Ogrisha avait les deux pieds sur terre et pas facilement l'esprit en l'air. Pourtant, tandis que Medgardt s'évanouissait dans le jour complétement installé, il sentait son cœur sensible comme un bout de verre. Il soupirait un « À plus tard ! » trop tardif dans l'atmosphère.
Peu à peu, Ogrisha osa prendre place dans la vie qu'il devait construire pour être heureux, loin des préjugés. Attendant le bon moment pour déclarer sa flamme, il était assis près de l'escalier recouvert de velours rouge et menant aux sept étages de la Halle des Douceurs. Il se mit plus à son aise, les fesses posées sur une des marches, appuyée sur ses belles bottines. Il observait les quelques Donneurs de Plaisirs qui se mouvaient dans le vaste espace tout en écrivant sur son carnet noir. Que ce soit la Halle des Douceurs, le Ciel des Biens-Heureux, la Sanctification des Sens, le Nid Révana des Éveillés, le Sartyr Tantrique, le Purgatoire des Vicissitudes et le Divin Supplice. Peu de clients passaient la porte des sept paradis. De la choyerie à la brutesse, presque personne n'allait au Domaine des Plaisirs lorsque c'était un jour de Tempête Torrentielle de Glace. Dommage ! Certains clients étaient si intéressants à leur façon : de toutes tailles, corpulences et couleurs. Ils avaient néanmoins en commun une nuance de leurs vêtements qu'ils affichaient clairement. Ogrisha n'avait pas de quoi inspirer des personnages à une histoire.À part un petit gros, vieux bedonnant aux yeux bleus et une grande perche blonde aux pupilles vairons, il n'y avait rien de captivant pour ce fin connaisseur.
Tous paraissaient quelconques et peu attrayants à se faire découvrir par l’œil du lecteur. Il arrivait parfois qu'on s'approchât de lui, qu'on lui touchât le genou du bout d’une main et qu'on lui demandât s'il était disponible pour donner du plaisir. Podisglav les détournait alors habilement de moi : « Viens bonhomme ! Lui, il n'est pas dispo pour accepter ton frais de service !! ».
Jamais son œil n’avait scruté Podisglav sous cet angle. Il pouvait parfois être rude et, faisant un rôle de chien de garde protecteur, il se dit qu'il l'aimait beaucoup tel un fils. Eh oui ! Il ne croyait pas et pourtant, sous ses rangers sombres, son caleçon de latex et son harnais de cuir, battait le cœur généreux de Podisglav. D’un geste vif, du bout des doigts, il essayait que sa paupière ne cligne pas car il était, en ce moment, chamboulé de joie. Pourtant l’effort fut vain.
Le jour commençait à s'appesantir sur les longues aiguilles de la Grande Horloge de la Halle, tellement il lui paraissait long. Podisglav s’arrêta un instant de marcher dans cet espace. Attendant un client potentiel, il le regarda fixement et soupira. Il se dirigea vers la Salle Rouge. Ce soupir, cette attention et cet éloignement rendirent Ogrisha un peu plus alerte. Il se mit debout pour le voir discuter avec le Dominateur. Après quelques paroles hautes et un regard de chien battu, son arme fatale, sa mignonnerie fit craquer le cœur du Dominateur. Il lui donna une fessée d'amour. Sale garnement qu'il était, il l'avait fait faiblir. Tout enjoué, Podisglav s'éloigna de lui, la joue encore contracté en un sourire coquin et me signifia que sa Galanterie pour aujourd'hui était terminée.
Lorsqu’il eut fini de travailler, Podisglav l'emmena dans une étrange pièce du deuxième étage de la Halle des Douceurs. Le mâle fut face à une porte verte, avait tourné la poignée et s'était avancé, incitant le jeune à y entrer aussi. Ogrisha ressentit une sorte de picotement familier à sa vue.
Il se souvenait de l'endroit. C'était une salle sans attraits communs au Domaine des Plaisirs mais plus aux jeux de loisir. La pluie verglaçante, battant avec force contre les dix rangées de carreaux de la large fenêtre, indiquait que le temps n'avait pas fait machine arrière dans sa course du monde.
