Alistair ouvrit les yeux, gémit en portant les mains à ses tempes. Quel mal de crâne ! Il ne se souvenait pourtant pas avoir bu d’alcool au repas.
— Ah, tu es enfin réveillé.
Il se redressa d’un bloc, pris de vertiges.
Assise dans un large fauteuil près de la fenêtre, Dame Elycia brodait. Son regard clair se posa sur lui et elle sourit.
— Tu as l’air d’aller mieux.
— Où sont Rayad et Shaniel ? questionna Alistair, tendu.
Pourquoi l’épouse du Djicam se tenait tranquillement là, seule, dans sa chambre ?
— De sortie, avec Surielle et Elésyne.
— Pourquoi ne m’ont-ils pas réveillé ?
Surprise, elle inclina la tête sur le côté.
— Tu ne te souviens vraiment de rien ?
— Je devrais ? répondit-il, sur la défensive.
Orssanc le brûle, où étaient ses armes ? Et pourquoi était-il en sous-vêtements ?
— L’une de tes blessures était empoisonnée, Alistair, dit Elycia gravement. Nous nous sommes beaucoup inquiétés pour toi.
— Pour moi ou pour votre réputation ? contra-t-il.
Elle se leva, posa son ouvrage.
— Pourquoi te braques-tu ainsi ?
Alistair fuit son regard lumineux, crispa ses poings sur les draps blancs.
— Pourquoi êtes-vous si gentille avec moi ?
Elycia parut chagrinée.
— Tu es de la famille, quoi qu’en pense Aioros. Tu ne mérites pas de subir la réputation de ton père. Tu ne le sais peut-être pas, mais le mariage entre Aioris et moi a été tardif, longtemps considéré comme inenvisageable à cause des différends entre nos deux familles. J’appartenais au Clan des Montagnes du Sud, le dernier à résister à l’autorité de la Seycam. Le changement viendra, un jour. Je t’ai observé, hier soir. J’ai vu la tristesse et la nostalgie devant le spectacle de mes filles. Veux-tu en parler ?
Longtemps, Alistair resta silencieux. Mais Elycia était un trésor de patience. C’était nécessaire lorsqu’on gérait les affaires de la Seycam, lorsqu’on était la mère de douze enfants et d’un treizième en devenir.
— Il y a six ans, commença-t-il doucement, nous avons essuyé une terrible attaque. Six de mes frères sont morts, ce jour-là. J’en ai réchappé de justesse. Seuls les deux plus jeunes, qui avaient deux et quatre ans à l’époque, ont pu être protégés par ma mère.
— Quelle terrible épreuve…
— Mon père était furieux, ma mère en proie au désespoir. Plusieurs assaillants étaient morts, d’autres seulement blessés, d’autres encore avaient réussi à fuir. Nous avons interrogé les survivants, qui ont vite regretté de l’être. La position de mon père à la cour a toujours engendré les jalousies, mais monter une attaque de cette envergure… nous avons obtenu des noms. Entretemps, l’affaire était remontée aux oreilles de l’Empereur Dvorking, Orssanc garde son âme. Le commanditaire était trop haut placé pour qu’il nous offre sa tête. Mon père n’a pas apprécié, mais à sa demande, il a juré de ne pas chercher à se venger. Sous les yeux du Seigneur Loïc de Meren, c’était une terrible humiliation.
— Et une faute de l’empereur d’avoir exigé un tel serment.
Alistair acquiesça.
— Le Seigneur Loïc savait que nous étions incapables de mentir, il pensait qu’une telle promesse le protégerait. Il avait tort. Le soir même, mon père est venu me trouver. J’étais blessé, alors, nous avons attendu. Leur mort me hantait. Quand je fermais les yeux, j’entendais leurs cris, je revoyais leurs corps sans vie. Dès que j’ai été remis, alors que tous s’imaginaient que nous avions ravalé notre fierté, je me suis rendu chez lui.
Une lueur de compassion s’alluma chez Elycia. Elle imaginait parfaitement la fureur légitime d’Alistair. L’empereur avait la réputation d’être retors ; avait-il manipulé son monde, en exigeant une promesse du seul Commandeur, non de sa famille ?
— Je n’avais pas quinze ans, je n’étais même pas encore membre des Maagoïs. Quand il m’a découvert dans sa chambre, il a éclaté de rire. Puis il a remarqué les têtes bien alignées devant sa cheminée. Son rire s’est arrêté net. Ses serviteurs, son intendant, son épouse… ils y étaient tous. Son regard s’est chargé d’effroi en se posant sur moi. Je crois qu’à ce moment-là, il a compris qu’en nous attaquant ainsi, il avait dépassé les limites. Qu’il ne pourrait pas obtenir de clémence de notre part. Je me souviens qu’il était pâle, tremblant. Il a dégluti, m’a demandé ce que j’avais fait de ses enfants. Je lui ai répondu qu’ils vivraient s’il mourait. Que contrairement à lui, nous avions une certaine conception de l’honneur. Il a fermé les yeux, les a rouverts, s’est assis lourdement sur le lit. Je l’ai tué proprement. Une partie de moi savait qu’il aurait mérité de souffrir, pourtant. Mais cela n’aurait pas fait revenir mes frères. J’avais certes accompli notre vengeance, j’avais lavé notre honneur dans le sang. C’était si futile, comparé à leur absence.
Alistair marqua une pause, ferma les yeux un court instant.
— Hier soir, ce que j’ai vu… c’est la famille que nous aurions pu être. Complète. Je sais qu’ils le masquent au mieux, mais cette épreuve a profondément marqué mes parents. Ma mère est devenue très possessive, mon père s’est refermé sur lui-même. Moi, je me suis retrouvé très seul.
— C’est à ce moment-là qu’ils t’ont placé auprès du prince Rayad ?
— Oui. Je ne voulais pas leur causer d’autres soucis, mais les parents savent, n’est-ce pas ?
— C’est notre rôle de remarquer ce qui ne va pas. Tes parents t’aiment beaucoup.
— Les Stolisters savent qu’ils font partie des proches de l’empereur. Ils sont une cible évidente. Je sais que mon devoir est de protéger Rayad et Shaniel. Mais c’est auprès de ma famille que je devrais être en ce moment. C’est terrible d’être ainsi dans l’ignorance.
— Je peux le comprendre, dit doucement Elycia en s’approchant de la fenêtre.
Une main posée sur son ventre, elle poursuivit :
— Chaque fois qu’une de mes filles est en mission, j’attends leur retour en tremblant. J’espère de tout cœur que tu les reverras.
