Chapitre 16: Le passé d'Ogrisha: Une sortie en plaisir solitaire ou presque

Alors qu’il remontait doucement le Passage des Désirs Solitaires, le nez au vent tel un loup cherchant une piste pour une aventure des plus méritées, Ogrisha intercepta un petit bruit léger, à peine perceptible. Comme un minuscule claquement sourd. Son œil se perdit sur les façades en briques rougeâtres et foncées, s’arrêta sur le reflet d’une fenêtre, grimpa fébrilement jusqu’aux plus hauts étages. Il frissonna, sans savoir pourquoi comme s'il avait encore de froid, couvert de son manteau de tweed et de fourrure râpées. Le bruit se rapprocha, mais il ne voyait rien. Un petit claquement plus rapide. Cela sentait une odeur qu'il avait l'habitude de sentir après avoir entendu faiblement quelques bruits d'une cavalcade déchaînée. Nerveux, il pressa le pas.


Soudain, une ombre parut se détacher d'un coin sombre. En effet, cette rue était faite pour ne pas être pris par le jour pour que les gens bénéficient d'une discrétion salutaire. Ogrisha manqua un pas et trébucha sur une pavé noir légèrement descellé.
Il découvrit que l’ombre avait des mains quand elles le rattrapèrent agilement avant qu'il se fracasse sur le sol Il s’agissait d’un homme chétif, un peu plus costaud et guère plus grand que lui. À priori un peu plus âgé, un homme mature qui considérait son bouton avec intérêt. Ogrisha n’apercevait que son menton carré avec quelques poils noirs poussant dru.

 

Son visage était camouflé par l'ombre de plus en plus grandissante par un afflux de lumière. Une large chemise de coton gris, sale et plutôt grossière ouvert sur son torse livide et velu. À peine caché par un gilet à lacets dénoués et d’une veste chiffonné de part en part de son corps. Les restes de sa tenue étaient à ses chevilles en un pantalon trop petit, et des bottines de cuir durci et craquelé, malmenées par l’hiver. Ses mains douces lui frôlèrent les côtes, s’immisçant dans son intimité. Lorsqu’elles s'abaissèrent pour détacher son ruban de pantalon et s’emparer de son bouton qui pendait lourdement, il se défendit pour se remettre sur pieds. Son bouton était à lui tout seul pour l'instant. En face de lui, l’ombre s’était arrêtée de bouger. Ogrisha ne bougea pas, de peur que l’homme ne s’emporte.
Lorsque le mâle releva un peu la tête, Ogrisha crut voir des boucles sombres, des yeux verts bordés de très longs cils et un sourire quelque peu troué. Il commença à mouvoir sa main dans une quelconque direction. En constatant cela, il grimaça, n'attendit pas et d’un pas plus habile, détala comme un tapin de Fayenne. Une voix nasillarde et doucereuse le rattrapa dans l'air vicié.


– À votre bon plaisir, Monsieur. On se reverra peut-être plus tard.


Jamais de la vie plutôt, pensa-t-il alors qu'il déboulait sur l'allée des Casquiennes. Il n’aurait su dire s’il s’était saoul. Son haleine n'était pas si alcoolisée pour ce quartier. Cependant, pour le confondre avec un Monsieur, il devait l'être un peu trop. D’un ton offensé, il rétorqua dans le vide :


– Bon dieu de Zötse, fléau des tonnerres ! On peut pas être tranquille !!


Un blondinet aux allures de guichetière se retourna, le nez un peu plissé, comme celui des gens importants qu’on dérange. Il parut l'examiner de ses yeux vert bouteille pour savoir quelle facétie il avait. Un immense noir aux yeux jaunes revint sur ses pas pour l'encourager à avancer.


– Ça m'a coupé l'envie. Saleté de gigolo de bas-étage !!


Le jeune blondin eut un petit rire amusé de grande folle à son encontre et s'éloigna, un bras de géant sur ses épaules. Ogrisha avança dans l'autre sens de la voie, le regard aimanté par l'arrière. Il percuta de plein fouet quelqu'un, chuta et atterrit violemment sur son derrière bien rebondi.
Le jeune homme s'outra, sur le ton d'un Monsieur du Haut-Monde qu'il n'était pas :


– Du foutre éclair ! Qu'est-ce encore que cela ?!!