Podisglav, lui, demeura un moment tout droit au centre de la pièce. Par dessus sa tunique blanche et ordinaire, son regard s’attardait à nouveau sur une petite table ronde en bois de merisier. Alors que l'homme s'y dirigeait, Ogrisha en fit autant, mené par une ancienne habitude. Il s'assit sur une des bergères et patienta en silence. Il comprenait qu'il fallait du temps au temps, autant que les secondes sableuses pouvaient s’égrainer dans la poussière du temps. Accommoder de nouveau son regard.
Après quelques minutes ou une éternité, l'homme se tourna enfin vers lui, le sourcil broussailleux. Était-il tourné vers le passé ? Ogrisha comprit mal ce travers. Ce n'était pas de la mélancolie.
— Tu es fâché ?
Il avait essayé une autre option. Podisglav hocha négativement la tête.
— Non, pas vraiment. Je suis en pleine réflexion.
Il se baissa sans un bruit, vers une commode fleurie et tira l'un des tiroirs. Prenant un plateau de jeux, il s’assit à son tour autour de la table d’échecs, s'éclaircit la gorge, plus apaisé.
— Non, je ne suis pas fâché. C'est juste qu'il y a des endroits qui nous hantent.
— Je comprends. Toi aussi. Je pense parfois à ce plaisir enfantin qu'on avait de jouer aux échecs.
Sans répondre, Podisglav fit coulisser le petit tiroir sous le plateau de jeu et entreprit patiemment d’en sortir chaque pièce, une à une. C'était de belles pièces de bois lourd et frais, que Ogrisha effleurait avec nostalgie sitôt qu’il les eut déposées à leur place sur le plateau. De temps à autre, Podisglav s’arrêtait, caressait avec douceur la silhouette de l’une d’entre elles du bout du pouce, avec le même sentiment dans les yeux. Comme si leurs esprits étaient en communion.
— Comme si nous étions sûrs de l'avenir, nous jouions avec insouciance.
Ogrisha fit la moue et regarda plus attentivement autour de lui, concentré, à la recherche de détails du passé. En vérité, il ne se souvenait plus trop. Peut-être des grimoires étranges de la bibliothèque ou des règles des échecs mais c'est tout. À part quelques parties éparses, cela faisait quand même cinq ans qu'il n'avait pas joué régulièrement une fois toutes les semaines avec l'homme mature.
— On a déjà vécu plein de parties d'échecs. Pourquoi maintenant ce ne serait pas avec insouciance ?
Le visage de Podisglav se crispa sans explication. Il répondit à sa question par une question.
— Pourquoi on a presque plus d'insouciance quand on est adulte ? Tu le sais, toi.
Puis, comme pour couper court, sans qu'il puisse réponde, il lui désigna le jeu à présent constitué.
— À toi l’honneur.
L’adulescent fut déstabilisé et pensa que la parole coincée dans la gorge du mâle viendrait avec le temps. Il considéra ses pièces ivoirines pendant un long moment, puis s’empara d’un pion qu’il avança de deux cases, en-dehors du centre. Cette ouverture fit sourire Podisglav, qui se remémorait ce lambeau du passé comme un bout de papier chiffonné sorti de sa poche.
— Tu ne changes pas, hein ? Toujours à faire ce premier coup risqué.
— En effet, je ne change pas. Quelque soit la valeur de mon âge ou le nombre de poils aux jambes.
— Ah ouais ? T'en es si sûr ?
Le sourcil de Podisglav se creusa, la bouche en cœur, et son front fut parcouru de quelques petits plis. Il avança un pion à son tour.
— Oui. Notre physique change mais pas notre cœur. Il reste celui d'un enfant si on sait le préserver.
Nonchalant, Podisglav lui lança un regard désabusé quoique plein d'amour paternel. Cherchant une position adéquate, il se cala sur la bergère garnie de coussins de velours d’un grenat passé, décoloré par la lumière du dehors. Il caressa soudain le bord du plateau en ébène du revers de la main et, considéra le jeu d’un œil clair et concentré. En outre, il préférait s'installer dans le jeu que dans la vie pour l'instant. A la lumière tombante et grise de ce petit jour pluvieux, les gouttes commençaient à se former en petits grêlons et toquaient dru contre la vitre. Celle-ci reflétait une des crises colériques de Zötse en un ciel menaçant et chargé d'éclairs. Indifférents au bruit, la partie continua.
Il revint à Ogrisha, l’œil sérieux.