— Merci, répondit le jeune homme, plus touché qu’il n’aurait cru l’être.
— Nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous aider, indiqua Elycia. Je préviendrai tes amis que tu es réveillé dès qu’ils seront rentrés.
*****
Ce décrassage lui avait fait du bien, décida Alistair. Après un bain rapide, il appréciait la brûlure de l’eau glacé sur sa peau. Une habitude qu’il tenait de son père.
Alistair s’en voulait d’avoir été négligent. Il n’avait prêté aucune attention à une si petite blessure, et avait failli y rester. S’ils ne s’étaient pas arrêtés ici, si la soirée n’avait pas duré si longtemps, il serait allé se coucher pour ne plus jamais se relever.
Une pensée qui lui faisait froid dans le dos.
Il se sécha vigoureusement pour se réchauffer, enfila son uniforme, boucla son ceinturon et vérifia ses armes.
La porte s’ouvrit à la volée, le manquant de peu, et Shaniel se jeta littéralement sur lui, le faisant vaciller.
— Orssanc soit louée ! Tu vas mieux ? Comment tu te sens ?
— Tu m’étouffes, Shani, dit Alistair en dénouant les bras qui l’entourait.
Il n’avait que trop conscience des autres présences qui patientaient dans l’encadrement de la porte, mais perçut très bien son murmure :
— Je viendrais m’assurer de ta santé en privé, alors.
Son parfum flotta sur lui bien après qu’elle se soit éloignée. Orssanc lui en soit témoin, il ne savait plus quoi faire avec elle. Cette relation était une erreur à laquelle il ne pouvait se résoudre à mettre un terme. Il détestait quand ses sentiments entraient en contradiction avec son honneur.
— Tu nous as causé une belle frayeur, reprit Rayad.
— J’en suis désolé.
— C’est Elésyne qui a identifié le poison, continua-t-il.
Ses deux cousines étaient là également. Une surprise. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elles viennent prendre personnellement de ses nouvelles. Agissaient-elles pour la Seycam ou dans leur intérêt ? Il n’avait pas la réponse à cette question, mais l’honneur lui imposait de reconnaitre qu’il leur devait la vie.
— Mes remerciements, Elésyne, salua-t-il formellement.
Une légère inclinaison, d’égal à égal.
— Je t’en prie, répondit la jeune femme.
— Tu te sens assez bien pour venir avec nous ? s’enquit Surielle.
— Je mangerai bien un morceau avant, avoua Alistair.
Il lui était tellement étrange d’être au centre de l’attention. C’en était presque gênant.
Il suivit le groupe jusqu’aux cuisines, où on lui servit une assiette bien garnie de fromage, rôti froid, pain, accompagnés d’une poignée de fruits secs.
— Tu as fini ? demanda enfin Shaniel.
Alistair devinait qu’elle brulait d’impatience.
— Je suis prêt.
Un large sourire illumina le visage de Surielle.
— J’ai une idée qui pourrait résoudre notre problème.
*****
Ils avaient volé près d’une heure, et Alistair ne voyait toujours pas de changement dans le paysage. Des arbres, des montagnes, de la neige. Iwar n’était pas si mal, finalement.
D’un geste, Surielle leur indiqua qu’ils étaient arrivés. Ils se posèrent autour d’elle.
— Alors, que voulais-tu nous montrer ?
— Nous sommes allés à Lapiz, ce matin. A l’aller, j’avais déjà repéré cette stèle, mais ce n’est qu’au retour que j’ai pris le temps d’aller la voir de plus près.
Surielle s’approcha du monolithe de granite, qui lui arrivait à la taille.
— Regardez, il est un peu effacé, mais on reconnait le phénix.
— Il y a un texte aussi, indiqua Taka. Un remerciement.
— Qu’est-ce que vient faire un monument religieux au milieu de … nulle part ? dit Shaniel, intriguée.
— Il est de coutume de remercier notre dieu lorsqu’il accorde sa protection en récompense de nos prières, expliqua Surielle.
–Et en quoi cela va-t-il nous aider ? questionna Alistair, dubitatif.
–Je vais lui demander de nous emmener dans l’Empire.
Alistair siffla de surprise.
–Rien que ça. Et vous la croyez ? poursuivit-il en s’adressant aux autres.
Elésyne acquiesça.
–Elle ne ment pas.
–Je connais suffisamment de moyens de tordre la vérité, rétorqua Alistair.
–Elle est prête à nous faire une démonstration, intervint Shaniel. Laisse-lui une chance.
Alistair respira à fond, essaya de se convaincre qu’il n’était pas en train de rêver.
–Très bien. Que risquons-nous, après tout ?
Ils se placèrent autour de Surielle, posèrent les mains sur ses épaules et ses bras. Sous ses doigts, Alistair pouvait sentir à quel point elle était tendue.
–Il faut que ça marche, marmonna-t-elle avant de prendre une grande inspiration. Eraïm !
Le monde bascula dans un éclair de lumière.
Stupéfaits, ils rouvrirent les yeux pour découvrir un décor ouaté, totalement irréel avec ses arbres moutonneux et ses buissons cotonneux. Le sol même paraissait inconsistant.
–J’ai réussi ! s’exclama Surielle en sautant de joie.
–Orssanc me brûle, marmonna Rayad.
–Ainsi ça ressemble à ça, le domaine des Dieux ? fit Shaniel. C’est plutôt épuré.
Un rire cristallin éclata près d’eux.
–Ravi que la décoration te plaise, Shaniel, fille d’Orssanc. Mais il ne s’agit pas du domaine des Dieux. Seulement du mien.
–Vous êtes… Eraïm ? demanda Elésyne avec déférence.
Il acquiesça.
–Tu es impressionnante, Surielle. Réussir à amener tes amis ici, en chair et en os… je ne m’attendais pas à ce que tu réussisses si tôt.
–J’aurais aimé vous demander une faveur… demanda-t-elle avec une hésitation soudaine.
Eraïm braqua son regard violet sur elle.
–Encore ? As-tu trouvé l’Éveillé ?
–Pas encore, répondit-elle précipitamment. Mais nous avons appris qu’il se trouve dans l’Empire. Et nous n’avons aucun moyen de nous y rendre.
Le Dieu resta silencieux un long moment.
–Venez.
Une table faite du même matériau ouateux se matérialisa près d’eux, rapidement suivie de plusieurs sphères suspendues dans les airs.
–Impressionnant, commenta Rayad.
–C’est donc à ça que votre système ressemble, dit Elésyne avec curiosité.
–Il en manque une, observa Shaniel.