Il massa son postérieur endolori et se releva en même temps que l'autre. Il dévisagea le rouquin en face de lui et se fit la réflexion que la couleur de sa chevelure était similaire à celle de la brique du Passage des Désirs Solitaires. Il était de la même tranche d'âge que lui, mais plus robuste, aux yeux clairs et aux joues rebondies. Cela lui donnait de la sympathie, comme celle éprouvée pour un vieil ami qu'on n'avait pas vu depuis longtemps. En réalité, il eut un doute. Décrypter les gens n'était pas facile pour lui. Surtout qu'il avait l'impression que sa physionomie était complexe. C'était celle des visages qui pouvaient mentir si bien parfois qu'on ne voyait pas la vérité du caractère.

 

- Désolé de t'être rentré dedans. Je t'ai fait tomber à la renverse sans bouger. Dis donc t'es chétif toi !

« Chétif » ? De quel droit il osait lui dire qu'il était « chétif ». Ogrisha songea qu'il était bien gonflé et pressé par la vie, celui-là. Troublé, il préféra ne pas répondre et lui envoya en retour :
– Qui êtes-vous pour me tutoyer ? On ne se connaît pas.
Le rouquin s’approcha de lui, silencieux, emplissant ses narines d'un parfum frais et délicat. Désappointé, Medgardt eut alors la désagréable sensation qu'on l'examinait à la loupe. Il traînait sur son manque d'oreilles comme les autres. Non. Il pouvait sentir le regard s'insinuer dans les plis de son petit visage inégal. À l'affût de mécanismes intrinsèques. Lui-même n'était pas sûr de les reconnaître. Le regard créait une drôle en lui et lui faisait déborder. Par gêne, il tint son bouton serré avec une volonté tenace pour le tenir en aise et attendit, restant immobile, quêtant une réponse.

 

La neige s'entassa en un petit matelas et des fourmis commencèrent à danser dans ses membres. Tout à coup, l’autre éclata de rire et Medgardt fut interloqué par cette réaction inattendue pour lui. Il ne savait comment réagir.


– C'est ironique de voir qu'une personne du Bas-Monde est outrée de se faire tutoyer comme ça.


Ogrisha fronça les sourcils, encore plus sur ses chevaux et serra les dents. Ses poumons se remplirent de tout leur volume et, pour une fois, répliqua rudement :
– Malotru ! Petit voyou !! Qui es-ce qui dit que...?!!!


L’enfant se rendit compte de ses frusques usées par le temps. Le gros trou de son pantalon de velours beige et côtelé au niveau des fesses était un summum. Il soupira de honte et de résignation. L'autre lui tendit une main un peu calleuse et pleine d’égratignures avec compassion.


– Enchanté, moi c'est Medgardt. Le si peu courtois et tête en l'air que je suis s'en excuse.


L'air désolé qu'il afficha sur sa face livide lui donna un air encore poupin.

– On dirait bien que tu t'améliores dans la courtoisie. Enchanté, moi c'est Ogrisha.

- Ogrisha ?! Fils d'Ogra... Hum ! Ça te va divinement bien en tout cas. Tu es très beau.

- Oh ! Vil flatteur ! Je ne te crois pas !! Tu dois dire ça à tous les gars que tu croises.

 

Medgardt ! Quel drôle de prénom ! Ce nom plut à l'instant à Ogrisha. Sa discussion et ses pensées défilaient. On n'en croiserait pas souvent dans ce pays. Même s'il avait les consonances gutturales typiques de la contrée, il n'avait jamais rencontré de Medgardt.
Au loin, le carillon sonna de nouveau, et Medgardt écarquilla les yeux. Il avait oublié qu’il était en retard, et voilà qu’il prenait à présent un retard considérable en supplément. Il craignait de n'avoir rien mangé et de devoir attendre le dîner, le ventre creux.
Son nom si singulier et son attitude tant humaine l'avaient tout de suite attiré sur le chemin de la bonne humeur. Sa curiosité s'était accru envers lui. Ogrisha fixa le frétiller comme un Renard d'Eau affolé, ne sachant ce qui se passait dans sa tête. Mélisse lui avait demandé d’apporter le flacon au Rallumeur de Lumières pour qu'il le remplisse, il s'était bien enthousiasmé, s'acquittant de sa tâche . Or voici qu’il perdait son temps à converser avec un petit fripon, un de ses colocataires du Bas-Monde. Malgré son allure, est-ce qu'il y habitait comme lui et est-ce qu'il était tout proche ?


