Après sept longues années d'entraînement auprès de Maître Sakumo, les deux disciples avaient enfin obtenu le titre de guerrier de l’Ombre. Ce jour-là, ils fêtaient également l’anniversaire de Rena, née le 16 du mois d’Akilâ, en plein cœur de l’hiver. Le cerisier dans la cour avait troqué ses pétales roses pour des flocons de neige léger et duveteux qui tourbillonnaient gracieusement autour des branches dénudées de l’arbre vénérable.
Nevra avait attendu la majorité de son amie pour prétendre à ses propres droits. Sakumo leur avait donc remis leur certificat de majorité le même jour. Ce document officiel les autorisait non seulement à occuper un emploi, mais également à toucher leur héritage qui dormait dans les coffres-forts de la Banque d'Eel.
— J'ai un cadeau pour toi, dit Sakumo à l'intention de Rena. Je sais que c'est un peu osé, et je ne t'en voudrais pas si tu le refuses, mais je pense que ça te sera utile.
Le tanuki lui présenta le sabre qui l'avait presque tuée un an plus tôt.
— Nevra m'a dit que cette lame avait appartenu à ton père. C'est un héritage familial, et même s'il a une sombre histoire, c'est une arme redoutable. Entre tes mains, elle pourrait devenir une formidable alliée. Quoi que tu en fasses, je pense qu'elle devrait te revenir.
— Merci, fit la jeune fille en acceptant humblement le présent.
Son ami lui jeta un regard inquiet. Il craignait que la vue du sabre ne ravive de douloureux souvenirs, mais si ce cadeau heurtait la sensibilité de la yôkai, elle n'en montrait rien.
— Vous devriez vous rendre à la Banque d'Eel pour débloquer vos fonds. Nous célébrerons l'anniversaire de Rena comme il se doit ce soir.
Les deux amis s'étaient donc rendus dans le quartier des Monnayeurs, un des quartiers commerçants les plus luxueux de la cité d'Eel, où se trouvait la fameuse Banque d'Eel. Un établissement prestigieux, dirigé par un très ancien clan de nains originaire des Terres Grises qui s'était enrichi grâce à l'exploitation et au commerce de minerais rares issus des mines d'Estril. Les nains avaient la réputation d'aimer tout ce qui était précieux, et quoi de plus précieux en ce monde que l'argent ? Avec eux, les pièces de toutes valeurs étaient bien gardées.
Il n’existait qu’une seule monnaie à Eldarya. Tout comme la langue, la religion et l'organisation politique, son caractère unique et unificateur permettait de consolider la paix et l’harmonie entre les régions. On appelait cette monnaie l’eldaurum. Il se divisait en pièces frappées dans des métaux plus ou moins rares et précieux qui leur conféraient leur valeur allant de la plus grande à la plus petite : le solarium, le lunarium, l’or, l’argent, le bronze et le cuivre. Cette dernière, la plus faible unité, valait un eldaurum, mais l’or était la valeur de référence qui en contenait mille.
Les pièces pouvaient être librement converties aux bureaux de change sous la forme désirée. Les habitants du bas peuple possédaient le plus souvent des pièces de cuivre, de bronze, et plus rarement d’argent. L’or était réservé pour les transactions importantes. Les eldariens les plus fortunés, issus de la riche bourgeoisie ou l’aristocratie cossue, pouvaient en détenir dans leurs coffres personnels, sous forme de pièces ou de lingots, ou bien elles étaient destinées à être conservées en tant qu’épargne à la Banque d’Eel.
Nevra et Rena se présentèrent à l'accueil, certificat de majorité en main, ainsi qu'un testament pour le vampire. Il savait que ses parents lui avaient légué toute leur fortune, sans compter ce que Lundiva lui avait également laissé, mais il ne s'attendait pas à une somme aussi vertigineuse.
Son compte en banque s'élevait à près de sept cents pièces d'or, soit l’équivalent de vingt-six années de salaire pour un gardien d’Eel non gradé. À cela s’ajoutaient deux pièces de solarium, valant chacune cent pièces d’or, ainsi que cinq pièces de lunarium qui valaient dix pièces d’or chacune. Le simple fait d’avoir des pièces aussi rares en sa possession était époustouflant. C’était la première fois qu’il voyait des écus frappés dans des métaux aussi précieux, lui qui n’avait jamais eu en sa possession plus qu’une trentaine d’eldaurums sous forme de pièces de bronze et de cuivre. En tout et pour tout, sa fortune s’élevait à neuf cent cinquante mille eldaurums. En comparaison, les économies de la yôkai étaient bien maigres.