— Franchement, cela m'étonnerait qu'on puisse préserve notre cœur du monde. Il suffit d'un geste...
Il déposa sa tour emprisonnée entre ses longs doigts épais sur la case où, une seconde plus tôt, se trouvait le cavalier de Ogrisha. Celui-ci gonfla ses joues et rejoignit ses mains devant lui. Puis, il les écarta vivement en un mouvement circulaire, relâchant tout l'air qu'il avait dans sa bouche. La voix de Podisglav lui parvint étrangement étouffée.
— D'un choix. Qu'il soit mauvais ou bon. Pour que tout explose et que ton cœur change à jamais.
Ogrisha inclina la tête, visionnant le plateau de jeu, l'air bien embêté par cet argument. Il était légèrement contrit et croyait qu''au fond, il fallait juste redonner espoir à l'homme.
— C’est normal. Tu es encore jeune par rapport à moi. Tu verras ! La vie, c'est difficile !
Il n'appréciait pas ce défaitisme. Ogrisha tendit le bras pour abattre prestement son fou sur la tour de Podisglav. En récupérant cette dernière et en la plaçant à côté du plateau avec énergie, il déstabilisa l'alignement si parfait de ses pièces. Oui, c'était ça, il fallait réfléchir avant d'agir. Pourtant, de trop réfléchir, cela nous nuirait. Par conséquent, il fallait réfléchir et agir en simultané. Ce serait de la pure intuition. De notre cœur éclairerait la bonne voix.
— C'est ça de ne pas écouter son cœur et de l'avoir oublié. C’est ça d'être vieux. Adulte, comme disent les Grands. Parce qu’on regarde trop à l'Extérieur pour paraître, on néglige le dedans. Si c'est ça, je ne veux pas être un Vrai Adulte. Je garderais l'esprit d'un enfant tout en vivant mon existence.
Podisglav tenta de souffler un grand coup. Seulement, ce fut un échec. Un rire chaotique lui monta le long de la gorge. Après un temps, il finit par s’éloigner d'un affalement soudain.
— Crois-tu pouvoir faire des choses d'adulte en étant encore un enfant ?
Podisglav lui adressa un regard vif et lumineux que Ogrisha prit comme un signe de la Chose parmi les choses . Ses yeux basculèrent à nouveau sur le jeu et sur sa reine, qu’il déplaça.
— Justement. Je me débrouillerais bien s'il le faut vraiment. Les moines du Clair-Obscur font bien vœu de chasteté alors je serais comme eux. Je n’aurais rien à proposer de ma personne.
Podisglav, le nez subitement penché sur le jeu, parut cependant ne pas l’entendre. Il cligna alors de l’œil sur la reine de Podisglav, sur la sienne, considéra ensuite avec soin ses autres pions et sa tour, demeurée en retrait. Avec précaution, il l’avança sous le nez de la reine noire, plusieurs cases en avant, puis frôla de l’index une case demeurée vide. Podisglav le regarda faire, interdit.
— Es-tu sûr de toi ? Ces moines bafouent quand ils le peuvent, cachés sous des draps d'un autre.
Ogrisha haussa légèrement le menton.
— Je ne savais ce fait. Cependant, je suis sûr de vouloir garder ma chasteté.
Les doigts au-dessus de sa reine, en attente, Podisglav hésita. Puis d’un geste lent, il mangea la tour que l’enfant venait d’amener jusqu’à lui. Ceci fait, ce dernier exposa un fait imparable :
— Crois-en ma vie. Vouloir est vain.Tu ne pourras pas résister au deimon du Croque-Midi.
Ogrisha pinça la bouche et ça fit comme une ligne barrant sèchement son fin visage.
— Si c'est le cas... Si c'est le cas...
Le mâle releva soudain vivement son nez tel un museau qu'il avait plongé, un instant avant, dans le jeu de plateau. Il tendit ses oreilles à l’affût de sa réponse. Apparemment intrigué, il attendit. Le jeune déporta son regard dans toute la pièce comme si la réponse se trouvait toute proche de lui, au bout de son nez. Immobile et neutre, Podisglav l’observait. Mal à l’aise, Ogrisha se redressa.
— Tu ne sais pas, hein ? Ne te tracasses pas pour ce que je viens de sous-entendre. Profite de ta jeunesse pendant qu'il est temps et essaye de faire les bons choix.