Le cœur d’Alistair rata un battement. Ses pires craintes se concrétisaient.
–Laquelle ?
–Arian, répondit Eraïm. Le huitième Monde.
Alistair eut presque honte de se sentir soulagé. Ce Monde appartenait à l’Empire, mais sa famille n’avait aucune chance de s’y trouver. Orssanc le brûle, il aurait tant aimé pouvoir leur parler !
–Par Orssanc, marmonna Rayad, choqué. Les Stolisters sont-ils si puissants ?
Eraïm acquiesça.
–Seuls, non. Mais Orssanc est affaiblie ; elle ne peut protéger l’Empire alors que la flamme de son existence vacille.
— Les dieux peuvent mourir ? s’étonna Shaniel.
— Nous ne mourons pas au sens mortel du terme, nuança Eraïm. La foi est la source de notre puissance. L’abolition de son culte a grandement affaibli Orssanc. Et c’est pire, depuis qu’Orhim a été appelé par les Stolisters, qui ont détourné de leur but premier son clergé…
–Orhim ?
–Leur dieu. Plutôt destructeur. L’absence d’Orssanc lui laisse le champ libre pour déployer sa puissance.
Alistair siffla entre ses dents.
–Les Stolisters étaient déjà gratinés, mais si un dieu s’y rajoute…
–Orhim n’est pas à votre portée. Vous devez trouver l’Éveillé. Lui seul est capable de rappeler Orssanc. Quand elle sera de retour, elle vous donnera les moyens de lutter.
–D’autres mauvaises nouvelles ? demanda Rayad.
Le jeune prince était sidéré par l’ampleur des moyens déployés par les Stolisters. Comment pourraient-ils faire face à… ça ? Le découragement le gagnait.
–Anwa, le deuxième Monde, a été rasé. Il semble qu’Orhim apprend à canaliser son pouvoir. Ou que ses adorateurs l’y contraignent.
Les trois impériaux avaient pâli.
–Un monde après l’autre… et le prochain ?
–Iwar, bien évidemment.
Alistair serra les poings, la main compatissante de Shaniel se posa sur son épaule. Cette fois ce n’était plus seulement l’Empire, c’était sa famille qui était visée, et il n’était pas là pour les soutenir. La culpabilité l’envahit. Il était là, sur un sol étranger, loin des siens qui avaient besoin de lui, tiraillé entre sa loyauté envers Rayad, envers l’Empire, et l’amour qu’il portait à ses parents et ses frères. Le drame qui les avait frappés six ans plus tôt avait resserré leurs liens. Alistair ne supportait pas d’être dans l’incertitude les concernant.
–Mais il se pourrait bien que les Stolisters connaissent leur première défaite… commenta pensivement Eraïm.
Alistair étouffa la lueur d’espoir qui renaissait en lui. Plutôt se préparer au pire. Il cligna plusieurs fois des yeux, refusa d’accepter la douleur sur le point de l’envahir. Il devait rentrer auprès des siens. Il ne supporterait pas d’être le seul survivant d’un carnage.
Rayad était amer, découragé. A ce rythme-là, que resterait-il de son Empire, quand il saurait enfin rentrer ? Payait-il la décision de son père ? Le culte d’Orssanc avait été à l’origine de grands troubles dans l’Empire, vingt ans plus tôt. Démanteler le culte avait été une réaction logique, à laquelle personne ne s’était opposée. Si les décisions de l’Empereur faisaient rarement l’unanimité, celle-ci avait été approuvée par l’ensemble des Seigneurs. Rayad frémit. Se pouvait-il que les Stolisters aient déjà infiltré leurs rangs, à cette époque ?
–Que pourrons-nous, face à tant de puissance ?
–Bien plus que vous le ne pensez, assura le dieu.
Son regard les transperça un à un.
— Pour réussir, vous ne pourrez être que quatre, dit-il enfin. Toi, tu n’es pas encore lié. Ce n’est pas le moment.
— Je croyais qu’il était urgent de retrouver l’Éveillé ! s’exclama Surielle.
— L’urgence n’est pas la précipitation. Sans préparation, vous échouerez.
— Mais…
— Vous n’êtes pas prêts.
Avant que Surielle ne puisse protester davantage, le dieu posa deux doigts sur son front. Ils basculèrent de nouveau, se retrouvèrent dans le froid glacé.
— Eraïm ! Quelle expérience exceptionnelle ! s’exclama Elésyne, surexcitée. Tu es géniale, Surielle ! Un tel pouvoir !
— Merci, répondit Surielle avec un pâle sourire. Mais je crains que…
La jeune femme tituba alors que ses yeux papillonnaient, se serait effondrée dans la neige si Rayad, tout proche, ne l’avait pas rattrapée.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? s’inquiéta-t-il.
— J’imagine que ça lui coûte beaucoup d’énergie, dit Alistair.
Il était encore troublé par les révélations du Dieu. Des combats sur Iwar ? S’adressait-il à lui quand il avait parlé de celui qui n’était pas encore lié ? Il observa Taka à la dérobée. Elle était Émissaire, elle l’était forcément. Il s’agissait forcément de lui, ou des jumeaux ou de Surielle….
— Tu dois avoir raison, dit Taka, soucieuse.
— On attend qu’elle reprenne conscience ? demanda Shaniel en frictionnant ses bras sous la cape.
— Je n’ai aucune idée du temps que ça va prendre, marmonna Taka.
L’inquiétude se lisait sur ses traits tandis qu’elle tapotait doucement la joue de Surielle, espérant lui tirer une réaction.
— Nous veillerons sur elle le temps qu’il faudra, alors, décida Alistair.
Surprise, Taka le dévisagea. Ses ailes s’étaient légèrement écartées pour appuyer son propos ; ses bras croisés marquaient sa détermination. Alistair était bien plus complexe à cerner que ce qu’elle avait cru au premier abord. Ses yeux aussi gris que les siens la troublaient, lui rappelaient qu’ils étaient parents par le sang ; les ailes rouges impossibles à ignorer restaient une preuve indubitable du déshonneur que le Commandeur avait infligé à sa patrie. Un constant rappel qu’il n’était pas des leurs.
— Et depuis quand t’inquiètes-tu pour elle ? se moqua-t-elle.
— Elle est ma cousine autant que la tienne ! cracha Alistair.
L’Emissaire fronça les sourcils. Surielle lui avait dit qu’Alistair ne vivait que pour l’Empire, pourtant, l’état de Surielle semblait le préoccuper. C’était perturbant.
— Tiens donc, tu l’aurais cernée en quatre petits jours ? Ne crois pas la connaitre, contra-t-elle.