Ses parents n'avaient pas fait de testament, l'argent qu'ils avaient placé à la banque revenait donc de droit à leur fille à sa majorité, mais il n’y avait que cinq pièces d'or dans les coffres. À cela s’ajoutait l'argent que Lundiva versait chaque mois sur le compte des orphelins, soit dix pièces d’argent. Ce n'était pas la gloire, mais c'était mieux que rien.
En recevant son certificat de majorité, Nevra avait non seulement hérité d'une cossue petite fortune, mais également du titre de lord, ce dont il n'avait cure. Il n'y avait que Rena qui trouvait cela drôle d'imaginer son ami en aristocrate un peu coincé, et elle n'arrêtait pas de l'appeler « mon seigneur » depuis qu'elle avait découvert qu'il était issu de l’aristocratie crépusculaire. Le vampire l'avait surnommée « la souillon » en représailles, ce que Rena n'avait pas trouvé si drôle que ça. Elle l'avait traité de crétin et ils étaient passés à autre chose.
***
Nevra s’était présenté au bureau de change pour faire convertir un des écus d’or en pièces d’argent et de bronze. Il était ressorti avec une bourse bien pleine accrochée à sa ceinture.
Laissant leur dernière dispute derrière eux, les deux amis passèrent le reste de la matinée à flâner dans les rues du quartier marchand qui respiraient la richesse. Les routes étaient larges et bien entretenues, les trottoirs étaient propres – le simple fait qu'il y ait des trottoirs était merveilleux –, les façades des bâtiments n'arboraient aucun signe d'usure, les vitrines des magasins étaient resplendissantes.
La yôkai et le vampire s'arrêtèrent d'abord dans une boutique de vêtements où le garçon passa un quart d'heure à expliquer à son amie qu'elle n'avait pas une tête à chapeau, et qu'il était absolument hors de question qu'il lui achète un sombrero. Il lui offrit une paire de bottines en cuir marron à la place, en guise de cadeau d'anniversaire. Les chaussures avaient une doublure très discrète cousue au niveau des talons où l'on pouvait dissimuler une petite lame ou un message secret.
Ils se rendirent ensuite dans une des meilleures armureries d'Eel que leur avait indiqué leur maître. Nevra fut séduit par des lames jumelles à double tranchant, longues d'une trentaine de centimètres seulement. L'éclat de l'acier et son tranchant exceptionnel en faisait des armes redoutables d'excellente facture. Rena avait déjà son sabre, ce qui ne l'empêcha pas de jeter son dévolu sur un stylet sans garde.
On pouvait facilement le glisser dans sa manche ou le fixer le long de sa jambe et sa fine lame triangulaire pouvait passer à travers les mailles d'une cotte, percer le cuir le plus robuste, se glisser entre les plaques d'une armure, et infliger de profondes blessures rarement mortelles, mais extrêmement douloureuses.
Leurs achats terminés, le plus important restait à faire. Cette fois, ils avaient pu fièrement présenter leur certificat de majorité au garde à l'entrée du QG d'Eel et se rendre au Bureau des Recrutements pour déposer leur candidature. Ils avaient rempli le questionnaire qui évaluait leurs aptitudes psycho-magiques et permettait de donner un premier pronostic quant à la garde qui leur correspondait le mieux. Sans surprise, on leur proposa une place dans la garde de l'Ombre.
***
On les avait invités à revenir deux semaines plus tard pour se soumettre aux épreuves de recrutement spécifiques à la garde de l'Ombre. Elles étaient réputées pour être particulièrement difficiles et impitoyables envers ceux qui n'étaient pas à la hauteur des attentes de la plus ténébreuse des gardes, mais pour Rena et Nevra, forts de leur expérience en tant que guerriers de l'Ombre, échouer n'était pas envisageable.
— Scorpio ne pourra pas être là ce soir, leur annonça Sakumo à leur retour. Mais il te souhaite un bon anniversaire, Rena. Et il vous souhaite bonne chance pour votre entrée dans la Garde.
