En tailleur sur son lit, Alizéha était concentrée à manier le fil d’une aiguille. La cape d’Evan était étalée sur ses genoux. La fleur-soleil sur la table de chevet projetait sa silhouette sur les murs. À travers le hublot, l’obscurité avait englouti aussi bien le ciel que la mer. La déesse évitait de s’y attarder. L’étroitesse de la chambre était assez suffocante à elle seule. Il n’y avait que deux lits simples et un passage entre les matelas pour circuler. Le silence empirait l’oppression. Alizéha n’entendait plus les rires et les exclamations étouffées dans le salon. Les enfants s’étaient sans doute couchés. Après le repas, la soirée s’était poursuivie dans une ambiance conviviale, rythmée par les jeux de cartes et les discussions animées. Alizéha avait préféré retourner dans sa chambre, au calme. Grâce aux herbes de Tila, elle ne ressentait plus les effets du mal de mer, mais une fatigue écrasante persistait.
Pour tromper l’ennui, elle s’était décidée à rafistoler la cape d’Evan. Elle avait toujours son étui à couture dans son sac. Avec le maniement de l’épée, la couture était l’un de ses rares centre d’intérêts. Les sages, qui l’avaient initiée, avaient été les premiers surpris. Personne ne s’était attendu à ce que l’enfant turbulente qu’elle était se passionne pour cette activité. Coudre l’apaisait. Se concentrer uniquement sur le chemin de l’aiguille à travers le tissu qui plongeait et remontait comme une vague la détendait. C’était également une compétence utile en voyage. Il arrivait qu’un monstre abîme les vêtements en attaquant, et à certains périples comme le leur, que l’épée d’un géant les déchire. Dès qu’elle en avait eu le temps, elle avait recousu la chemise d’Evan, déchirée au ventre.
Elle contempla son travail, satisfaite. Elle avait refermé les trous et recouvert les parties usées avec des échantillons de tissus qu’elle avait accumulés. Même si ce n’était pas très esthétique, la cape durerait plus longtemps ainsi. Tila avait proposé à Evan d’en obtenir une nouvelle, mais il avait refusé, justifiant que ce n’était pas urgent et qu’il y avait plus important à acheter.
Penser à sa guide lui rappela leur discussion sur le pont. Chacun des mots qu’elle avait prononcés étaient sincères. Tila devait se construire une vie en dehors de son rôle. Alizéha était la première à l’encourager, mais paradoxalement, la voir s’éloigner d’elle l’effrayait. Elle avait peur de perdre son pilier, son unique soutien. Peur d’être abandonnée. Peur de se retrouver complètement seule.
Elle appuya la tête contre le mur. La peur, elle ne l’avait jamais autant ressentie depuis sa déchéance. Elle ne savait pas si Oreste s’acharnait particulièrement sur elle ou si elle était simplement redescendue de son piédestal de déesse intouchable. Dans les deux cas, c’était inconfortable.
Quelqu’un toqua à la porte. Elle fronça les sourcils, étonnée par cette visite tardive.
— Entrez.
Evan pénétra dans la pièce, un sourire coupable sur le visage.
— Je suis désolé de te déranger mais je peux rester avec toi le temps que Rorhy finisse de raconter l’histoire du soir ?
— Laisse-moi deviner : il t’a jeté de la chambre commune car tu n’arrêtais pas de te moquer de lui ?
— Les enfants n’avaient pas menti. C’est hilarant à voir.
— T’es le pire enfant de tous.
Prenant la réponse de la déesse comme un assentiment, il referma la porte derrière lui. Il n’y avait que deux cabines à leur disposition dans le navire. Alizéha avait laissé Tila et Novaly dormir ensemble, comme à l’auberge, et Evan avait accepté de s’installer dans la pièce avec les enfants, permettant à Alizéha de garder son intimité.
Il remarqua sa cape sur les genoux de la déesse. La surprise figea son visage, puis ses traits s’adoucirent. Il s’assit sur le deuxième lit et tâta le matelas.
— Ça m’a l’air plus confortable que mon hamac.
— Un regret à formuler ?
— Pas du tout. Voir Rorhy imiter un poulpe géant vaut plus que le meilleur des couchages.
Alizéha souffla du nez en imaginant le capitaine aussi impliqué. Avait-il conscience des magnifiques souvenirs qu’il offrait à ces orphelins ?
— Dommage. Je t’aurais proposé de dormir dans ma chambre.