— Je te retourne tes propos. Ne crois pas me connaitre alors que tu me juges encore sur la couleur de mes ailes !
Irritée, Taka s’énerva.
— Le monde ne tourne pas autour de tes ailes, Alistair !
— Alors pourquoi toujours en revenir au même point ? rétorqua le jeune ailé. Je ne suis pas mon père ! Ma loyauté est envers l’Empire et le restera !
— L’Empire ? Et ta famille ?
— C’est la même chose, rétorqua Alistair.
— Non, contra Taka, catégorique. Leurs intérêts peuvent concorder pour un temps, c’est sûr, mais des divergences peuvent apparaitre. Ma famille passe avant tout le reste. Même avant la Fédération. C’est ça, tu vois, appartenir à la Seycam.
Alistair resta silencieux un long moment, suffisamment pour qu’elle croit avoir eu le dernier mot.
— Tu ne sais rien de moi ni de l’Empire, dit-il enfin. J’ai déjà tué l’un des neuf Seigneurs et je n’hésiterai pas à recommencer pour protéger les miens. Je peux être loyal à ma famille tout en servant l’Empire.
Il se détourna d’elle pour aider Rayad à placer Surielle sur le dos de Zéphyr. Le griffon les considéra avec curiosité mais se tint tranquille le temps de la manoeuvre et Rayad tapota sa tête pour le remercier.
— Nous ne devrions pas rester là, dit Shaniel. Surielle va prendre froid.
Taka pinça les lèvres, contrariée, jeta un dernier regard à Alistair.
— Rentrons, oui.
Le crépuscule était déjà là, la pénombre envahissait les lieux. Elésyne n’aimait pas voler de nuit ; c’était dangereux.
Ils arrivèrent à la demeure du Djicam alors que les braseros extérieurs étaient allumés.
— Eraïm soit loué ! Je m’inquiétais.
Elycia sourit et s’empressa de serrer sa fille dans ses bras.
— Que s’est-il passé ? continua-t-elle en avisant Surielle, inconsciente.
— Elle est juste évanouie, maman. Elle a besoin de repos.
— Très bien. J’ai couché les petites, mais nous vous attendions pour diner.
*****
Sur le pas de la porte, Alistair s’impatientait. Rayad n’avait aucune raison de s’attarder au chevet de Surielle alors que Dame Elycia et Taka l’avaient installée confortablement dans sa chambre. Du repos, c’était la seule chose dont elle avait besoin.
— Je me sens coupable, avoua Rayad. Si je n’avais pas tant insisté…
Alistair leva les yeux au ciel.
— Elle n’est pas mourante, juste épuisée. Par Orssanc, à quoi t’attendais-tu ?
— Mais elle a tant fait pour nous ! J’aimerai tellement…
Un nouveau soupir s’échappa de sa poitrine et Alistair fronça les sourcils. Rayad était préoccupé, c’était flagrant. Pourtant il avait été clair, la jeune ailée n’était qu’un moyen d’arriver à ses fins. Avait-il changé d’avis ? Alistair était de plus en plus enclin à le croire. Même lui sentait ses bonnes résolutions se dissoudre à son contact. Surielle avait réussi à s’immiscer dans leur petit groupe bien rodé et malgré toutes ses appréhensions, Taka était en train d’en faire de même. Il ne savait s’il devait le craindre ou s’en réjouir.
Malgré son assurance de façade, Alistair se sentait mal à l’aise depuis qu’ils étaient sur Massilia. Leur premier contact avec les autochtones avait dégénéré avant même qu’il n’ouvre la bouche ; depuis qu’ils étaient dans la demeure du Djicam, Alistair ne rencontrait que haine et mépris chez les ailés qu’il croisait. Tant d’hostilité latente ! Il ne comptait même pas les petites mesquineries des domestiques, entre ceux qui se trouvaient sur sa route ou le bousculaient “par hasard”, les collations qui arrivaient froides…
Une part de lui aurait voulu les défier et leur prouver par les armes qu’il n’était pas celui qu’ils s’imaginaient ; l’autre était effaré par la persistance et la puissance de ce sentiment de trahison. Qu’y pouvait-il ? Il n’était pas son père, il n’avait jamais trahi sa parole !
Et pour avoir eu la version qui manquait aux Massiliens, celle de son père, il savait que ce que les Massiliens avaient pris pour une trahison n’en était pas une aux yeux de son père. Il avait suivi ses intérêts, bien éloignés de ceux de son peuple.
Croyaient-ils qu’il avait été facile pour son père de s’intégrer au sein de l’Empire ? Ses galons de Commandeur, il les avaient gagnés dans le sang et la sueur, au prix de trop nombreux sacrifices. Et cette loyauté si décriée par les Massiliens, c’était celle qui lui avait gagné la faveur de l’Empereur Dvorking, Orssanc garde son âme. Une faveur bien nécessaire au vu du mépris et de l’hostilité que les Seigneurs des neuf grandes Familles lui vouaient.
Non, rien n’avait été simple.
Et malgré toutes ces années, malgré la paix entre leurs nations… il payait le prix d’évènements survenus bien avant sa naissance. Encore et toujours.
Vivement que leur mission ici se termine. Jamais il ne remettrait les pieds sur le sol de la Fédération. Sa vie était dans l’Empire, et s’il avait eu des doutes, ils venaient d’être balayés. Mieux valait être entouré de terrestres que d’ailés aussi désagréables.
Pourtant, il devait admettre que Surielle ne l’avait jamais réellement considéré comme un ennemi. Certes, elle ne l’appréciait que modérément, mais elle ne lui opposait pas une franche hostilité. Était-ce lié à l’éducation qu’elle avait reçue de ses parents ? Ils ne s’aventuraient pas souvent sur le territoire impérial, même si Alistair en gardait souvenir. Et jusque-là, il n’avait jamais prêté attention à l’attitude de son oncle Lucas.
C’était si perturbant. Heureusement que du côté de sa mère, les relations étaient plus simples.
— Alistair ?
Surpris, le jeune ailé réalisa que c’était Rayad qui l’attendait, cette fois. Et que son air soucieux n’avait pas disparu.
Il se hâta de lui emboiter le pas. A ses côtés, il bénéficiait de sa protection diplomatique, même si la pensée lui hérissait les plumes.
Ils retrouvèrent rapidement Shaniel dans la salle à manger et s’installèrent pour le repas.
