Chapitre 16 : Loreleï - Rituel

Loreleï attendait à genoux, les yeux baissés, dans la parfaite position d’attente qu’on lui avait appris à prendre. La porte devant elle s’ouvrit, dévoilant des pans de vêtements mauve. Immédiatement, Loreleï leva les yeux vers la porteuse de savoir. Ces femmes se respectaient, certes, mais pas trop non plus. On ne baissait pas les yeux devant l’une d’elle. On ne se montrait pas insolente non plus. Elle méritait le respect mais pas la soumission aveugle.

La vieille femme tenait ses cheveux blancs en chignon, comme son rang l’exigeait. Détachés, lui arrivaient-ils aux épaules ? Au milieu du dos ? Aux hanches ? Loreleï n’en avait aucune idée. Ses yeux bruns se posèrent sur elle avec douceur.

- Tu as douze ans aujourd’hui, Loreleï.

L’adolescente sourit. Depuis le temps qu’elle attendait cela !

- Tes compétences sont validées, tu le sais, poursuivit la porteuse de savoir.

Loreleï en avait été informée lors de ce même rituel l’année passée. Elle avait brillamment intégré tous les savoirs de base, tant physiques qu’intellectuels. Sauf que le passage de l’autre côté ne pouvait se faire avant ses douze ans.

Loreleï avait rongé son frein, se soumettant à la volonté de père, continuant à étudier consciencieusement, augmentant encore ses connaissances, évoluant bien plus loin que nécessaire. Elle avait poursuivi ses entraînements sportifs, ne lâchant rien. Elle voulait tant rendre père fier.

Elle allait bientôt passer de l’autre côté, rejoindre ses sœurs adultes. Il lui tardait tant !

- Tu vas pouvoir passer le test, annonça la porteuse de savoir.

Loreleï ignorait tout de son contenu. Elle était à la fois morte de peur et rongée par l’impatience. Elle voulait prouver sa valeur tout en craignant d’être présomptueuse. On lui avait appris la valeur de l’humilité sans omettre la confiance en soi. Loreleï dansait en équilibre entre les deux et les porteuses de savoir ne tarissaient pas d’éloge. Loreleï jouait au funambule avec brio.

- Tu vas pouvoir dire adieu aux lieux de ton enfance. Tu ne reviendras jamais ici, annonça la porteuse de savoir. Lève-toi et suis-moi.

Loreleï obtempéra. Elle passa la porte à la suite de sa préceptrice et s’arrêta nette devant elle. Elle venait de piler dès la pas de la porte franchie, prenant la jeune femme par surprise.

- La salle du rituel, annonça la vieille femme en désignant la pièce d’où elles venaient de sortir.

Chaque année, Loreleï était venue se mettre là. Elle savait que même les bébés y étaient placés. Naturellement, elle ne s’en souvenait pas. Devoir rester à genoux, les yeux baissés, l’avait marquée à ses trois ans. L’avait-elle fait à un an et deux ans ? Elle n’en avait aucune idée.

À trois ans, en tout cas, elle en avait souffert. Elle se rappela de ses larmes muettes. Rester tranquille, sans bouger, pendant autant de temps ? La petite fille avait trouvé cela tellement difficile ! Elle avait échoué à tenir la position, ses yeux papillonnant souvent. Elle n’avait pas été punie. La seule vue des yeux déçus de la porteuse de savoir avait suffi à la blesser. Elle s’en voulait tellement d’avoir échoué. Par la suite, elle s’était surpassée et plus jamais quiconque n’eut à se plaindre d’elle lors d’un rituel.

Loreleï détourna son regard de la petite pièce blanche nue et vide. La porteuse de savoir sourit avant de suivre le couloir.

- La salle à manger, désigna la porteuse de savoir.

Loreleï observa la grande table de cette pièce chaude et chaleureuse. Douze chaises l’entouraient, de tailles différentes, adaptées à la morphologie de leurs propriétaires. La plus grande chaise n’était pas pour Loreleï mais Amina, la nourrice de Claire, la plus jeune sœur, qui buvait encore du lait au biberon.

Le souvenir le plus marquant qui lui revint fut celui de Gabriella, de trois ans son aînée.