— Tout compte fait, ce ne sont pas les imitations de Rorhy qui m’apporteront un sommeil réparateur…
La déesse n’arrivait pas à se départir de son sourire. Pire, il ne cessait de s’agrandir au fil de la discussion. Elle ne pensait plus aux ténèbres qui enveloppaient le bateau ni à l’exiguïté angoissante de sa chambre. Seul Evan comptait. Il était comme une flamme qu’elle brûlait d’envie d’approcher pour se réchauffer. Afin de ne pas se trahir, elle se focalisa sur la cape, réglant les derniers détails. Mais Evan était observateur quand il s’agissait d’elle.
— Ton sourire est magnifique. En serais-je la cause ?
— Au risque de te froisser, coudre est la seule raison de mon euphorie.
— Je suis jaloux de ton aiguille, dans ce cas.
— Tu vas aussi en vouloir à ta cape pour l’attention que je lui porte ?
— Maintenant que tu le dis…
Alizéha abandonna, comprenant qu’elle n’aurait jamais le dernier mot avec lui. Quand elle eut fini, elle rangea son matériel et lui tendit la cape. Il s’empressa de la saisir pour l’examiner.
— Elle est comme neuve ! Si tu y tenais au point de la raccommoder, il fallait me le dire. J’ai bien vu que tu avais du mal à t’en séparer…
— C’est juste en guise de remerciement ! s’agaça-t-elle. Et je ne l’apprécie pas plus que ça. Elle tient chaud, c’est tout.
L’air espiègle d’Evan laissait entendre qu’il supposait que la déesse avait gardé sa cape parce qu’elle lui appartenait. L’arrogance de ce voleur n’avait pas de limite !
— Alors continue de la porter, suggéra-t-il. La capuche pourrait t’être utile, en plus.
Alizéha fronça les sourcils.
— Comment ça ?
— Pour tes cheveux, s’il… pleut…
La chaleur diffuse qu’Evan avait attisée dans sa poitrine s’évapora. Elle observa le visage du jeune homme se décomposer en réalisant son erreur et écouta le silence éclater dans ses oreilles tel un aveu.
— Enfin, c’est… Personne n’aime avoir les cheveux mouillés, c’est tout… bafouilla-t-il pour se rattraper. Tu ne crois tout de même pas que j’ai dit ça parce que la pluie abîmerait ta teinture qui cache la véritable couleur de tes cheveux… ?
La déesse se leva brusquement. Les battements de son cœur affolé cognaient contre ses tympans. Son œil gris ciblait Evan comme une flèche prête à le transpercer. Il serrait sa cape devant lui tel un bouclier capable de le protéger de l’ombre menaçante d’Alizéha.
— Lize, je te jure que je peux…
Elle ne le laissa pas terminer sa phrase. Elle l’attrapa par le col de sa chemise et le plaqua contre le lit. La tête d’Evan cogna contre le mur. Son râle de douleur mourut dans sa gorge lorsqu’elle pressa Virko contre son cou. Il se raidit, osant à peine déglutir. Ses mains étaient crispées sur la cape qui le recouvrait. Sa respiration était courte mais pas erratique comme celle d’Alizéha. Elle resserra sa main autour du manche de son épée pour dissimuler les tremblements de sa main. Sur un ton tranchant, elle prononça ces mots qui avaient le même effet qu’un coup de poignard :
— Tu sais.
Le plus terrifiant ne fut pas d’énoncer cette réalité à voix haute, la rendant réel, mais de voir la résignation dans le regard d’Evan. Les maigres espoirs de la déesse s’effondrèrent lorsqu’il avoua.
— Oui. Je sais que tu es Alizéha, la déesse de la colère.
La jeune femme avait l’impression qu’un orage venait d’éclater dans sa chambre tant le silence qui suivit était assourdissant. Elle ne pouvait plus ignorer ce fait : Evan savait. Et cette constatation était aussi violente qu’un coup de poing dans l’estomac. Un humain savait. Elle se retrouvait dans la situation qu’elle avait toujours craint. Oreste percevait-il l’horreur qui lui glaçait les entrailles ?
— Depuis quand ?
— Hier soir, j’ai voulu te rattraper après que tu sois sortie de la taverne. Je t’ai vue chez cette femme, et…
… Et il avait tout entendu. C’était lui, l’ombre qu’elle avait aperçue. En quittant Olia, elle avait cru laisser derrière elle une personne autre que Merla qui connaissait la vérité, alors qu’en réalité, elle était à ses côtés. Alizéha appuya Virko sur le cou d’Evan. Une goutte de sang glissa sur la lame, mais le voleur ne réagit pas. Il avait laissé ses mains retomber sur lui avec la cape, comme s’il abandonnait toute résistance. Son regard noir plongeait dans le sien comme s’il pouvait atteindre son âme.