La grande table était largement inoccupée, ce soir. Seules deux soeurs de Taka étaient présentes ; ils n’étaient que huit, mais Alistair aurait souhaité plus que tout être ailleurs. Dame Elycia s’occupait de la conversation et il se demanda distraitement si elle était réellement intéressée par les réponses de Shaniel ou si elle s’efforçait d’éviter tout sujet trop sensible.
Alistair resta silencieux, concentré sur son assiette pour décourager toute tentative de conversation. Quand Dame Elycia s’enquit de sa santé, il n’eut pourtant d’autre choix que de répondre. Elle paraissait sincèrement soucieuse de son état, et il se prit à penser qu’elle ressemblait à sa mère sur ce point.
Sidonie et Anaé, les deux jeunes soeurs d’Elésyne, parlaient peu mais observaient beaucoup. Que pensaient-elles de lui ? Il était fatigué de cette mascarade. Il avait l’impression d’être piégé dans un jeu dont il ne connaissait pas les règles, où tous attendaient qu’il commette un faux-pas.
S’il n’avait craint de se montrer impoli, il aurait pris congé. Deux soirs consécutifs, cela mettrait à mal son honneur.
— Tu ne parles pas beaucoup, observa Anaé.
Alistair releva les yeux vers sa cousine, soudain conscient qu’elle avait parlé à voix basse, pour ne pas interrompre la conversation d’à-côté.
— Et de quoi donc voudrais-tu que je parle ? soupira-t-il.
Elle haussa les épaules tandis que Sidonie, à côté d’elle, reportait son attention sur eux.
— De chez toi. De ton monde. De tes amis. D’une fiancée ?
Surpris, Alistair s’étouffa à moitié avec son verre d’eau, le reposa plus brusquement que nécessaire.
— En quoi ça vous intéresserait ?
Anaé leva les yeux au ciel.
— Eraïm ! As-tu besoin de toujours rester sur tes gardes ?
— Ça m’aide à rester en vie, rétorqua-t-il.
— Je suis presque certaine qu’Elésyne voit quelqu’un, commenta pensivement Sidonie. Et que père ne le sait pas. Elle ne t’en aurait pas parlé, par hasard ?
Alistair en resta sans voix. Elles lui parlaient avec tellement de naturel, alors qu’ils se connaissaient à peine.
— Je crois que tu le mets mal à l’aise, Sidonie, nota Anaé avec amusement.
— Ce que fait Taka ne me regarde pas et ne vous regarde pas ! Et puis, pourquoi elle m’en parlerait plutôt qu’à vous ?
Sidonie pinça les lèvres.
— Elle passe beaucoup de temps avec vous. Je doute que ça soit réellement pour “parfaire ses connaissances sur l’Empire” comme elle le dit à père.
— Tu as quel âge ? ajouta Anaé.
— Dix-neuf ans.
— Comme moi ! sourit Sidonie. J’aurais cru que tu serais plus vieux.
Ne sachant pas trop s’il devait se sentir vexé ou plutôt flatté, Alistair resta silencieux, risqua un oeil vers Elésyne, à l’autre bout de la table. Était-ce le fardeau des ainés, de se sentir si différent du reste de la fratrie ?
— Il y a beaucoup d’écart entre tes frères et toi ?
Alistair se ferma aussitôt, ses couverts lui échappant un instant avant qu’il ne se ressaisisse. Cinq ans, déjà, pourtant la même douleur lui broyait la poitrine chaque fois qu’il évoquait ses souvenirs. Les sourires avaient disparu du visage de ses cousines et s’il s’en voulut de ne pas avoir réussi à mieux masquer son trouble. S’abstenir de répondre serait impoli, par contre. Une chose était certaine, Dame Elycia avait gardé pour elle leur discussion.
— Liam a dix ans, parvint-il enfin à prononcer.
Déjà dix ans, songea-t-il. Il se souvenait de l’air ravi de son petit frère, lorsqu’il avait déballé une épée au milieu des jouets. Une petite lame, adaptée à sa taille d’enfant, mais au tranchant aiguisé. Alistair savait que Liam était encore régulièrement assailli par des cauchemars, lors des nuits les plus noires. Cette attaque les avait tous marqués, leur laissant des séquelles invisibles. L’air déterminé qu’avait arboré Liam en refermant ses doigts sur la garde avait fait douter Alistair un instant du bien-fondé de son cadeau.
— Je suis désolée, souffla Anaé.
— Tu ne pouvais pas savoir. Razael aurait eu dix-huit ans dans quelques jours.
— Eraïm me garde de subir un jour une épreuve pareille…
— Alors que nous sommes déjà cinq à appartenir aux Mecers ? contra Anaé. Mais, je pensais que tu étais l’ainé ?
— Je le suis. Mourir au combat est une chose à laquelle nous pouvions nous attendre. Là, c’est une attaque qui nous a visés alors que mon père était en mission. Ils avaient tout prévu, à part qu’il reviendrait plus tôt. Sans ça, aucun d’entre nous n’aurait survécu.
Aucune de ses cousines n’eut le coeur à répondre et Alistair s’efforça de se concentrer sur le présent. Ruminer le passé ne servait à rien. La main de Shaniel glissa sur sa cuisse dans un geste de réconfort silencieux. Avait-elle suivi la conversation ? C’était bien son genre.
Puis il réalisa que le silence s’était étendu à toute la tablée et qu’il avait peut-être parlé moins doucement que prévu. La gêne colora ses joues tandis qu’il reportait son attention sur le contenu de son assiette.
— Comment avez-vous perdu votre aile ? s’enquit alors Shaniel.
Alistair s’étouffa à moitié et réalisa que Rayad coulait un regard inquiet à sa soeur. Laquelle souriait poliment, parfaite dans son rôle de princesse frivole et curieuse. Cherchait-elle à détourner l’attention ? Si oui, poser une telle question alors que Taka les avait prévenus de n’en rien faire était osé.
Puis il vit Anaé, en face de lui, qui camouflait un sourire derrière ses mains, tandis que Sidonie soupirait de façon peu discrète. A l’autre bout de la table, Elésyne aurait pu tuer Shaniel d’un seul regard. Jusqu’à Dame Elycia qui posa une main légère sur l’épaule de son époux. Alistair crut qu’il s’agissait d’une preuve de compassion mais ses paroles le détrompèrent.
— Sois bref, la journée a été longue.
— Je suis toujours bref, s’indigna Aioros.
Néanmoins le Djicam s’était redressé, apparemment ravi d’avoir un public qui ne connaissait pas encore l’histoire.