Gabriella venait d’avoir onze ans et de devenir la confidente de Koraya. Cette dernière vénérait Gabriella, la grande, qui bientôt, passerait de l’autre côté. Elle buvait ses paroles et lui obéissait. Gabriella en profitait et ainsi, Koraya réalisait ses propres corvées ainsi que celles de son aînée. Les porteuses de savoir avaient pénétré la salle à manger, chose qu’elles ne faisaient jamais habituellement.

- Debout ! avaient-elles ordonné.

Loreleï, alors âgée de six ans, avait regardé ses sœurs puis avait, à contre-cœur comme toutes, obtempéré.

- Rasseyez-vous celles qui considèrent normal que Koraya réalise les corvées de Gabriella.

Koraya, Gabriella, Frida et Mel s’assirent. Loreleï resta debout. Gabriella aurait dû prendre soin de Koraya, pas en profiter pour l’asservir de cette façon.

- Quatre assises, compta la porteuse de savoir. Les trois plus petites sont trop jeunes pour saisir ce qui se passe. Je ne les compte donc pas.

Il restait quatre sœurs debout.

- Valama, défends ton point de vue, ordonna la porteuse de savoir.

- Gabriella a reçu le rôle de confidente pour porter Koraya, la soutenir, l’écouter, la rassurer, pas pour satisfaire à ses propres envies. Elle est censée être tournée vers l’autre, pas l’inverse.

- Frida, défends ton point de vue.

- Gabriella réalise parfaitement sa mission. Koraya est épanouie depuis que Gabriella l’a prise en charge. Koraya s’est proposée de faire ses corvées à la place de sa confidente. Gabriella n’a rien requis. Koraya indique juste ses remerciements de cette façon. J’ai agi de même avec ma confidente. Je lui faisais son lit, précisa Frida.

- Mel, défends ton point de vue.

- Koraya n’est pas obligée de faire ça. Elle le fait volontiers, avec joie et envie. Elle est ravie de venir en aide à Gabriella qui, en retour, prend bien soin d’elle et utilise beaucoup de son temps et de son énergie vers elle. C’est une symbiose qui me semble tout à fait acceptable.

- Loreleï, défends ton point de vue.

Gabriella et Koraya ne seraient probablement pas interrogées, étant les sources du problème. Tous les yeux se tournèrent vers la fillette à la peau d’ébène, les cheveux noirs courts tressés sur son crâne. Elle mordillait ses grosses lèvres rouges. Son cerveau tournait à mille à l’heure.

- Nous devons apprendre à nous occuper de nous. Gabriella n’apprend pas, indiqua Loreleï. Nous devons apprendre à servir le père. Gabriella n’apprend pas. Nous devons servir le père et seulement lui. Koraya sert quelqu’un d’autre. C’est un blasphème.

La salle en fut muette de stupeur. Mel se leva en baissant les yeux, marmonnant une prière. Frida la suivit rapidement. Gabriella se mit debout lentement. Koraya était dévastée. Les larmes ravageaient son visage et elle tomba à genoux en tremblant.

- Pardonne-moi, père, pardonne-moi, murmura-t-elle en sanglotant.

- Frida, trois jours d’isolement pour avoir servi ta confidente au lieu de père en faisant son lit. Koraya, une journée d’isolement pour avoir servi ta confidente en lieu et place du père.

Frida avait réalisé cet acte bien plus longtemps que Koraya. La sanction tombait en conséquence. Frida et Koraya allaient devoir passer leur temps de punition seules, dans une cellule vide, à genoux, à prier.

Loreleï détourna son regard de la salle à manger en souriant. Plus personne ne s’était acquittée de la corvée d’une autre après cela.

- Le dortoir, indiqua la porteuse de savoir.

Loreleï regarda son lit, le plus proche de la porte. Elle se souvenait chaque départ, chaque lit vide : Gabriella, Frida, Mel, Valama puis Koraya, toutes parties de l’autre côté. Avaient-elles réussi le test ? Les retrouveraient-elles maintenant que son tour venait de passer la porte ?

Au fond du dortoir se trouvaient les berceaux des petites. Loreleï détestait le départ d’une sœur. D’abord parce qu’elle perdait une amie, mais également parce qu’il signifiait l’arrivée d’un bébé, un nourrisson hurlant les empêchant de dormir la nuit. Les nourrices ne les quittaient pas mais rien ne pouvait empêcher un bébé de pleurer.