Ogrisha fronça le nez, perturbé.
— Les bons choix ?
— Ce sont les choix de ton cœur alliés à ton esprit. Parce que le cœur est rien sans l'esprit et inversement. Tant que ton cœur et ton esprit ne souffriront pas, ce sera le signe que tu as prises les bonnes décision quand il le fallait. Que tu as fait les bons choix.
Podisglav s’empara de l’un de ses pions, qu’il plaça à hauteur de son visage.
— Ce pion noir est le mien. Pourtant, je pourrais faire un autre choix. Celui-ci te ferait envisager un autre choix pour toi-même. Quelle que soit l’issue de cette partie, je pourrais douter ou te faire douter d'un choix que tu as fait selon que tu aies gagnée ou perdue.
Ogrisha haussa les épaules.
— Mais ce n’est qu’un jeu.
— Bien sûr. Ce n’est qu’un jeu. Néanmoins, il y a d’autres jeux plus dangereux dans la vie.
Il reposa le pion avec précaution, à l’endroit où il se trouvait quelques instants plus tôt. Ogrisha renifla.
— Il n'y a aucun espoir qu'on gagne à ces jeux si on doit faire avec les choix des autres ?
— Est-ce que tu m'as entendu ? Même si les autres sont importants dans notre vie, il faut d'abord que tu écoutes ton cœur et ton esprit, et pas ceux des autres. N'aie aucun regret ou remords.
— Vraiment ? C'est ça le secret.
— Le secret ?! Le secret d'une vie éternelle et heureuse, peut-être. Une vie convenable, c'est sûr.
Podisglav lui fit un clin d’œil. Ogrisha se recula au fond de sa chaise.
— Une vie convenable. Je ne sais pas si cela me convient ça.
L'homme mature prit un air sérieux et convaincu, se demandant ce qui se passait dans la caboche de l'adulescent. Il emprisonna son menton dans une main et eut une phrase lapidaire.
— C'est ça ou rien, sanctionna-t-il, la face bien sous tout aspect, convaincu par ses dires. — J'aime mieux rien, si c'est ça.
Ogrisha ouvrit la bouche et la referma, faisant la tête de pioche comme il en avait l'habitude, enfant, quand il faisait parfois des caprices.
— Tu ne peux pas choisir rien sinon tu feras rien de ta vie. Même là, c'est un choix. De respirer, c’est un choix. Toute la vie est une question de choix. Tu ne peux pas les esquiver comme dans un parcours d'obstacles. C'est que quand on est mort, qu'on n'as plus le choix.
— Je comprends.
Podisglav soupira.
— Lorsqu'on crée notre monde, on fait un choix. Quand on créé un choix, on fait le Monde. Beau proverbe, hein ? Je crois que c'est tiré d'un vieux grimoire de la terre de Panderlock. Pour être sûr que ce soit juste, il faudrait que j'ai le livre sous les yeux. Mais, peu importe. De toute façon, je suis certain qu'il n'est pas dans cette pièce. C'est dans une autre du Domaine des Plaisirs, oui.
Ses doigts voletèrent, et Ogrisha préféra ne pas solliciter ses vieux souvenirs.
— Oui, c'est un bon dicton. À croire qu'on est l'Architecte et qu'on fait le Monde avec une poussière d'étoiles et quelques fifrelins qui vont avec
— Tu verras. La différence est minime entre notre monde et le Monde en général.
Le jeune homme acquiesça. Taiseux, Podisglav déplaça d’abord son roi pour le mettre hors d’atteinte puis laissa son ongle s’attarder sur la pointe à son sommet.
— Prends garde à ce que ta vie ne prenne place bien là où il faut, familière avec les bons choix et tu construiras au fur et à mesure ton monde. Fais en sorte que chaque jour te satisfasse.
Ogrisha ouvrit grand la bouche, buvant ses paroles.
— Que chaque jour me satisfasse ?
— Pas tout à fait. Plutôt juste ce qu'il faut pour que tu sois bien dans ton corps. Pour que ton esprit et/ou ton cœur ne pâtissent pas ton malheur. Tu verras, c'est un juste équilibre. Il faut être tout le temps à l'affût pour faire les bons choix et ne pas se précipiter.
