C’est bientôt Noël et je n’aime pas Noël. Ce matin en allant en cours j’ai vu que les décorations avaient été installées. Comme il faisait encore nuit elles brillaient. Je les ai trouvées superbes et laides à la fois, je suis douée pour ce genre de paradoxes. J’aime les guirlandes qui émerveillent les enfants. Je n’aime pas devoir voir mon oncle. J’ai peur. J’ai décidé d’aller au repas de famille parce que la question ne se pose même pas. Si je commence à agir comme si c’était vrai, c’est le premier pas vers la folie. Je ne peux pas. J’aurai juste à me dire qu’il ne m’a rien fait et tout ira bien. J’aurai juste à oublier les images, à oublier le doute. J’ai appelé ma mère pour être sûre de ne pas reculer. Je lui ai dit :
– Je viens. Compte-moi pour le repas.
Je ne mangerai probablement rien mais je serai là. Je serai à table et mon oncle – mon oncle innocent – sera près de moi. Tout ira bien.
J’ai un puissant haut-le-cœur qui me jette à terre dans le métro. Je vomis de la bile qui me brûle la gorge. J’assure aux inconnus qui s’inquiètent pour moi que tout va bien.
J’ignore depuis combien de temps je n’ai pas vu Rose. Je pense que ça se compte en semaines. J’espère que ça ne fait pas un mois – il me semble qu’une fois trente jours écoulés, tout sera terminé. Je ne pourrai plus revenir en arrière et elle non plus. Nous serons vouées à couper définitivement tout contact. C’est peut-être mieux comme ça, pour elle et pour moi (elle surtout, je crois).
Parfois je me surprends à pleurer dans ma cuisine ou dans ma chambre, et pas à cause des images. Je me dis que ce n’est pour rien mais je me mens. Rose me manque. C’est inévitable, Rose me manque. Ce soir du haut de mon balcon, au neuvième étage mais comme au centième, je songe à aller la voir. Au moins l’appeler ou lui envoyer un message. C’est idiot de ne plus se parler. Je jette un coup d’œil à la chambre rose : elle est allumée comme toujours. Plus elle brille plus je me sens seule. Pourtant je vais en cours avec Sohan dorénavant, et j’ai même pu passer un après-midi avec Diya, la semaine dernière, quand elle est un peu rentrée de Paris. Je crois que c’est un sentiment qui n’a rien à voir avec les autres. C’est le cœur fendu, dépeuplé (dans un immeuble en béton comme dans une tour d’ivoire), dont parlent les poètes. L’absence de Rose délave tout le reste, à un point tel que c’en est absurde. J’ai une existence décolorée depuis notre dispute. La seule chose que je peux faire, c’est admirer chaque soir la chambre rose, chaque fois un peu moins longtemps que la précédente. Rose me manque.
Je passe ma soirée entière à ne pas observer la chambre rose. Après avoir travaillé quelques heures, je me couche. Bien sûr je ne parviens pas à m’endormir. J’observe le paysage à travers la baie vitrée. Dès que mes yeux se ferment je les rouvre, parce qu’il y a quelque chose que je ne veux pas voir derrière mes paupières. C’est plus joli la nuit. C’est plus tranquille et c’est plus tendre. J’aimerais ne songer à rien d’autre qu’à elle. J’aimerais ne pas me dire :
« Si c’est vrai, comment vais-je faire ? Est-ce que je vais parler, me taire ? Mettre toute la famille au courant d’un coup, d’une seule expiration, d’une seule phrase même. Ou bien un par un, au compte-goutte, comme une fuite que personne ne songe à réparer. Je pourrais, si c’est vrai. Mais ça ne peut pas l’être. C’est faux c’est évidemment faux c’est uniquement faux. Il n’aurait pas fait ça. Personne ne fait ça. L’inceste ça n’existe pas. Et ces images non plus, elles n’existent pas. Et ces douleurs. Et ces crises. Et cette peur. Et rien n’existe, même pas moi. Je n’existe pas. »
C’est vrai comme faux, abyssal comme rassurant.
Des coups sourds me réveillent en sursaut. Je me redresse vivement, persuadée qu’Éléphant a réussi à s’échapper. À ma grande surprise, je découvre Céphée sur le balcon, qui heurte la vitre de ses bois. Je lui ouvre. Je m’attends à ce que Rose l’accompagne, mais il est seul. Il n’entre pas dans la pièce. Il agite la tête vers moi, comme pour me faire signe de le rejoindre. Je viens, hésitante. Par réflexe je me tourne vers la chambre rose : elle est éteinte. Elle ne luit pas comme une aurore au milieu de l’immeuble. Je m’alarme :
– Elle est en danger ?
Le cerf ne me répond pas. Son pelage commence à rosir. D’un bond, je me hisse sur son dos. Il s’élance aussitôt. Je m’accroche à ses bois, resserre mes cuisses autour de ses flancs. Sa course me secoue tant que j’ai sans cesse l’impression de tomber. J’ignore à quel moment je me mets à pleurer, peut-être en fixant trop cette chambre noire, qui devrait être rose rose rose, ou en réalisant qu’il y a certainement urgence, ou en sentant que Rose est plus importante pour moi que n’importe quelle personne au monde.