— Il a vraiment dit ça ? demanda Nevra avec suspicion. Ce n’est pas son genre d'être aussi ouvertement encourageant.
— Eh bien, il ne l'a pas vraiment dit lui-même en ces termes exacts, mais je suis sûr qu'il n'en pense pas moins. Il ne voudrait pas vous voir échouer.
— Il a dit quoi exactement alors ?
— Euh... En fait, il n'a rien dit du tout. Il n'a pas répondu à mon message.
— Je me disais aussi...
— Ce n'est pas grave s'il n'est pas là, dit Rena qui, contrairement au vampire, n'était absolument pas vexée par l'absence de son aîné. Il doit être occupé.
— Tout à fait ! acquiesça Sakumo. On peut très bien s'amuser sans lui ! Mais avant cela, j'aimerais vous parler de quelque chose, à tous les deux.
— Quoi donc ? demanda la yôkai, intriguée par le ton solennel de son maître.
— Vous ne le savez peut-être pas, mais quand les faeries fêtent leur seizième anniversaire, une aura se forme autour de leur corps spirituel. Cette aura est composée de différentes couches de couleurs qui sont le reflet de l'âme. Certaines personnes comme moi ont le pouvoir de voir ces auras.
— Vraiment ? fit Nevra. De quelle couleur sont nos auras, alors ? Et elles veulent dire quoi ces couleurs ?
— Le rayonnement principal de ton aura est doré, c'est la preuve d'un grand sens de la loyauté, de la camaraderie et du commandement. Les gens qui ont cette aura ont tendance à exercer une attraction très forte sur leur entourage. Tu susciteras l'admiration, mais aussi la jalousie de tes pairs. En revanche, je vois aussi un rayonnement plus sombre qui indique que tu as une forte affinité avec la mort. L'âge de la Paresse est une période déterminante en ce qui concerne la stabilisation des auras. Tu dois cultiver tes qualités et travailler sur tes défauts pour trouver un équilibre.
— Et moi ? voulut savoir Rena à son tour.
— Ton aura est rouge, auréolée de blanc. Elle a la couleur du sacrifice, de l'altruisme et de la bonté. C'est à la fois ta force et ta faiblesse. Toi aussi tu devras trouver un équilibre entre ton sens du sacrifice et la poursuite de ton propre bonheur.
— Vous ne voyez pas de noir comme pour Nevra ? demanda-t-elle alors avec étonnement. Pourtant, moi aussi j’ai tué des gens.
Maître Sakumo secoua la tête en esquissant un sourire compatissant.
— Ce n'est pas toi qui les as tués, ce n'était pas un choix conscient. C'était un accident indépendant de ta volonté. Je ne crois pas que le meurtre soit dans ta nature, sauf si ton sens du sacrifice te pousse à renier tes principes et à tuer. Ton aura pourrait alors se teinter de noir, mais là aussi, tout est une question d'équilibre.
— Je vois. Merci.
Cette histoire d'aura et de couleur de l'âme laissait le vampire perplexe. Il avait surtout l'impression que c'était une énième mise en garde de la part de leur maître. Tout le monde semblait craindre qu'il emprunte la voie de la violence et de la mort, mais ils se faisaient du souci pour rien. Il était plus inquiet par ce que Sakumo avait dit au sujet de l'âme de son amie. Il était d'accord avec lui. Rena était trop dévouée aux causes qu'elle défendait, elle faisait passer ses principes avant son propre bonheur. Ce n'était pas nouveau, mais le vampire aurait aimé qu'elle soit un peu plus égoïste.
S'il devait faire le bilan de l'année écoulée, Nevra avait la sensation de voir le bout du tunnel. Il avait fait son deuil, il avait fait le ménage dans sa tête et dans son cœur, il avait mis un couvercle sur ses sentiments et ses désirs vampiriques, et il avait rafistolé sa relation précaire avec son amie.
Dans deux semaines, une nouvelle vie s'offrait à eux. Il ne savait pas encore ce qu'il en ferait, mais il avait hâte de changer d'environnement. Il n'avait pas non plus renoncé à la vengeance. C'était un plat qui se mangeait froid qu'il était bien décidé à savourer. Il prendrait son mal en patience jusqu'à avoir les ressources nécessaires pour débusquer ses ennemis, où qu'ils se cachent.