— J’avais des doutes depuis un moment sur ta nature humaine, tu sais ? Pas seulement à cause de Tila ou de ton épée. Ça crève les yeux que tu es spéciale.
— Tu crois que c’est le moment de me faire du charme ? cracha-t-elle.
Elle raffermit sa prise sur le col de la chemise du voleur. Sa pupille dilatée scrutait le visage d’Evan, s’attendant à y lire de la malice et à voir ses yeux pétiller, mais son expression impassible contrastait avec l’attitude désinvolte qu’il adoptait habituellement. Son calme la troublait. Écrasé contre le lit et menacé par une épée, il ne se débattait pas, se contentant de la dévisager.
— Je suis sérieux. Tu fais tout pour te fondre dans la masse mais il suffit qu’on s’attarde un peu sur toi pour qu’on ne puisse plus détourner le regard. Dès le début, tu m’as intrigué. Après, de là à deviner que tu étais Alizéha en personne…
— Tu mens. Tu avais des soupçons, je suis sûr que cette idée t’a traversé l’esprit, insista-t-elle.
— Mets-toi à ma place. Tu n’es pas défigurée et masquée comme on le dit, ni monstrueuse ou cruelle avec les humains. Supposer avoir une divinité en face de soi est déjà osé, alors la déesse de la colère… Cette possibilité me paraissait trop improbable.
Ses yeux se posèrent sur la cicatrice de la déité et son cache-œil, puis sur sa chevelure noire. Était-il déçu de sa véritable apparence ? Que la déesse de la colère ne soit plus qu’une femme borgne qui se teignait les cheveux ? Au fond, ce qu’il pensait d’elle importait peu. Ce qui comptait, c’était ce qu’elle allait faire de lui. Son identité aurait dû rester secrète jusqu’à ce qu’elle ait trouvé la flûte, mais Evan avait chamboulé ses plans. Maintenant, elle devait choisir entre lui imposer le silence ou lui faire confiance.
Alizéha scrutait Evan comme si la réponse se lirait sur son visage. Pourtant, elle savait qu’un homme pouvait être un fin comédien et cacher le pire de lui, même devant une déesse. Une leçon que Livius lui avait apprise et qu’elle tâchait de ne pas oublier. Malgré tout, sa main refusait de bouger. Pourquoi elle, qui avait déjà pris tant de vie, souffrait à l’idée de voir la lumière dans les yeux d’Evan s’éteindre ? Et surtout, pourquoi demeurait-il imperturbable malgré la lame contre son cou ? Comme si, quelle que soit l’issue, il s’en moquait.
Il lâcha sa cape et glissa une main contre celle d’Alizéha qui agrippait ses vêtements. Cette fois-ci, un sourire en coin brisa son air sérieux qui ne lui ressemblait pas.
— L’attente devient insoutenable. Il va falloir te décider à me tuer ou pas.
La déesse frémit. La chaleur de sa main n’était pas la seule cause. L’attitude détachée du voleur la déstabilisait. Elle hésitait à le tuer et lui ne s’y opposait pas ?
— Ta vie n’a donc aucune importance à tes yeux ? s’énerva-t-elle.
— C’est bien parce qu’elle m’est précieuse que je ne la donne pas à n’importe qui.
Un rictus amer échappa à Alizéha devant l’ironie de ces paroles.
— Mais la donner à une tueuse comme moi ne te pose pas de problème. Sais-tu combien de vies j’ai pris en une nuit ? As-tu oublié pourquoi on me hait ?
— Je me fiche de ce que tu as fait, Lize. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on t’a fait pour que tu en arrives là.
La gorge d’Alizéha se noua. Elle s’obligea à maintenir un visage impassible et à ravaler les larmes qui montaient alors que ces mots effritaient les barrières érigées autour de son cœur. L’intensité du regard d’Evan donnait envie à la déesse de crever ces yeux qui se posaient sur ses cicatrices invisibles. Pourquoi se souciait-il de ce que les autres ignoraient ? Pourquoi donnait-il l’impression de ne pas avoir évolué dans le même monde que les autres ?
La paume d’Evan chauffait contre sa peau. Alizéha ne savait si elle souhaitait chérir cette chaleur devenue rare ou la fuir. Le silence qui s’étirait ne l’aidait pas à se décider. Pire, il estompait l’adrénaline qui courrait dans ses veines, laissant la fatigue l’engourdir et l’affaiblir. Peut-être Evan perçut-il l’hésitation de la déesse, ou bien désirait-il se confier car du bout des lèvres, il souffla :
— Tu m’intrigues depuis longtemps, Alizéha. Très longtemps. Trop pour que tu puisses me faire entendre raison.