— C’était il y a huit ans. La journée avait été plutôt tranquille mais le vent se levait alors que nous déjeunions. Un vent inquiétant, précurseur d’une tempête. Nous autres Massiliens sentons ces choses-là, ajouta-t-il comme Shaniel ouvrait la bouche. Néanmoins, nous avions pour objectif de rallier Onyx avant la tombée de la nuit et dans des conditions normales, il fallait compter trois bonnes heure de vol. Autant dire que nous avions peu de chances de réussir avec le vent tourbillonnant qui s’annonçait. Alors, nous avons essayé de prendre la tempête de vitesse.
Bien malgré lui, Alistair frissonna. Prendre de vitesse une tempête ? C’était impossible ! Les vents étaient bien trop puissants, leur force irrésistible. Comment le Djicam, avec son expérience, avait-il cru réussir là où tout le monde échouait ?
— Avec l’aide de nos Compagnons, poursuivit Aioros, c’était réalisable. De justesse, mais réalisable. D’ailleurs, nous avons presque réussi.
— Presque, nota Elycia avec un sourire.
Le Djicam posa ses coudes sur la table, joignit ses doigts.
— Le crépuscule s’annonçait tout proche, les vents avaient gagné en intensité, les sapins ployaient leurs cimes. Pour nous abriter des bourrasques, nous volions près du flanc de la montagne. Une entreprise risquée, oui, mais la tempête venait du sud et sous la ligne de crête, nous étions protégés. Et puis, il y a eu l’appel.
C’est ça que tu appelles “bref” ? renifla Saeros.
Tu préfères raconter toi-même ?
Je le ferai sûrement mieux, mais Eraïm ne m’a pas doté de la parole.
— Nous étions quatre Mecers, reprit Aioros. Il nous était impossible d’ignorer un tel cri de détresse. Alors nous avons dévié de notre route pour nous rapprocher. Rapidement, nous nous sommes rendus compte qu’une portion de la montagne s’était effondrée. Le sol y était pauvre, aride, et les rares mélèzes qui y étaient implantés n’ont pas su résister à la puissance des vents qui annonçaient la tempête. Arrachés au sol, ils ont emporté avec eux leur substrat granitique. Les lourds blocs ont dévalé la pente, entrainant un éboulement. Cela n’aurait rien eu de dramatique si les rochers n’avaient pas condamnés la tanière d’un lynx. Sous une pluie battante, nous nous sommes attelés à dégager l’entrée. Et au moment où nous en terminions, une rafale tourbillonnante nous a plaqués contre le sol tandis que les gouttes d’eau nous fouettaient le visage. Puis Eymer a relevé les yeux et a juré. Plus haut, un épicéa vacillait sous les bourrasques. Il ne ployait pas, notez bien ; ses racines avaient cédé à plusieurs endroits, et avec un tronc qui avoisinait le mètre de diamètre, c’était clairement insuffisant pour l’empêcher de tomber. Alors nous nous sommes relevés tant bien que mal, glissant dans la pierraille, les plumes saturées d’eau et de terre. Quand il s’est abattu, accompagné d’une pluie de pierres… eh bien, j’ai roulé comme j’ai pu pour éviter le tronc, mais je n’ai pas ramené mon aile gauche aussi rapidement que je le croyais. Elle s’est retrouvée coincée en dessous, les os brisés, écrasés… S’il n’y avait eu Saeros, je crois que j’aurais perdu connaissance sous la douleur. Mais la tempête arrivait, et nous n’avions plus le temps. Eymer et Uzirel avaient eu moins de chance ; leur mort et celle de leurs Compagnons résonnaient encore dans le Wild quand Simius s’est approché de moi. Je crois que je ne réalisais pas encore ce qui venait de m’arriver. Il a fait ce qu’il fallait faire… et c’était la bonne décision. Nous ne pouvions espérer des secours avant plusieurs jours et les Guérisseurs les plus doués ont leurs limites.
Aioros soupira.
— Simius nous a trouvé une cachette, et nous sommes restés là deux jours entiers, sans manger, jusqu’à ce que le soleil revienne, éblouissant dans ce ciel si bleu dénué du moindre nuage. Un aquilaire avait été envoyé nous chercher, et ce fut la fin de l’histoire. Rien qui ne ressemble à un combat héroïques, hein ?
— Vous… vous n’avez jamais regretté votre geste ? osa Shaniel.
Sa main était restée sur la cuisse d’Alistair, et il avait pu suivre toutes les émotions qui l’avaient assaillie au travers de ses frémissements. Quelle terrible histoire. Son père avait eu raison de ne pas reprendre de Compagnon. Ce lien ressemblait davantage à une malédiction qu’autre chose. La vie de trois soldats valait bien plus que celle d’un simple animal.
— Les regrets ne feront pas repousser mon aile, répondit Aioros en haussant les épaules. Chaque décision apporte son lot de conséquences, et là-dessus, je ne vous apprends rien. Voler me manque, je ne peux le nier. C’est ainsi et ça ne change rien à mon travail.
Alistair ne put s’empêcher de frissonner. Ce calme détachement avec lequel il avait évoqué un souvenir si terrible ! Jamais il n’en serait capable. Être privé de voler… c’était atroce ! Il n’arrivait même pas à l’envisager. Il était fier de ses ailes, même si leur couleur compliquait leur tâche sur le sol de la Fédération, et le vol lui était indispensable. Un instant, il se demanda si Eraïm avait perçu leur futur.
Non. Les dieux ne pouvaient être réels. Il y avait sûrement une autre explication à ce qu’ils avaient vécu.
*****
Alistair se leva avec précaution, incapable de trouver le sommeil. Une fois encore, il n’avait pas su repousser les avances de Shaniel. Une part de lui s’en voulait, l’autre s’était fondue avec délices dans l’oubli des questions qui tourbillonnaient dans son esprit depuis leur rencontre avec Eraïm.
Eraïm. Un dieu. Était-il réel ? Une manifestation de son esprit ?
L’idée même était perturbante. Comment accepter l’idée que quelqu’un au-dessus d’eux décidait de leur destinée ? De leur avenir ?
Maintenant, ils devaient libérer Orssanc, rien que ça, afin que Rayad puisse reprendre sa place sur le trône qui était le sien.
Où trouver l’Éveillé, alors que le territoire de l’Empire était si grand ?
Et surtout, le dieu s’était-il réellement adressé à lui ? « Il n’est pas encore lié ». Alistair avait eu l’impression que son regard s’était davantage attardé sur lui que sur ses compagnons… l’avait-il rêvé ? Son père ne parlait que très peu de ses anciens Compagnons. Alistair savait qu’après sa défaite, il n’en avait pas repris. Et son père ne l’avait jamais encouragé dans cette voie.
