Les filles étaient installées dans le bureau de Mira.
La pièce n’était pas grande, mais baignée d’une lumière douce, chaleureuse. Les tons verts et bois clair dominaient, créant une atmosphère apaisante, presque méditative.
Des étagères tapissaient les murs, chargées d’ouvrages anciens — certains semblaient même faits main, avec des reliures fatiguées et des pages épaisses aux bords irréguliers.
Ayra inspira profondément. L’encens habituel de Mira flottait encore dans l’air, une odeur mêlée de cèdre et d’herbes sèches, reconnaissable entre mille.
Ce matin-là, après le petit déjeuner, Mira les avait retenues, Élika et elle.
Elle leur avait simplement dit : « Je pense que je peux vous aider. Il ne faudrait pas que les événements d’hier se reproduisent. »
Une allusion discrète, mais suffisante.
Élika n’avait pas réagi tout de suite, mais Ayra sentait bien qu’elle bouillonnait intérieurement. La colère d’hier, mêlée d’inquiétude, n’était pas totalement retombée. Et Mira semblait le savoir aussi.
— Bien, fit simplement Mira en refermant doucement la porte du bureau derrière elle.
Le clic du loquet résonna faiblement dans la pièce, comme une ponctuation discrète. Elle voulait leur offrir un moment à part, à l’abri des regards comme des distractions.
Sans ajouter un mot, elle se dirigea vers la bibliothèque, effleurant les tranches de ses ouvrages d’un geste familier. Elle mit quelques secondes à repérer celui qu’elle cherchait, feuilletant les pages avec une lenteur mesurée.
— Ah, voilà…
Elle revint vers la table et posa le livre devant elles, avec tout le soin qu’on accorde à quelque chose de précieux.
Les pages, épaisses et jaunies par le temps, dégageaient une odeur de parchemin et d’herbes séchées.
Un dessin simple y occupait la double page : deux formes humaines, stylisées, tracées d’un seul trait fin. Elles se faisaient face, à une distance égale.
Un mince fil lumineux reliait leurs têtes, comme un fil d’argent suspendu entre deux esprits.
— Ce que vous voyez là, murmura Mira, c’est l’une des représentations les plus anciennes du Partage.
— Ce lien, reprit Mira en caressant doucement la page du bout des doigts, peut être biologique…
Mais il peut aussi naître d’autre chose.
D’une énergie partagée.
D’un accord profond entre deux êtres.
Elle releva les yeux vers elles, son regard apaisant mais intense.
— Il ne s’agit pas seulement de sang, ni même de volonté. C’est une résonance. Quelque chose qui existe déjà… en attente d’être révélé.
Ayra s’avança, intriguée, pour mieux observer le dessin.
Les écritures qui entouraient les silhouettes lui semblaient familières, sans qu’elle puisse les lire. Elle en avait déjà vu à Aetheris, gravées sur des murs anciens ou dans des livres interdits.
Son père lui avait dit un jour que seuls quelques initiés étaient encore capables de les déchiffrer… et qu’il valait parfois mieux ne pas chercher à comprendre ce qui appartenait à l’ancien monde.
— Tu penses… qu’on est capables de se transmettre nos pensées ? demanda-t-elle, les yeux fixés sur le fil entre les deux formes.
Mira hocha doucement la tête.
— Oui. Mais il faudra de la patience… et du lâcher-prise.
Elle tourna alors son regard vers Élika, plus appuyé, presque insistant.
— Mais vous en êtes tout à fait capables. Toutes les deux.
Et cette connexion… elle peut se faire à distance aussi ? demanda enfin Élika, le regard fixé sur le dessin.
— Bien sûr, répondit Mira, un sourire léger aux lèvres.
Elle semblait satisfaite de voir que son idée éveillait leur intérêt.
— Mais je vous préviens, ajouta-t-elle en refermant doucement le livre.
— Ça ne se fera pas en un jour. Ni en un seul essai. C’est comme un muscle : il faut l’entraîner, le comprendre… et parfois, l’attendre.
Les deux sœurs restèrent pensives un instant, le regard toujours posé sur le livre ouvert.
Quelque chose dans le tracé ancien du dessin, dans le silence du bureau, semblait résonner en elles. Comme un appel encore lointain… mais réel.
— On pourra faire notre première séance ce soir, après votre journée, proposa Mira d’une voix calme.
— Rien de long, juste un premier pas.
— On peut essayer, oui, répondit Ayra doucement, sans quitter le dessin des yeux.