Loreleï soupira. Pour une fois, elle n’aurait pas à subir. C’était elle qui partait, offrant une place libre pour une nouvelle sœur. Elle allait rejoindre les adultes. À condition de réussir l’épreuve !

- Les jardins.

Loreleï frissonna. Le souvenir lié à cet endroit était violent, terrible, destructeur.

Trois ans plus tôt, les filles jouaient au basket ensemble, trois contre trois, les plus petites se contentant de s’amuser dans l’herbe.

- Le père ! annonça une voix.

Le jeu s’arrêta instantanément. Loreleï se mit à genoux en position de soumission et ferma les yeux, acte requis en la présence de père. Elle supposa que ses sœurs avaient fait de même. Loreleï entendit des bruits de pas et des échanges lointains qu’elle ne tenta pas de comprendre, ne voulant pas se montrer impolie. Le père venait rarement.

De quand datait sa venue précédente ? Ah oui ! Loreleï nettoyait seule un couloir lorsque la voix avait résonné. Elle s’était mise en position, lâchant son balai serpillière qui s’était écroulé sur le sol dans un bruit aigu. Il ne lui avait pas adressé la parole. Elle avait entendu ses pas devant elle puis la voix avait annoncé :

- Tu peux reprendre, Loreleï.

Seule trace de son passage : des marques de pieds chaussés sur le sol jusque-là immaculé. Loreleï avait repris son travail depuis le début sans se plaindre.

La même chose se produisit sous le soleil.

- Vous pouvez reprendre, mesdemoiselles, annonça une voix après un interminable temps d’attente.

Lorsque Loreleï rouvrit les yeux, elle hurla. Devant elle se tenait le corps de Sybille, allongée, ses cheveux roux baignant dans le sang l’enveloppant de partout.

- Elle a ouvert les yeux, annonça froidement une nourrice.

Loreleï observa sa sœur un an plus jeune qu’elle. Elle venait de défier père et de le payer. Si certains manquements n’étaient punis que d’isolement ou de corvées supplémentaires, d’autres se révélaient bien plus graves. Loreleï n’en avait été que plus soumise. Père faisait respecter sa volonté, durement si besoin. Sybille était si gentille mais curieuse, cela, Loreleï le savait.

- La bibliothèque, annonça la porteuse de savoir.

Que d’heures d’études passées ici à travailler les langues, les sciences, les maths, l’histoire et la politique, mais également et surtout, les volontés de père. Le silence et le calme étaient de rigueur.

Après le rituel de ses trois ans, une sœur gagnait le droit d’entrer dans cette pièce. Elle y apprenait à lire et écrire dans plusieurs langues, avec différents alphabets, puis à compter en chiffres ou avec des bouliers.

Chaque maîtrise offrait de nouvelles possibilités, plus nombreuses et variées, de quoi nourrir l’esprit, l’aiguiser, le perfectionner, le tout afin d’être utile à père.

Loreleï sourit : elle allait enfin le servir. L’impatience monta d’un cran. Elle détourna le regard de ce lieu qu’elle ne reverrait jamais et suivit la porteuse de savoir, se forçant à garder un pas lent alors même qu’elle ne rêvait que de sautiller.

- La cuisine.

Pas la pièce préférée de Loreleï. Elle détestait touiller, couper, éplucher, mesurer, peser, goûter. Elle passa rapidement, peu désireuse d’accorder du temps à cet endroit.

- Les sanitaires.

Toilettes, douches, lavabo, toutes ouvertes, interdisant la moindre intimité. Les sœurs devaient être unies, sans secret les unes pour les autres. Elles se lavaient, mangeaient, dormaient et étudiaient ensemble, les petites apprenant des grandes, les grandes aidant les petites. Les nourrices s’occupaient des nourrissons mais pas davantage.

