, et lui fit l’aumône d’une réponse :
– Je vais réunir quelques frondeurs, leur montrer les dessins, et en fonction, on décidera si on va plus loin. Si on prend contact avec d’autres villes, savoir si ces gens viennent de chez eux.
– Donc d’ici là on garde le carnet.
Fostine avait pris son air buté, mais pour une fois Hugo se rangeait à ses côtés. Il n’avait aucune envie d’abandonner son cahier à Léonce, fut-ce pour quelques jours. Il avança d’un pas, et tendit la main :
– C’est à moi que Philidor l’a confié. Je le garde.
Il attendit, quelques secondes. Léonce les regarda tour à tour, puis abandonna :
– Tiens. Je te le rends. Fostine, je passerai la veille de la réunion, je compte sur toi pour me le prêter.
Hugo rangea le cahier précautionneusement dans son sac. Il s’y était attaché, à ce petit cahier, et se sentait plus serein de l’avoir retrouvé.
– Tu sais quoi, répondit-elle, on viendra en personne l’amener. Maintenant qu’on connaît le chemin ! On pourra rester un peu, tout ça, et puis Hugo pourra raconter lui-même ce qu’il sait ! T’en dit quoi ?
Sa demande innocente contredisait son air bravache. Léonce, qui s’avançait vers la trappe pour les raccompagner, s’arrêta, et se retourna lentement. Un instant, Hugo crut qu’il allait sortir de ses gonds, et l’espace d’une seconde le temps resta suspendu. Puis il partit d’un grand éclat de rire.
Fostine sourit, mal à l’aise, ne sachant pas si cet accès de gaîté était de bon augure. Hugo les regardait tour à tour, se sentant gagné par l’hilarité ambiante.
Finalement, Léonce se calma un peu, et pointant un doigt bienveillant vers Fostine, lui dit :
– Toi, toi tu n’en rates pas une. Dommage que tu ne sois qu’une gamine, tu ferais une excellente recrue dans nos rangs.
Pour toute réponse, Fostine lui tira la langue. Malgré tout, elle rayonnait de fierté, et un sourire lui barrant le visage resta suspendu à ses lèvres jusqu’à ce que Léonce les raccompagne à la rue convenue.
Ces disparitions sont vraiment inquiétantes.
Et aussi : ça y est le raccord s'est fait entre présent et passé ! comme j'avais lu la première version de ton début, l'ordre de narration a peut-être changé ? Mais là je m'y retrouve ! Bien joué !!
Le prochain chapitre est court, mais il est entièrement centré sur Philidor, j'espère qu'il te plaira! (comment ça je tease à mort ;)