Élika acquiesça d’un léger mouvement de tête. Elle ne disait rien, mais ses mâchoires serrées trahissaient une concentration intérieure déjà en marche.
— Reeenn !
Eren se réveilla en sursaut, haletant, le corps trempé de sueur. Le cri résonnait encore dans sa tête — une voix d’enfant, aiguë, désespérée, qui l’appelait à travers le temps.
Il se redressa sur un coude, le souffle court, le cœur battant à tout rompre, et mit plusieurs secondes à revenir à la réalité. La chambre était silencieuse, baignée d’une lumière pâle. Mais ce souvenir… il revenait. Encore.
Ces derniers temps, il le sentait revenir plus souvent, plus fort. Comme si, sans s’en rendre compte, il se rapprochait enfin de son but.
Il le savait : sa sœur était ici, quelque part à Clairmont.
C’est ce qu’on lui avait dit. C’est ce qu’il croyait. Ce qu’il espérait.
Depuis son arrivée, il avait scruté chaque visage, chaque regard dans les rues de la ville.
Les patrouilles l’aidaient à circuler, à observer… mais aucun des visages qu’il croisait ne lui renvoyait celui qu’il cherchait.
Une petite fille aux cheveux presque blancs, les yeux écarquillés, figée de peur…
Puis un éclair de puissance.
De la glace. Surgie de nulle part.
Pour le sauver.
La seule qu’il avait rencontrée avec des cheveux aussi clairs, c’était Élika.
Mais elle… elle se rapprochait trop de son âge. Deux ans de moins, peut-être. Pas plus.
Et surtout, elle ne correspondait pas du tout à l’image qu’il avait en tête.
Élika était humaine. Il en était convaincu.
Trop rationnelle, trop ancrée dans la réalité.
Elle n’avait rien de la petite fille aux pouvoirs déchaînés, aux yeux brillants de panique, qui avait fait surgir la glace ce jour-là.
Il ferma les yeux, les sourcils froncés, puis pressa sa paume contre son front, comme s’il pouvait faire remonter les souvenirs à la surface par la seule force de sa volonté.
Mais rien.
Pas même une image plus nette.
Pas une odeur.
Pas un son.
Juste ce cri, encore…
Reeenn !
Il se leva tant bien que mal, les jambes encore engourdies, l’esprit embrumé par le rêve.
Chaque pas semblait plus lourd que le précédent, comme si la nuit l’avait laissé vidé de son énergie.
Il descendit lentement dans le séjour, les paupières encore mi-closes.
D’ordinaire, l’odeur du cuir — imprégnée dans les fauteuils et les sangles de ses affaires — avait quelque chose de rassurant, presque familier.
Mais ce matin-là, elle lui monta à la gorge.
Une légère nausée lui serra l’estomac, sans qu’il puisse en expliquer la cause.
— T’es enceinte ou quoi ? lança Kael, le ton moqueur, la bouche à moitié pleine.
Eren grimaça légèrement, passa une main dans ses cheveux, puis répondit d’un ton plat :
— Non… pas beaucoup dormi.
Il marqua une pause, croisa brièvement son regard.
— Comme si ta première question méritait une réponse, de toute façon.
Kael haussa un sourcil, un coin de pain suspendu à mi-parcours vers sa bouche, vaguement amusé.
— Où en sont tes recherches concernant l’Envoyée ? demanda Eren, tout en s’asseyant à son tour.
Kael soupira longuement, comme si la question pesait autant que le silence qu’elle rompait.
Il termina de mâcher avant de répondre, le regard levé au plafond :
— Non… pas plus qu’hier.
Ni qu’avant-hier.
Ni que la semaine dernière, en fait.
Il planta sa fourchette dans un morceau de fruit avec un soupçon d’agacement feint, comme pour souligner l’absurdité de cette attente.
— Tu veux qu’on reparte sur les mêmes questions, ou t’as du nouveau ?
— Il semble que tu oublies pourquoi nous sommes là… lança Eren, le ton plus dur qu’il ne l’aurait voulu.
Kael leva les yeux vers lui, un demi-sourire au coin des lèvres.
— Et toi, tu oublies la finalité, répondit-il en reprenant une bouchée, comme si de rien n’était.
Il mâcha un instant, avant d’ajouter, sans regarder son frère :
— Vaut peut-être mieux que tu la trouves avant moi, finalement…
— Ça va faire un mois qu’on est là…
Et rien.
Pas d’avancement. Pas un seul foutu signe. Dit-il d’un ton irrité.