Alistair en était-il seulement capable ? Il en doutait. Il se savait bien trop méfiant pour faire confiance à un simple animal. Et le récit du Djicam n’était pas pour le rassurer. Le lien apportait bien trop d’inconvénients.
Plongé dans ses pensées, il monta les escaliers qui donnaient sur le toit, frissonna dans l’air frais et trouva une chaleur réconfortante près de l’un des quatre braseros. Accoudé à la balustrade, son regard se perdit sur les étoiles qui scintillaient dans le ciel pur. Il n’y avait pas de lune, ce soir. C’était aussi bien, ses ailes se confondaient davantage avec la nuit.
Alistair avait toujours été fier de ses ailes. Qu’elles soient ici une source de problèmes l’irritait. Elésyne se montrait courtoise par politesse mais le détestait, Surielle avait autre chose à penser, mais les regards des serviteurs étaient pesants. Se sentir ainsi indésirable était déplaisant.
Au Palais impérial, ce n’était pas pareil. Les nobles lui reprochaient son amitié avec Rayad, pas vraiment son ascendance.
— Des difficultés à trouver le sommeil ?
Surpris, Alistair eut un mouvement de recul, prêt à dégainer. S’approcher si près de lui sans qu’il ne s’en aperçoive… Le jeune homme s’apprêtait à saluer mais le Djicam lui enjoignit de n’en rien faire. Difficile pourtant de se détendre en sa présence.
— La discussion avec Eraïm m’a donné matière à réfléchir, répondit finalement Alistair.
— Elésyne m’en a parlé. Vous allez donc nous quitter prochainement.
— Oui.
Le silence retomba. Le pas des sentinelles rythmait leurs déplacements. L’instant aurait dû être propice à la contemplation, pourtant Alistair ressentait la tension croitre de secondes en secondes. Impossible d’oublier le passif qui régnait entre son père et son oncle. Le jeune ailé serra les poings, prit une grande inspiration. Se lança.
— Pourriez-vous… m’accorder une faveur ?
Aioros le considéra un long moment. Ce ne devait pas être facile, pour Alistair, de ravaler ainsi sa fierté. Et lui devrait prendre une décision à son sujet. Une décision difficile, qui ne se ferait pas à la légère.
Eraïm, il lui ressemblait tant.
— Demande.
Alistair ravala sa salive, leva les yeux.
— Y’aurait-il des portraits de… lui, quelque part ?
Il n’avait pas osé prononcer son nom, en sa présence, et pourtant, sa curiosité avait été la plus forte. Le Commandeur évoquait-il sa jeunesse ? Aioros en doutait, étrangement.
— Viens.
Aioros n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’Alistair lui avait emboité le pas. Dans son dos, il aurait pu être un danger, mais il ne discernait que de l’impatience chez le jeune ailé.
Je t’aurais prévenu, aussi.
Le Djicam leva le bras à l’approche de son Compagnon, sans ralentir sa progression, et le faucon nain se percha sur l’épais renfort. Son regard perçant resta fixé un moment sur Alistair.
Je l’aime bien, ce petit. Il a du cran, dit Saeros.
Il tient de son père.
Pas seulement.
Derrière lui, Alistair résistait à l’envie d’accélérer. La patience était une vertu, se répéta-t-il. Les ailes blanches du Djicam se détachaient nettement sur le gris des couloirs. Comment supportait-il de ne plus voler, avec ce moignon d’aile ? Alistair ne pouvait même pas l’envisager. Le vol était bien plus qu’un moyen de locomotion.
Quand le Djicam s’arrêta brusquement, Alistair stoppa de justesse. Le rouge colora ses joues un bref instant. Rêvasser ainsi n’était pas dans ses habitudes, et la faute aurait été impardonnable.
Aioros se saisit d’une clé, la fit tourner dans la serrure. Le grincement de la porte lui apprit qu’elle était restée longtemps inutilisée.
— C’était sa chambre.
Le coeur battant, la gorge nouée par l’appréhension, Alistair pénétra dans la pièce. Une épaisse couche de poussière recouvrait les meubles. Rien ne devait avoir changé depuis que son père avait quitté les lieux. Des épées de bois étaient rangées dans un coin, des livres s’entassaient sur une étagère, des figurines s’alignaient ici et là. Tout était en ordre, comme s’ils avaient espéré son retour.
Alistair fit quelques pas, attiré malgré lui vers les cadres recouverts d’un drap blanc, regroupés contre l’un des murs nus. Son père avait été renié, considéré comme mort. Tous ses portraits avaient été couverts, puis ôtés des murs.
Avec des gestes lents, il releva le linge qui protégeait le cadre et le visage juvénile de son père lui apparut.
Un flot de lumière lui fit plisser les yeux. Aioros était entré à son tour, et utilisait la torche du couloir pour allumer les appliques.
— Saeros me dit que tu n’es pas lié, pourtant tu as une bonne vision nocturne.
Alistair acquiesça distraitement.
— J’ai l’habitude de voler de nuit.
Ses doigts errèrent sur un visage souriant aux yeux rieurs. C’était étrange de s’imaginer son père être un enfant. Alistair ne connaissait que son sérieux, qui se teintait parfois de nostalgie. Même avant le décès de ses frères, son père s’était peu épanché sur sa vie massilienne, alors qu’Alistair, comme le reste de la fratrie, était avide de connaissances sur une planète entière peuplée uniquement d’êtres ailés. C’était si difficile à imaginer !
La réalité se révélait bien différente. Néanmoins, tous les ailés ne lui manifestaient pas une hostilité totale. Peut-être les mentalités finiraient-elles par évoluer, un jour ? Peu lui importait, d’un autre côté. Il ne comptait pas revenir sur le sol massilien, une fois leur mission accomplie.
À sa surprise, Aioros s’accroupit près de lui.
— Nous avons été heureux ensemble, à une époque, dit-il. Nous étions inséparables. Notre famille a longtemps été unie. Certes, je n’avais pas sa soif de pouvoir, son désir de tout contrôler… Je n’avais pour lui que de l’admiration. Je n’ai rien vu venir. Sa dispute avec notre père s’emballa, ce soir-là. Les mots qui se sont dits… n’auraient jamais dû être prononcés. Je crois qu’ils l’ont su, car ils s’étaient tu tous les deux, au même moment. L’un comme l’autre, ils étaient allés trop loin. L’honneur de notre père ne lui permettait pas de s’excuser ; la fierté d’Éric le refusa. Il préféra fuir. Notre mère a beaucoup pleuré, ce soir-là. Je crois qu’elle était la seule à avoir compris qu’il ne reviendrait pas.