Céphée bondit sur un bâtiment plus élevé, toujours légèrement trop bas pour atteindre la fenêtre. Il accélère, pourtant même en prenant son élan je crois qu’il ne pourra pas entrer. Voyant qu’il ne ralentit pas, et au contraire décuple sa vitesse, je comprends. Je me mets debout sur son dos avec difficulté, m’appuyant sur ses bois pour conserver un équilibre incertain. Peu à peu je me fais à son rythme. Les chaos m’affectent moins. Mon cœur bat en chœur avec les sabots. L’immeuble touche à sa fin. Je retiens mon souffle, partagée entre la peur et l’excitation. Céphée s’élance dans le vide. Je réfléchis une demi-seconde et saute moi aussi, vers la chambre noire.
Je me rattrape de justesse au rebord de béton, y enfonçant mes ongles, ignorant la douleur qui vrille mes doigts. Je pends au-dessus du vide. Le sang bat lourdement à mes tympans. Il vaut mieux que je ne regarde pas en bas. Je me balance de plus en plus largement pour caler ma jambe dans un coin de la fenêtre. À force de contorsions, je réussis à m’y hisser à demi. Je crie :
– Rose ! C’est moi, c’est Estelle ! Je suis désolée ! J’arrive !
Je n’ai aucune réponse mais je n’abandonne pas – je n’ai pas d’autre solution de toute manière. Je me laisse tomber dans la chambre. Mes coudes heurtent le sol, je manque de m’assommer, et mes genoux s’échauffent contre la moquette. Je me redresse en appelant :
– Rose !
Je découvre une petite pièce, avec une cuisinière en face de moi, et un lit dans un coin. Rose y est assise, mais ce n’est plus elle. Elle est prostrée, les yeux fermés, dans l’obscurité. Elle luit. Sa peau est du rose des aurores, je distingue même un fin croissant de lune au-dessus de sa clavicule.
– Rose ?
Elle ne réagit pas. Je n’ose pas allumer sa lampe de chevet, j’ai peur de l’éteindre elle. Je m’assois en face d’elle, sur le lit. Je remarque que de longs bois ont également poussé sur son crâne. Elle ressemble évidemment à Céphée. J’avance une main hésitante vers son épaule, et finis par la poser sur sa joue.
– Rose.
Elle ouvre ses yeux noirs, entièrement noirs, semés de quelques étoiles. Je retiens un cri d’effroi.
– Estelle ? C’est toi ?
Elle a une voix terriblement frêle.
– Oui. Je suis venue, je suis là.
Elle pose une main sur la mienne, froide comme la pierre, rose comme une fleur.
– J’ai peur, pleure-t-elle. Je t’en veux encore mais j’ai peur peur peur.
Elle serre mes doigts dans les siens, comme quand elle n’était pas en colère contre moi.
– Je suis là. Il ne peut rien t’arriver. Est-ce que tu as mal quelque part ?
– Non. Nulle part.
– Et est-ce que tu peux voir ?
– Non.
Un sanglot la secoue alors qu’elle répète, avec détresse :
– Non !
Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Rose verse de lourdes larmes. Je l’étreins mais pas de toutes mes forces – elle m’en veut encore.
– Depuis quand tu es comme ça ? demandé-je, dans l’espoir de la calmer en l’obligeant à se concentrer sur sa réponse.
– Aujourd'hui. Ça a commencé il y a quelques jours, mais mes yeux c’est aujourd'hui.
– Tu sais comment c’est arrivé ? Ou ce qui aurait pu provoquer ça ?
Elle hausse les épaules, sanglote, se tord, se plie en deux.
– Je sais très bien, crache-t-elle, ce qui provoque ça.
J’imagine qu’elle ne m’en fera pas part. Elle ajoute seulement :
– Je déteste Noël.
– Moi aussi.
Je la serre un peu plus fort dans mes bras.
– Tu veux écouter de la musique ?
Elle acquiesce. Je choisis une chanson qu’elle aime bien. Je mets le volume de mon téléphone au maximum. Dès les premières notes Rose sourit. Je me lève, et me mets à danser.
– Je ne te vois pas mais je t’entends tu sais. Je sais que tu danses.
– Ça doit être moins ridicule quand même. C’est l’avantage d’être aveugle.
– Ne pas te voir danser ?
Elle rit. Ça me rassure. En me rasseyant, je déclare :
– C’est dommage que tu ne voies rien, parce que tu es superbe. Tu as la peau couleur de l’aurore. C’est beau. Et des bois. Ça te va bien aussi.
Elle esquisse un sourire flatté puis se ternit.
– Estelle. Je suis encore en colère. Tu ne m’as pas fait confiance.
– Je t’ai fait confiance, plus qu’à n’importe qui. Je suis désolée que ça n’ait pas été assez.
Elle lève sur moi ses yeux noirs.
– Tu m’en veux encore, toi ?
J’avance mes mains vers elle, les faisant glisser sur les draps pour qu’elle sache que je vais prendre ses doigts. Je l’aide à se mettre debout.
– Non, plus maintenant. Je comprends. Je t’aime trop pour avoir envie de parler de choses laides avec toi. Je veux que toutes nos conversations soient belles, comme par message, quand on ajoute des fleurs et des étoiles.
– Mais la vie ça ne peut pas être que ça.
– Je sais. Parfois, j’y crois pourtant. Grâce à toi.
Je la fais tournoyer sur elle-même, en rythme avec la musique. Un instant le tempo se suspend, pour mieux accélérer, et Rose en revenant dans mes bras me confie :
– Je t’aime beaucoup aussi. Ça me rassure que tu sois là.
Je souris quand elle reste contre moi malgré la chanson qui n’est pas terminée.