— Mouais… je te rappelle qu’on est ici à cause d’une rumeur.
Je suis à l’université à cause de cette rumeur.
Rien ne prouve qu’elle est ici, finalement.
— Elle est ici. J’en suis sûr.
— Ouais, bon.
Pendant que toi tu sens des présences invisibles…
Moi, j’ai rendez-vous avec l’Archange Michel.
Il se leva, enfila son long manteau, prit son sac et partit sans un mot de plus.
Eren en était certain : elle n’était pas loin.
Peut-être qu’ils ne regardaient simplement pas au bon endroit.
Il se leva à son tour, le pas toujours aussi lourd, et se décida enfin à se préparer.
Ding dong.
La sonnette retentit juste au moment où Ayra et Dahlia s’apprêtaient à partir.
Élika leva les yeux de sa tasse.
— N’oublie pas que ce soir, tu dois être à l’heure. Mira nous attend pour la séance.
— Oui, je sais, je serai là !
— J’espère bien, répondit Élika avec un regard appuyé.
Ayra ouvrit la porte… et se figea.
— Mais… que fais-tu là ?
— Hé bien, pour le coup, autant faire l’aller-retour directement.
Kael se tenait sur le perron, mains dans les poches, comme s’il était parfaitement normal qu’il vienne la chercher pour aller en cours.
Il esquissa un demi-sourire, son éternel air moqueur aux lèvres.
— T’auras moins peur.
— Dahlia est avec moi… et je n’ai pas peur ! protesta Ayra, les bras croisés.
— Dahlia ne ferait même pas fuir une ombre, répliqua Kael, un sourire en coin. Elle est bien trop joviale.
— Sympa… vraiment ! répondit Dahlia, faussement vexée, en haussant un sourcil.
— Avoue, c’est parce que tu ne veux pas rester tout seul, lança Ayra en plissant les yeux.
— C’est cela, oui… Si ça avait été le cas, j’aurais choisi un autre style, répondit Kael sans se départir de son calme, les mains toujours dans les poches.
Ayra haussa un sourcil, faussement outrée.
— Un autre style ? Et qu’est-ce que ça veut dire, ça ?
Kael lui jeta un regard en coin, amusé.
— Rien de méchant… juste plus silencieux. Moins piquant.
— Tu veux dire, moins moi ?
— J’ai pas dit ça.
Il avançait d’un pas tranquille, les mains toujours enfoncées dans les poches, comme si tout était normal. Mais un léger sourire en coin trahissait le plaisir qu’il prenait à ce petit jeu.
— Vous deux… vous ne vous rendez même pas compte du jeu auquel vous jouez, fit remarquer Dahlia en les regardant à tour de rôle.
— Pour ma part, je ne joue à rien ! répliqua Ayra en croisant les bras. Il est toujours dans mes pattes !
— C’est toi qui me cherches ! lança Kael, aussitôt.
Dahlia leva les yeux au ciel, un sourire au coin des lèvres.
Ils étaient irrécupérables.
— Ton frère est venu chercher ma sœur ce matin, fit remarquer Élika sur un ton neutre, presque anodin.
Eren tressaillit à peine, mais elle remarqua qu’il avait l’air plus tiré que d’habitude. Comme si la nuit n’avait pas été de tout repos.
— Ah ?… C’est tout lui, répondit-il simplement, en détournant le regard.
— Oui, ben j’espère qu’il la ramènera à l’heure cette fois, lâcha Élika, les bras croisés.
— Il fera ce qui lui chante, comme d’habitude, répondit Eren sans lever les yeux.
Ta sœur pourrait aussi rentrer d’elle-même.
— Il y en a un qui est de mauvaise humeur ce matin, fit remarquer Élika, le regard toujours fixé droit devant elle.
Ils continuaient à marcher, longeant les rues pavées en direction de leur prochaine mission. Cette fois-ci, leur parcours les menait à l’opposé de leurs rondes habituelles — derrière le grand château qui surplombait Clairmont, majestueux et silencieux.
— Désolé. J’ai mal dormi… effectivement, admit-il en lui lançant un léger sourire.
Eren ajouta, en reprenant un ton plus professionnel :
— Qu’a dit Théo sur la nature de la mission ? J’avoue… je n’ai pas trop écouté.
— Encore du bétail qui a disparu, répondit Élika.
— Mais cette fois, leur fils aurait vu quelque chose… depuis la fenêtre de sa chambre.