De bons souvenirs remontèrent. Loreleï se souvint des heures passées à nettoyer cet endroit, moment de solitude apprécié. Elle aimait la certitude du travail bien fait. Découvrir l’endroit plein de cheveux, de savons et de saleté la comblait de joie car elle savait que lorsqu’elle sortirait, la pièce brillerait et ce serait grâce à elle. Elle savait cela bizarre. Sa confidente avait ri en l’entendant lui expliquer cette excentricité tout en lui annonçant comprendre. Elle-même ressentait cela en cuisinant, grâce aux sourires appréciateurs des convives à table.

- La ferme.

Loreleï en eut les larmes aux yeux. Comme les animaux allaient lui manquer ! Elle les aimait tant. La pouliche douce qu’elle montait souvent. La vache dont elle trayait le lait. Les poules et leurs œufs. Les canards qu’elle attrapait avant de leur tordre le cou et de les plumer.

Elle n’eut pas un regard vers le potager qu’elle détestait et son visage se mouilla. Elle n’était pas peinée de quitter ses sœurs car après tout, elle les retrouverait bientôt, l’une après l’autre, année après année. Les cochons, les chevaux, les chèvres, les lapins, en revanche, resteraient de ce coté de la porte. Elle pleura ses fidèles compagnons puis s’éloigna, le cœur lourd.

- La salle de repos.

Loreleï revit ses discussions animées avec Mel et Frida. Elles n’étaient jamais d’accord et les débats duraient longtemps. Tout sujet méritait un argumentaire : un conflit armé, la conquête de l’espace, les atomes ou nos amis les champignons.

Soudain, elle eut très envie de les retrouver. Elles lui manquaient tant. Elle avait aimé être la plus grande, celle vers laquelle tout le monde se tourne, qu’on respecte, qu’on imite. Elle savait qu’elle avait devenir la plus jeune, perdre tout statut et pourtant, elle crevait d’envie de passer la porte, de subir cette foutue épreuve et d’enfin devenir adulte.

Elle recula d’un pas pour suivre la porteuse de savoir qui s’avançait dans un couloir. Elle ne croisa personne. Ses sœurs réalisaient un parcours d’orientation très physique sous le contrôle de Sabilla. La pauvre, pensa Loreleï. Elle allait devoir grandir plus vite que prévu et être la grande durant deux ans, la mort de Sybille ayant laissé un trou béant dans l’organisation.

Elle se demanda si Homba allait enfin réussir à ne pas se perdre. La petite dont elle avait été la confidente toute l’année disposait d’un très mauvais sens de l’orientation. Elle montrait un esprit fin, ouvert, gai et lumineux. Elle aimait apprendre et se montrait très obéissante et docile. En revanche, différencier sa gauche de sa droite lui résistait toujours.

Loreleï stoppa après un coude. La porteuse de savoir ne lui en tint pas rigueur. Elle s’arrêta et attendit silencieusement.

Loreleï observa le coin du mur dans le petit renfoncement menant au placard à balais. C’était là qu’Homba et elles s’étaient parlées pour la première fois, telles deux petites souris, loin des autres. Le souvenir l’envahit.

- Ce que tu vois, je le vois aussi, confessa Loreleï.

La petite ouvrit de grands yeux. Loreleï se rappelait avoir elle aussi eu du mal à y croire lorsque Frida, devenue sa confidente, le lui avait annoncé.

- L’aura autour des gens, précisa Loreleï, brillante pour nous, sombre pour les nourrices et les porteuses de savoir.

Homba sourit avant de glousser bêtement.

- Toutes nos sœurs le voient. C’est le don de père.

Homba l’avait écoutée, elle qui répétait les mots de sa propre confidente, savoir transmis de sœur à sœur, de confidente à confidente, dans un duo de bienveillance et de mystère.

Loreleï compterait les jours. Homba allait beaucoup lui manquer. Il lui tardait de la revoir. En attendant, penser à soi et à l’épreuve à venir. Elle reprit son chemin et la porteuse de savoir la mena jusqu’à une double porte battante.

- Je ne peux pas t’accompagner. Tu as le droit de passer la porte.

La vieille femme crispa la mâchoire. Loreleï comprit que la porteuse de savoir aurait voulu rajouter quelque chose. La femme en mauve frémit puis s’éloigna d’un pas vif, la respiration rapide. Loreleï observa la porte. Une épreuve l’attendait derrière : le test lui permettant de devenir une adulte. Elle sourit, inspira fortement puis passa la porte.

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