Il se racla la gorge puis ajouta :
— Oui, la précipitation, c'est la mère de tous les vices. Cela peut faire rater toute une vie ou une bonne partie de celle-là.
Ogrisha pencha la tête et déplaça un pion d’une main distraite. Sa voix se fit ample, telle celle d'un jeune blanc-bec qui essaie de se faire remarquer dans une foule trop grande.
— Tu exagères là. Juste pour m'impressionner et me faire tendre vers ton avis.
Podisglav secoua la tête, de gauche à droite, penchant alternativement entre positif et négatif. L’adulescent en fut un peu déboussolé et ne sut où était le nord où était le sud.
— Peut-être bien que oui. Peut-être bien que non.
— Arrête de me faire marcher.
— Pourquoi ? C'est ça qui te fait avancer dans la vie.
La fossette de Podisglav se creusa en un sourire.
— Si tu le dis. Moi, cela ne me fera pas rire.
Ogrisha laissa un silence s'installer et fit une moue contrariée de petit garçon, prenant son menton à pleines mains. Podisglav loucha et fit une grimace si loufoque que le jeune craqua de rire.
— Essaye juste de ne pas devenir comme les autres. Aussi con et désabusé que moi. De bouder, c'est bête mais de désespérer, c'est encore plus idiot.
L’index crochu abandonna le roi pour s’emparer du fou. Un autre pion disparut.
— Tu désespères, toi, le petit bourru ?
— Le petit bourru ?! Je te signale que je suis plus grand que toi.
Le visage de Podisglav se fronça brièvement, de ses grands yeux clairs à sa grimace trébuchante. Ogrisha en fut si saisi de justesse qu’il sentit des picotements lui picorer ses tempes.
— Tu n'as pas répondu à ma question. Est-ce que tu désespères ? Tu déprimes ?
Son visage redevint un peu plus sérieux, l’air verrouillé sur une vérité.
— Ne te méprends pas de ce que je marmonne dans ma barbe. La proximité de la quarantaine me fait déblatérer plus que de raison. Mais oui, parfois je désespère sans pour autant déprimer.
— Alors que tu es heureux de mener une vie convenable ?
Podisglav hocha la tête.
—Disons que je suis satisfait le plus grandement du monde. J'ai un adulescent qui est un peu coriace mais je l'aime. Comme Greishdúr, mon cher mari, l'Impassible Colosse. C'est le bonheur !!!
Ils continuèrent à jouer dans un silence relatif, capturé entre deux grêlons, gros comme des pavés, écrasées tout contre la fenêtre renforcée. Ogrisha n’insista pas. Il était habitué parfois à de courts silences rythmés par de longues discussions avec Podisglav. Et cela satisfaisait tout à fait sa curiosité. Il s'imaginait que les silences de Podisglav faisaient partie d'une Valse Endeībeulée. Ne pas percevoir cette danse ne le troublait pas le moins du Monde et de son monde.
Lorsque, après plusieurs minutes de jeu, il coucha enfin sur le plateau le roi noir, sans rien dire, le mâle ouvrit grand les yeux. De son index épais, Podisglav balaya les cases quelques instants, comme pour retracer et finir le voyage intellectuel et ludique, l'air de n'avoir rien compris à ce qui s'était passé. Le grand sourire et le regard paternel, qu’il posa sur Ogrisha firent cogner la poitrine de ce dernier très fort comme une locomotive. Sa satisfaction était visible. Par rapport au jeu et par rapport à ... son père. Se frottant les yeux, il faillit lâcher une larmichette.
— J’ai gagné.
Podisglav hocha la tête, une lueur chaude au fond des yeux.
— Oui, tu as gagné.
En passant la porte quelques instants plus tard, déjà presque disparu dans le sommeil, Ogrisha se retourna vers lui. Podisglav était toujours assis, le sourire éclatant sur son visage encore lisse. En bâillant, il demanda :
— Ça te dirait qu'on reprenne notre partie d'échecs quotidienne ?
— Bien sûr. Pour que je me dérouille et que je te dérouille un peu. Avec grand plaisir.
Ce fut une cascade de rires des deux côtés. Ogrisha laissa échapper une parole de fiérot, ne croyant pas qu'il pouvait perdre. Le jeune dit bonne nuit et disparut dans sa chambre.