Ils approchèrent de la ferme. Ici, les ruisseaux se multipliaient, serpentant entre les prairies.
Il fallait emprunter un petit pont de pierre, suspendu au-dessus d’une rivière agitée, pour atteindre l’allée menant à la fermette.
Élika réprima un haut-le-cœur à l’odeur du fumier fraîchement étalé.
Elle jeta un coup d’œil à son coéquipier… qui n’en menait pas large non plus.
— Ce n’est pas une odeur qu’on devrait croiser dès le matin ! grogna-t-elle en portant une main devant son nez.
Pour toute réponse, Eren poussa un râle guttural, à mi-chemin entre l’exaspération et la nausée.
Élika éclata de rire malgré elle.
Eren partit discuter avec les habitants, posant les questions d’usage.
Élika, de son côté, en profita pour faire le tour des lieux.
Elle suivit le petit chemin de terre qui menait au champ.
D’ici, elle pouvait distinguer la seule fenêtre de la maison orientée de ce côté.
Celle par laquelle le garçon disait avoir vu quelque chose.
Son regard glissa plus loin, jusqu’à un tas de bois coupé, empilé près des arbres.
La forêt. Toujours là, en toile de fond.
Clairmont semblait en être entièrement encerclé.
« Avec une telle proximité, pas étonnant que des animaux sauvages — ou autre chose — s’y aventurent… » pensa-t-elle.
Toutes les fermes que nous avons visitées étaient en lisière de forêt… »
Un point de plus à ajouter à sa petite liste mentale.
Un craquement attira son attention.
Il semblait provenir de derrière le tas de bois.
Elle s’en approcha lentement.
Le vent s’était levé, léger mais froid. Le ciel, lui, s’était couvert d’un gris lourd.
Les arbres de la forêt commençaient à s’agiter, leurs branches nues grinçant dans l’air humide.
Quelques pommes de pin tombaient ici et là, brisant le silence par de petits chocs secs.
Un bruit.
Un froissement.
Presque imperceptible, mais bien réel.
Élika s’arrêta net, tendant l’oreille.
Les hautes herbes, à une dizaine de mètres, se pliaient comme sous le passage d’un corps… rapide. Bas. Silencieux.
Elle plissa les yeux.
Un mouvement furtif, à peine une ombre, glissa entre les tiges avant de disparaître dans les premiers arbres de la forêt.
Pas assez pour voir. Juste assez pour savoir que ce n’était pas un renard.
Son cœur accéléra. Elle ne bougea pas.
— Qu’est-ce que tu fais ici toute seule ?
Elle sursauta violemment.
Eren se tenait derrière elle, visiblement sorti de nulle part.
— Tu m’as fait peur ! souffla-t-elle en le fusillant du regard.
— T’as l’air d’avoir vu un fantôme, répondit-il en fronçant les sourcils.
Élika jeta un dernier regard vers la forêt.
— J’ai cru percevoir un mouvement dans les herbes, dit-elle sans quitter la forêt des yeux.
— Qu’a dit le gamin, exactement ?
Eren croisa les bras, pensif.
— Il a vu quelque chose… grand, selon lui.
Un regard brillant, comme deux billes qui reflétaient la lune.
Il dit que ça a sauté sur une vache, puis… plus rien.
Disparu en un éclair.
Élika fronça les sourcils. Elle détourna enfin le regard.
— Et personne ne l’a cru, j’imagine.
Eren haussa une épaule, l’air sombre.
— C’est un gamin. On pense qu’il a rêvé. Mais lui, il en est certain.
Avant qu’ils ne quittent les lieux, le regard d’Élika fut attiré par un détail étrange sur l’une des bûches.
Elle s’approcha discrètement, pendant qu’Eren inspectait encore le champ, dos tourné.
Le symbole.
Gravé à même le bois.
Fraîchement, sans aucun doute.
Il n’y avait pas de mousse, pas de poussière, et l’écorce semblait encore ouverte, comme si la lame avait à peine quitté la surface.
« L’appel du destin… »
Un frisson remonta le long de son dos.
Elle ne dit rien. Pas maintenant. Mais elle savait que ce symbole n’était pas là par hasard.
— Allez, je pense qu’on a vu ce qu’on devait, dit Eren en se tournant vers elle.
Je t’invite à une petite pause bien méritée.
Je n’ai même pas eu le temps de boire mon café ce matin.
C’est fou comme on devient vite accro à ces trucs-là.
— Mais tu ne vis que pour les pauses ! répliqua Élika en secouant la tête.