– Dans quel quartier, tu habites ? Si ce n'est pas indiscret.
La question lui avait échappé, telle une parole qui se serait étalé dans l'air. Il devait rentrer à la maison et arrêter d’être curieux. Il n'aimait pas l'être. Il décida donc qu’après avoir obtenu sa réponse, il s’en irait vite.


Le jeune blond du nez hésita à répondre. Un récent sentiment de confiance envers son vis-à-vis brisa cet instant de flottement. La réponse vint par l'affirmatif, empourprant ses joues et trois mots. « Domaine des Plaisirs ». La face de Medgardt se para d'un large sourire de contentement. Les mains de ce dernier s’égarèrent sur l’ourlet déchiré de son pantalon claire. Par réflexe, Ogrisha le recula de quelques mètres et lui adressa une moue contrariée. Il en eut assez et s’éloigna.


– Tu vas où ? Quelle affaire te presse tant pour ne pas continuer à discuter ?


Ogrisha avança en silence. Il ne voulait pas répondre et, supposant de la réaction de l'autre, il ne voulait pas avoir encore un excité, collé à ses bottines au cuir noir et usagé. Medgardt parut le suivre et il entendit des pas copier les siens dans le doux dépôt blanc et le sifflement du vent.

 

Il prit peur et pensa que c'était un grand malade. Il courut et le perdit enfin dans la neige. Quelques instants après, il entendit de nouveau un bruit de pas et se retourna. Épris d'effroi, il resta un moment immobile puis il voulut s'enfuir, le plus possible de l'autre rouquin.
– Attends ! Tu as dû te méprendre sur mon attitude. Tu n'as rien à craindre de moi ?
– Ah ouais ? Et qu'est-ce qu'il me fait dire que tu ne vas pas m'agresser ?

– Je sais pas... Tiens, prends un des morceaux de bois sur le bas-côté. Si tu veux me donner un coup dans la queue, je ne me défendrais pas. Et encore mieux, sur mes fesses.

 

Totalement à découvert, les bras sur la nuque, il tendait un morceau de bois pour se faire battre.

– Ah, t'es un grand malade toi ?! On ne m'avait pas fait ce coup-là avant. C'est bon. Tu m'as convaincu. Tu peux me suivre si cela te fait plaisir.

– Oui, maître, comme vous le voulez. J'obéirais au moindre de vos désirs.

– Arrête tout de suite ce jeu-là !! Je peux changer d'avis. Je regrette déjà d'avoir dit oui.

 

Medgardt marcha à son côté avec discrétion et presque, une douceur qui le réconforta. Il lui apparut un instant que peut-être, il avait un ami ou bien plus selon ce que le temps susurrait aux oreilles. C'était sûr, il avait une sacrée couche ce gars mais, sans qu'il sache pourquoi, il commençait vraiment à l'aimer. Ils tournèrent enfin à l’angle de la rue des Boutillots.

Son corps basculant à nouveau de côté, ses yeux se posèrent avec un peu de dédain sur les beaux vêtements neufs de Medgardt.
– Avoue-moi. Tu es riche. Tu as des habits propres et neufs. Et qu'est ce que t'es grand !!
Ogrisha se demanda alors si c’était grave, de devenir ami avec quelqu’un qui est riche . Il savait que une personne du Haut-Monde était une chose grave, bien sûr, et que quand on était proche d'un d'entre eux. C’était soit qu'on était un Donneur de Plaisirs comme ceux du Domaine où il habitait, soit qu'on était un Obligé À Domicile ou, soit entre deux, un Labila. Il désirait être ni l'un ni l'autre. Néanmoins, quelque part dans son esprit, il ne pouvait s’empêcher de se sentir attiré par lui.

 

Il se souvenait qu’une fois, à la Halle des Douceurs, Bonz, le gars fripé et aux yeux brillants comme des billes, avait voulu l'initier de force à la Galanterie. Laquelle était grandement importante à respecter si on voulait être un Donneur de Plaisirs. Ce qu'il ne voulait pas forcément. Même s'il avait l'âge de raison, son esprit était à peine sorti de l'adolescence. Il n'était pas prêt pour l'Amour Tortueux. Il ne devait pas le voir directement, comme son ombre derrière lui. Ogrisha avait bien eu envie de le faire taire en le battant. Toutefois, il était trop faible à l'époque. Pendant toute une journée, il avait donc attendu. Dans son Refuge, loin de la Halle, attendant ses pairs y reviennent.
Étant revenu de son Labilisme, Podisglav était venu prendre de ses nouvelles. Il lui avait alors tout raconté. Plus le récit avançait, plus la face du blondinet s'était fait grave et sa bouche s'était courbée, telle une grimace carnassière. Enfin, à la fin de son récit, ce dernier avait sauté énergétiquement du lit d'Ogrisha tel un loup enragé. Ses yeux bleu gris et assombris par la colère lançaient des éclairs. Il s'était dirigé à grandes foulées incisives hors de son Refuge.