La main d’Alizéha tressaillit. Que voulait-il dire par là ? Pourquoi parlait-il comme si quelque chose de profond les liait ? Ses mots la dérangeaient. Elle avait l’impression que c’était à elle qu’ils étaient adressés, et non à la déesse.
Les prunelles d’Evan ressemblaient à ceux trous noirs qui aspiraient sa colère et lui donnaient envie de plonger dedans jusqu’à ce que leurs âmes se rencontrent. De découvrir ce qui se cachait au plus profond de lui. De traquer les ténèbres qu’il dissimulait, ne serait-ce que pour lui fournir une excuse afin de se débarrasser de lui sans remord. Mais elle craignait de tomber sur des blessures qu’elle aurait envie de panser et des cicatrices qui changerait la vision qu’elle avait de lui. Elle préférait rester dans l’ignorance pour son propre bien, et le sien.
Alizéha soupira en relâchant la chemise d’Evan. La mascarade avait assez duré, il fallait se résigner : dans l’immédiat, elle était incapable de l’achever. Elle se leva et rengaina Virko.
— Que veux-tu en échange de ton silence ?
Il écarquilla les yeux et se redressa.
— Pardon ?
— Ne fais pas l’innocent. N’importe qui n’hésiterait pas à divulguer mon identité contre de l’argent ou à me faire chanter.
Un brin vexé qu’elle l’en considère capable, il repoussa la cape qui recouvrait ses genoux sur le lit et rétorqua d’un ton suffisant :
— Eh bien, je ne suis pas n’importe qui.
C’était justement pour ça qu’elle ne pouvait pas se contenter de le décapiter pour le condamner au silence. Comment pouvait-elle lui faire confiance ? C’était Evan, mais rien ne lui assurait qu’il ne la trahirait pas plus tard.
Les mains sur les hanches, elle s’impatienta.
— Il y a forcément une chose que tu souhaites. Avoue, je suis prête à tout.
Pendant un instant, elle regretta ses paroles lorsqu’Evan se mit debout, face à elle. Montrer à quel point on était désespéré n’était pas recommandé en négociation.
— Il y a bien une chose que je veux, confessa-t-il. C’est que, demain, tu ne me fuis pas. Je veux que ce secret percé ne change rien à notre relation.
Alizéha le dévisagea longuement. L’espace entre eux, limité par les deux lits contre les murs de la cabine, était mince. La déesse pouvait compter le nombre de cils du jeune homme. Tout ce qui les séparait était cette tension qui électrifiait l’atmosphère. Comme si la moindre étincelle risquait de créer un court-circuit.
Une voix enquiquinante refroidit brutalement l’ambiance.
— T’attends quoi pour accepter ? C’est mignon, comme souhait. Il aurait pu te demander pire.
La confusion d’Evan aurait été amusante si Alizéha n’avait pas été aussi irritée par cette intervention. Le coupable quitta son fourreau et flotta dans l’air. Evan le pointa.
— Virko est…
— … Une épée autonome qui parle, oui, grommela-t-elle.
— J’ai plein de questions…
— Je serais ravi d’y répondre ! s’enthousiasma la lame. J’en ai marre de rester silencieux sauf quand Lize est seule ou en présence de Tila, ce qui est rare maintenant. J’en oublie presque que je parle !
Evan observait avec fascination Virko qui se pavanait fièrement, heureux d’être au centre de l’attention. Alizéha attrapa le manche de cet excentrique et suggéra d’une voix froide :
— Evan, va te coucher. J’ai deux mots à dire à Virko.
— Evan, sauve-moi ! le supplia l’arme.
Le voleur sourit en reculant vers la sortie.
— Pour qu’elle me découpe ensuite avec toi ? Sans façon. Bonne nuit, Lize, et n’oublie pas ma demande !
Il claqua la porte derrière lui. Alizéha appréhenda le vide que son départ avait laissé dans la chambre. Même si la distance entre eux s’était réduite, Evan demeurait un mystère qu’elle peinait à percer. Peut-être se dévoilerait-il si elle l’interrogeait, mais elle refusait de franchir cette ultime barrière qui les séparait. Cet ultime pas avant de sombrer dans ce gouffre qui l’avait autrefois avalé. Elle ne pouvait se permettre d’y retourner.
Virko s’agitait pour se libérer de sa poigne et geignait dans ses oreilles à quel point il n’avait pas envie d’être sermonné, sauf que la déesse ne l’écoutait pas. Elle repensait à la demande d’Evan. En réalité, elle doutait qu’il dévoile son secret si elle dérogeait au souhait, mais elle s’exécuterait. Elle perpétuerait l’illusion jusqu’à ce qu’elle se brise et que les morceaux les blessent tous les deux.