Il y eut un long silence, qu’Alistair, conscient que l’instant ne reviendrait pas, ne brisa pas.
— Je n’ai jamais eu de nouvelles de sa part, poursuivit Aioros. J’ai espéré si longtemps… Je croyais être son plus proche confident, et je découvrais que je m’étais trompé. Ma tristesse a mué en colère ; ma rage s’est transformée en désespoir quand je l’ai revu pour la première fois, quatorze ans plus tard, dans les rangs de l’Empire. Parce qu’à ce moment-là, j’ai réalisé le gouffre qui nous séparait désormais. Il n’y avait plus de retour en arrière possible. Le tuer, laver l’honneur de notre famille, était la seule option. Une tâche qui m’a d’abord échue, et qui s’est révélée impossible. Trop de sentiments nous avaient unis. Lucas… était le seul de nos frères à ne l’avoir jamais connu. Aujourd’hui, il en est paradoxalement le plus proche.
Aioros se tut un court instant, puis reprit :
— Ma relation avec Lucas a longtemps été conflictuelle, même si pas autant qu’avec ton père, car sa naissance nous a privés de notre mère, ce qui a engendré des tensions entre les Clans, notamment entre la Seycam et le Clan des Montagnes du Sud. Le schéma se répète, il faut croire, puisque c’est au tour d’Elésyne et Sidonie de subir la pression des Clans.
— Quelle sorte de pression ? s’étonna Alistair.
— Le choix de leur époux. La Seycam a besoin d’étoffer, et je leur laisse trop de temps, aux dires de certains.
Alistair frissonna en réalisant qu’Elésyne était à peine plus âgée que lui. Heureusement que son père n’avait pas ce genre de considérations. Son sang se glaça soudainement. Ou alors, il ne lui en avait juste jamais parlé.
Le Djicam se leva.
— Je te laisse la clé. Prends le temps qu’il te faudra, reviens autant de fois que tu le souhaites. Il s’agit de ton héritage, après tout.
— Merci beaucoup, salua Alistair.
Son oncle s’était montré étonnamment volubile. Et clairvoyant, puisqu’il avait répondu à de nombreuses questions que le jeune ailé se posait depuis des années. Alistair reposa le tableau, effleura ce qui avaient été les possessions de son père. Ses doigts laissaient des trainées dans la poussière. Malgré tout le déshonneur que son père avait apporté sur la Seycam, ils avaient donc gardé une pièce intacte avec toutes ses affaires. C’était étrangement réconfortant.
Alistair étouffa un bâillement. Maintenant, il trouverait peut-être le sommeil.
Tu ne le sais peut-être pas, mais le mariage entre Aioris et moi a été tardif, longtemps considéré comme inenvisageable à cause des différends entre nos deux familles.
→ Aioros
Chaque fois qu’une de mes filles est en mission, j’attends leur retour en tremblant.
→ j’attends son retour
Je trouve très sympa d’avoir le point de vue d’Alistair, d’en apprendre un peu plus sur lui.
Je déteste cette idée que les dieux existent grâce à nous et meurent si on cesse de les vénérer (ça ne veut pas dire que tu doives changer quoi que ce soit à ton histoire. Je donne juste mon opinion personnelle et elle n’engage que moi). À mes yeux, si un dieu cesse d’être vénéré, il cesse d’être un dieu mais ne cesse pas d’exister pour autant ni ne perd en pouvoir. Il perd juste le statut de dieu, c’est tout et probablement que ça ne change strictement rien pour lui, peut-être même ne s’en rend-il même pas compte. Mais bon, cette manière de voir les choses (les dieux tirent leur puissance de ceux qui le vénèrent) est très répandue alors ne change surtout pas !
Je ne vois pas l’intérêt de détruire un monde. Régner sur le néant n’a aucun intérêt. Les solisters ne souhaitent-ils pas régner sur l’empire des neuf mondes ? Il n’y en a maintenant plus que huit. C’est se priver de ressources précieuses. Quel gâchis. Je trouve ça très surprenant et pas très malin.
Il était là, sur un sol étranger
→ En pratique, il n’est plus dans la Fédération mais dans le monde d’Eraïm. Peut-on nommer cela un sol étranger ? Probablement…
Il était encore troublé par les révélations du Dieu.
→ dieu. On ne met de majuscule que lorsqu’il s’agit d’un Dieu unique. Là, ils sont plusieurs donc dieu.
Je suis désolée, souffla Anaé.
→ Elle est désolée de quoi ? De sa réponse « Liam a dix ans », elle comprend que certains de ses frères sont morts ? La vache ! Elle est perspicace ! Moi, j’aurais juste supposé qu’il y avait eu des jumeaux ensuite…
Rien qui ne ressemble à un combat héroïques, hein ?
→ héroïque
La vie de trois soldats valait bien plus que celle d’un simple animal.
→ Personnellement, je n’avais pas du tout compris que l’appel venait d’un animal. J’ai relu et je n’ai pas trouvé mention du-dit animal. Ils ont sauvé quoi exactement de l’éboulement ? Un chamois ? J’avoue ne pas trop comprendre.
Merci pour les fautes :) et oui Alistair je voulais qu'on le découvre un peu plus et le moment semblait propice ^^
Pour Anaé, elle voit dans son comportement qu'il a été mal à l'aise. Ensuite que le gamin "suivant" ait 10 ans, bon... ça fait 9 ans d'écart alors qu'ils ont dit plus tôt qu'ils étaient bientôt 13, donc je me suis dit qu'elle aurait tilté qu'ils avaient enchainé. Mais effectivement c'est peut-être trop tiré par les cheveux.
Pour les dieux, oui, c'est vrai que c'est une idée classique. Ca ne me satisfait pas entièrement non plus mais je voulais ça pour marquer le fait qu'Orssanc était affaiblie assez brutalement. Qu'ils deviennent mortels et/ou immortels au sein de leur peuple sans ne plus pouvoir rien faire ça pourrait être intéressant aussi. ça donne des pistes :)
Pour l'appel, je vais rendre ça plus clair. C'était l'appel d'un lynx dont la tanière était bloquée par un éboulis. Pour moi qui sait, bon, je le vois, mais vrai que ça pourrait être plus explicite.
Oui, détruire tout un monde c'est un gâchis de ressources. C'était plutôt pour faire un exemple, façon Aldérande. Et puis ils ont eu des difficultés à doser leur puissance, aussi ^^
Merci pour tes retours, ça me donne des pistes pour la suite :)