La masse de Greishdúr, dans l'embrasure de la porte, l'avait stoppé et, l'avait calmé avec des paroles raisonnées que même lui dans sa rage pouvaient entendre. Tellement il était hors de ses gonds, il allait le tuer. Greishdúr s'en occuperait tout seul et y allait d'ailleurs de bon pas. Bonz n’avait pas cherché une seconde à nier son tentative agressive. Il avait juste ri à rougir encore plus même si personne ne s'esclaffait à part lui, trop impressionné par le géant Greishdúr. L'air tonna après un silence assourdissant à couper au couteau. Le lendemain, il avait remarqué que Bonz avait le nez rouge et gonflé, se tenant parfois le nez et, apeuré, s'écartait de lui.

 

Ce qui expliquait la rancœur de Bonz envers Greishdúr et ses propos acides, se rendit compte le jeune quand ils s'approchèrent ensemble d'une Église. Il s'en était fallu d'un cheveu pour que le Dominateur le vire. Cependant, il était resté car « il était un des plus exquis Donneurs de Plaisirs » d'après le patron. «Podisglav et Greishdúr aussi, il ne permettrait plus d'incartade. » avait-il clôt sur un ton autoritaire. Ogrisha scrutait l'immense façade de briques blanches surmontant le parvis.


– C’est ici que tu habites ? demanda-t-il pensivement.


Medgardt hocha la tête avec une petite fierté dans le regard, ne paraissant pas plein de lui pour un sou.Il s’arrêta devant la façade et les yeux clairs d'Ogrisha s’ouvrirent grand.
Sa tête bascula dangereusement en arrière lorsque son regard s’éleva le long des étages pour venir caresser le toit en pointe. Ogrisha considéra avec intérêt les belles gargouilles grotesques tout en haut et les gravures dorées au dessus, aux pourtours et sur le péristyle. Et, au centre, sur la vitrine de cet édifice, la statue monumentale faite de marbre blanc de Fararg, sur un socle doré, de la Déesse Ogra. Ses lèvres s’étirèrent, la bouche grandement ouverte par l'ébahissement. Ses yeux dégringolèrent à nouveau sur Medgardt, ce dernier en ressentit une satisfaction étrange.
Le blondinet replaça ses pupilles bleutées à fleur de cils et s'exclama, sans aucune retenue :


– Ah, ben ça, mon salaud, c'est une surprise ! T'es un cultiste d'Oroar ! Un queuteur de la Lumière !!


Medgardt fit un sourire taquin en le prenant en faute et susurra malicieusement :


– Un queuteur de la Lumière, que c'est bien dit ! Je vois que tu es plus à l'aise maintenant.


Ogrisha se sentit rougir et espéra ne pas avoir la tête de celui qui queute avec le Maudit. Cette perspective, d’ailleurs, le fit rougir encore plus – il n’avait pas l’habitude de queuter avec qui que ce soit pour l'instant. Il déglutit et se tourna vers la brume légère, le regard ailleurs et opina.


– Bon ! Je dois y aller ! Sinon, j'aurais à bouffer la gamelle du chien. Wouf Wouf !


Le blondinet inclina le buste en signe d'assentiment. Amusé par la blague et un sourire aux lèvres.


– Medgardt. Je suis sûr que nos chemins se croiseront de nouveau par hasard. Ou, je sais pas, j'irais peut-être te voir. En tout cas, on se dit au revoir mais aussi à plus tard. Hein quel poète, ce bâtard !


Medgardt ouvrit la bouche tel un poisson Klown hystérique. Seul un rire jouissif tel un gloussement parvint à répondre à son vis-à vis. A l’intérieur de lui, tout lui parut en bordel comme si il avait avalé l'eau entière de l'Océan Syrifique, au sud d'Invaldt, et qu'il avait le corps noyé de béatitude. Cette sensation ne lui était pas désagréable. Pas désagréable du tout. La chamade dansait dans sa poitrine et lui donnait l'impression de voir enfin la beauté du monde. Et que ce reflet du miroir dans le soleil chantant, dissipant les brumes du passé, était merveilleux.


 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez