Chapitre 18

Après s’être arrêtés pour examiner le précipice où la moto était tombée, Adriel, Juliette, Selma et Giotto reprirent la route et se dirigèrent vers le Sud. La monture d’Adriel caracolait en tête du cortège sur les étroits sentiers qui bordaient des pentes abruptes. Les chevaux de montagne avaient une grande habitude des pistes peu praticables. Leurs sabots étaient habiles et sûrs pour grimper sur les sols caillouteux qui menaçaient souvent de s’effondrer. Lorsque leur chemin surplombait les vallées et les pics, les trois cavaliers découvraient de leur position élevée la forêt qui poussait et se déployait aux alentours. Les zones arides et nues se couvraient devant eux d’un épais manteau de feuillus et de résineux. Ils finirent par quitter les hauteurs et pénétrèrent sous la futaie. Selon l’altitude, ils voyageaient au milieu de conifères aux troncs puissants étayés de rameaux du haut en bas, de chênes aux feuilles généreuses ou de hêtres. Ils restaient au coeur de la forêt dense, protégés des rayons mordants du soleil et des drones espions par la canopée. Un vent frais s’engouffrait parfois sous les branches basses et chassait les odeurs d’humidité et de décomposition qui régnaient dans les sous-bois.  

 

La renaissance de la forêt s’accompagnait du retour de la faune et de la flore. Des petits animaux s’enfuyaient à leur approche et ils percevaient des mouvements furtifs dans les buissons tout autour. Les oiseaux chantaient à tue-tête au milieu de la ramure et remuaient les branches et les feuilles quand ils se déplaçaient. Une myriade de papillons de toutes les teintes s’envolaient à leur approche et passaient de fleur en fleur. Les moustiques agressifs piquaient les peaux nues et agaçaient les yeux des chevaux dans les zones où stagnaient des eaux croupies. Des clochettes, des cyclamens et autres fleurs de montagne s’épanouissaient au pied des arbres, formant des tapis de couleur qui alternaient avec des tâches de lumière et des zones d’ombre. Ailleurs, le sol était couvert d’une couche de feuilles qui amortissait les bruits des sabots des montures. La plupart du temps, les compagnons chevauchaient sur des sentiers improvisés entre des hampes de hautes fougères.  

 

Parfois ils traversaient une clairière où coulait une source fraîche ou un ruisseau bondissant. Ils s’arrêtaient alors pour que les chevaux se reposent et boivent. Pendant ce moment d’accalmie, ils trouvaient souvent à proximité des myrtilles ou des framboises sauvages à cueillir et à déguster.

 

Si leur objectif n’avait pas été si dramatique, ils auraient pleinement apprécié leur voyage. Mais ils n’éprouvaient aucun plaisir à goûter aux beautés de la nature alors qu’Urbino était prisonnier de Jahangir et que Zeman se mourait.

 

Quand le soir tomba, des chauves-souris se mirent à voler autour d’eux en un ballet rapide et saccadé. Ils étaient fatigués et décidèrent de s’arrêter pour la nuit dès qu’ils découvriraient un endroit propice. Ils parvinrent à une clairière où se trouvait un petit lac vert. Autour de l’étendue d’eau, des pentes douces couvertes de sapins étaient dominées par des parois à pic.  Au-dessus d’elles, les sommets qui paraissaient lointains étaient couronnés de pierre blanche. La neige n’avait pas encore eu le temps de faire son retour, mais l’illusion était parfaite. A l’abri des regards, ils laissèrent les chevaux brouter l’herbe sous les arbres et choisirent un emplacement derrière des rochers. Le sol y était plat et sec. Un petit filet d’eau coulait dans l’herbe. Ils dînèrent succinctement et s’étendirent pour dormir. Ils monteraient la garde tour à tour, mais ils avaient confiance en Giotto pour les alerter en cas de danger.

 

Dès l’aube, ils étaient repartis. Après quelques heures de marche, ils virent soudain venir vers eux Eostrix qui perça l’azur de sa forme blanche immaculée. Ils firent une pause. L’oiseau rapide comme le vent se posa sur l’épaule de Juliette et becqueta sa joue. Il paraissait très excité. Puis il s’envola et alla se percher sur une large branche à proximité. Il se mit à piétiner en tournant obstinément sa tête dans une direction bien précise, qu’il pointait avec son bec.

 

– Tu sais où se trouve Urbino ? interrogea Adriel.  

– Bien sûr qu’il le sait, intervint Juliette, c’est pour ça qu’il est parti en éclaireur et qu’ll est revenu pour nous indiquer le chemin. 

– Nous allons suivre cette direction, dit Adriel.  

 

A ces mots, Eostrix se calma instantanément et revint se poser sur l’épaule de Juliette. Ils se remirent en route. Désormais, l’oiseau les guidait et ils ne risquaient plus de se perdre dans l’immensité montagneuse. Bien qu’ils se fient au soleil et aux étoiles, ils ne connaissaient pas la région et auraient pu à tout moment dévier de leur trajectoire sans s’en apercevoir.

 

Le chemin n’était pas aisé au milieu des reliefs accidentés et au coeur de la forêt. Il fallait souvent emprunter des sentiers difficiles pour contourner un pic ou éviter de descendre dans une vallée afin de ne pas rallonger exagérément le voyage. Eostrix survolait constamment l’environnement et leur donnait la visibilité dont ils manquaient. Comme il connaissait la destination de l’équipage, il savait trouver les raccourcis les plus adaptés et les meilleurs itinéraires, les moins dangereux aussi. Juliette suivait parfois son vol en naviguant en haut des cîmes. Elle avait de plus en plus de mal à cacher son pouvoir à ses compagnons et s’en voulait de sa faiblesse. Bien qu’elle éprouvât toujours la même sensation de liberté en s’évadant au milieu des arbres, elle savait que cela ne pouvait pas les aider à accomplir leur mission. Seul Eostrix saurait les emmener là où Urbino était emprisonné.

 

Dans la journée, ils croisèrent un petit ours brun qui les attaqua. L’animal aux oreilles arrondies était courtaud et couvert d’une fourrure dure et drue. Giotto l’affronta et parvint à le soumettre. Le loup était beaucoup plus mobile que le plantigrade qui avait visiblement des difficultés à se déplacer malgré ses pattes puissantes. Giotto bondissait autour de l’ours et plantait ses crocs acérés dans la chair de ses épaules sans se laisser approcher. Adriel admira l’habileté du loup à esquiver les coups. Lorsque le combat cessa, l’ours gisait à terre. Ils pensèrent que l’animal était blessé à l’origine, ce qui l’avait rendu agressif. Juliette sortit un peu de pimpiostrelle de sa besace et s’approcha du fauve pour le soigner. Il montra ses dents pour la faire reculer mais sans réussir à bouger. De la bave coulait de ses mâchoires et il gémissait de douleur. Alors Juliette s’accroupit derrière son dos et se mit à caresser sa fourrure. Puis elle se releva pour faire le tour de l’animal. Elle repéra la fissure qu’il avait sous un pied. Comme il ne parvenait pas à se soulever et à mordre, elle s’assit sur le sol près de la patte blessée. Elle frotta la plaie avec quelques brins de la plante miraculeuse tout en lui parlant. Elle passa aussi la fleur sur les morsures faites par Giotto. Petit à petit l’animal s’apaisa et finit par se laisser faire. Il relâcha ses muscles et sa tête bascula sur le sol. Quand il se fut tout à fait calmé et parut être en confiance, Juliette osa faire couler quelques gouttes de potion entre ses crocs puissants.

 

Peu à peu, les blessures se refermèrent et guérirent. Après une bonne demi-heure, l’ours se releva sur ses pattes tremblantes puis se redressa sur son arrière-train. Il émit un grognement dont il était difficile de savoir si c’était une plainte ou l’expression de sa satisfaction. Puis il se laissa tomber sur ses pattes avant et s’élança pour une petite course dans les buissons, montrant qu’il cherchait à partir. Tandis que les cavaliers et Giotto le regardaient s’éloigner en écrasant la végétation, ils le virent faire demi-tour et revenir vers eux en se dandinant. Il s’assit devant ses soigneurs et grogna à nouveau, comme s’il les incitait à partir. Les chevaux n’étaient pas rassurés et hennissaient en piétinant le sol de leurs sabots.

 

– Il n’est plus agressif, dit Juliette en caressant l’encolure de sa jument, nous pouvons le laisser reprendre sa vie sauvage.

 

Les cavaliers se hissèrent sur leurs montures et reprirent la route. L’ours resta un moment sans bouger, assis sur son arrière-train, et les regarda s’éloigner. Une idée ou un regret dut lui passer par la tête car brusquement il se leva et vint trotter derrière eux en poussant de gros soupirs. Il les suivit toute la journée, grimpant sur des rochers où il s’immobilisait quelques instants pour souffler, ou bien courant devant eux et s’arrêtant pour les attendre. Quand ils firent une pause dans une clairière pour faire boire les chevaux, Juliette mena l’ours vers les montures en s’adressant à lui d’une voix douce. Elle caressa les robes lisses des équidés pour les rassurer. Après quelques ruades tendues, des grognements qui révélaient leurs dents respectives, et des raclements de griffes et de sabots, les animaux cessèrent de s'intéresser les uns aux autres. Les chevaux se remirent à brouter et l’ours partit se chercher à manger. Il se servirait de son sens olfactif très développé pour trouver du miel et des abeilles sauvages, ou bien des baies. 

 

– S’ils ne sont pas amis, au moins  ils se tolèrent, constata Selma en regardant l’animal massif se frayer un chemin au milieu des buissons et les chevaux calmés. 

– Rien n’est moins sûr, dit Adriel qui n’était pas très satisfait de la présence de l’ours. Nous verrons bien.

– La pimpiostrelle a convaincu l’ours de nos bonnes intentions, répliqua Juliette. Appelons-le Trophime, ça lui ira bien. 

 

Ils établirent le camp pour la nuit. Lorsque les lieux furent plongés dans l’obscurité, Trophime réapparut. Il revenait de sa quête de nourriture et, apparemment rassasié, se coucha au milieu d’eux en se laissant tomber de tout son poids sur le sol. Bientôt le plantigrade se mit à ronfler bruyamment. Une douce chaleur émanait de son gros corps couvert de fourrure épaisse. Seul Giotto se tint à l’écart du fauve. Ils s’étaient battus et Giotto avait gagné. Il n’était pas certain que Trophime apprécie qu’un animal plus petit que lui l’ait tenu en échec.

 

Cependant dès le lendemain, Trophime et Giotto s’entendirent comme deux frères. Souvent ils roulaient ensemble sur les chemins quand ceux-ci étaient larges ou se coursaient dans les sous-bois. Pendant quelques jours, Giotto sembla avoir retrouvé un peu de la joie de vivre qu’il avait perdue depuis l’enlèvement d’Urbino. Même s’il éprouvait toujours un sentiment de profonde tristesse, il pouvait désormais compter sur un nouvel ami et c’était une petite compensation à son amertume.

 

Ils chevauchaient depuis quatre jours quand ils atteignirent la fin de la zone montagneuse. Désormais les pentes descendaient doucement vers une plaine herbeuse qui s’étendait sur des kilomètres. Ils apercevaient même la région désertique à l’horizon, visible grâce à la brume de chaleur qui tremblotait au-dessus de la ligne de perspective. La forêt s’était raréfiée et seuls quelques arbres épars poussaient encore dans la savane. Il faisait chaud et assez sec. Il pleuvait peu dans cette région, malgré le changement climatique et le nouveau régime des vents provoqués par Ynobod. Juliette glissa à terre et marcha quelques instants à côté de sa monture. Puis elle s’arrêta et replanta dans le sol craquelé quelques graines de l’arbre de paix pour que la forêt continue de s’étendre vers le sud. Alors que Selma et Adriel prenaient de l’avance, elle se posta à côté du tronc d’un énorme chêne qui venait de surgir de terre. Elle posa sa main sur l’écorce rugueuse si noble et soudain le courant passa entre l’arbre et elle. La forêt se réveilla soudain, comme mue par une nouvelle énergie, et se mit à pousser. Juliette bondit sur sa jument pour rejoindre ses compagnons. Mais elle sentit alors une force prodigieuse la traverser et son esprit s’envola vers les plus hautes branches. La sensation était si forte qu’elle en fut bouleversée. 

 

Depuis la cime des arbres, elle voyait ses compagnons qui avançaient lentement au-dessous d’elle. Loin derrière eux, son corps se tenait avec raideur sur sa monture, comme un automate. Trophime trottait à côté de Selma et d’Adriel et Giotto se traînait derrière eux, malheureux. Plus ils approchaient du but de leur voyage et arrivaient à proximité de la zone désertique, plus Giotto semblait dépérir. Le loup devait redouter de ne pas retrouver Urbino ou bien de le revoir malade, blessé, ou même mort. Son ami Trophime souffrait de la chaleur et il avait accueilli la fraîcheur de la forêt avec un peu de soulagement. Les deux animaux n’étaient pas en grande forme, le périple leur semblait interminable. Tous avaient faim et soif. Perdus dans leurs pensées et le coeur lourd, Selma et Adriel ne s’étaient pas aperçus du retard de Juliette. Elle survola la canopée jusqu’à son extrémité et repéra loin devant elle la petite forme blanche d’Eostrix dans les airs. Tout près de la limite de la forêt se dessinait le cours du Tombo qui longeait une petite excroissance montagneuse. Probablement un djebel. Ils approchaient du camp militaire, elle en était certaine. Elle remarqua soudain à l’ouest les pics rouges des pyramides qui se profilaient enfin. Elle devait redonner de l’énergie à toute l’équipe, leur objectif était presque atteint.

 

Elle regagna la forêt et descendit le long des branches et des troncs jusqu’à son corps, que son esprit réintégra. Enfin sortie de son apathie, elle mit sa jument au galop et rejoignit ses compagnons.

 

– Le Tombo est tout proche ! s’écria-t-elle avec force.

– Comment le sais-tu ? répliqua Adriel d’un ton sec.

– Je l’ai vu ! répondit Juliette.

 

Devant l’incrédulité de Selma et d’Adriel, elle dût à ce moment expliquer ce qu’elle leur avait caché jusque-là, le pouvoir de vision et d’osmose avec la nature que lui avait donné la forêt. 

 

– Pourquoi n’as-tu rien dit ? demanda Adriel non sans amertume, pourquoi nous le cacher ?

– Je n’étais pas certaine que cet enchantement durerait dans le temps, expliqua Juliette, un peu honteuse. Je ne voulais pas vous donner une fausse joie en pensant que je possédais un pouvoir magique alors que ce n’était pas vrai. Mais j’ai replanté des graines tout à l’heure car la forêt avait cessé d’avancer en bas de la montagne. Elle s’est remise à pousser aussitôt. Et soudain mon esprit a survolé la cime des arbres. Je suis allée à l’orée de la forêt où nous allions arriver puis je suis revenue vers vous. Alors maintenant je suis sûre de moi, j’ai ce pouvoir et je le maîtrise de plus en plus. C’est pour ça que je vous ai dit que nous étions tout près du fleuve.

– La forêt s’est arrêtée devant les rives du Tombo ? fit Adriel qui décida de ne pas s'appesantir sur la dissimulation de Juliette..

– Oui, elle n’a pas franchi la rivière, confirma la jeune femme. Au-delà, c’est le sable et l’herbe qui dominent.

– Alors avançons jusque-là et nous déciderons de ce que nous voulons faire, reprit Adriel qui avait déjà pardonné à Juliette..

– As-tu vu que Giotto ne va pas bien du tout ? demanda-t-elle. Il se traîne sans vivacité. 

– Donne-lui un peu de pimpiostrelle, suggéra Selma.

– Ce n’est pas la pimpiostrelle qui lui remontera le moral, répondit Juliette. Du moins je ne le crois pas. 

– Essaie tout de même, il ne faut pas qu’il déprime, dit Adriel. Nous avons forcément besoin de lui, et Urbino encore davantage.

 

Ils s’arrêtèrent et descendirent de leurs montures. Juliette s’approcha de Giotto qui à ce moment-là s’écroula sur le sol, perclus de fatigue et complètement découragé. Trophime vint près de lui et huma le corps de son ami. Avec son long museau, il tenta de faire bouger Giotto. Mais les yeux éteints du loup se fermèrent, comme s’il était au bout de sa vie, sur le point de mourir. Juliette s’agenouilla à côté de Giotto et fit couler quelques gouttes de potion entre les crocs acérés après avoir écarté les mâchoires qui s’ouvrirent sans effort. 

 

Au bout de quelques minutes, Giotto rouvrit les yeux. Un peu d’éclat était revenu dans son regard. Juliette et Selma lui parlèrent en le caressant. Elles lui expliquaient qu’ils étaient bientôt arrivés et qu’il fallait garder espoir. Il allait revoir Urbino, c’était certain. Elles étaient si persuasives que le loup, aidé par la puissance de la pimpiostrelle, comprit leur sollicitude et se releva bientôt. Adriel le hissa sur le dos de son cheval et l’installa devant sa selle, couché sur une couverture et solidement arrimé au pommeau. Ainsi chargée du loup et d’Adriel, la monture reprit la marche, suivie par la jument de Juliette et le cheval de Selma. Trophime courait autour d’eux et la compagnie avança jusqu’à l’orée de la forêt.   

 

Sur une haute branche d’un arbre proche du fleuve majestueux se tenait Eostrix qui les attendait. Devant eux, le Tombo déroulait ses flots tourbillonnants le long de ses rives sablonneuses. Son cours décrivait un coude étrange un peu plus à l’ouest, comme si le tracé de la rivière avait été détourné de sa direction d’origine. Ils suivirent les berges jusqu’à la courbure. Au-delà de ce virage inattendu, le lit du fleuve partait en direction du sud et longeait les pentes d’une montagne en forme de table. Une zone marécageuse le bordait à l’ouest sur une légère distance en bas de la paroi verticale. La rivière semblait avoir débordé récemment, comme si de fortes pluies étaient tombées, ou si une grande quantité d’eau s’était écoulée. La crue avait laissé une bande molle au pied du djebel. 

 

Eostrix leur fit longer le marais. Mais le sol de sable humide n’était pas stable, surtout avec le passage de trois chevaux. Ils avancèrent avec précaution les uns derrière les autres, très lentement. Lorsqu’ils eurent dépassé le bourbier dans lequel ils avaient peur de s’enfoncer à chaque instant, ils se retrouvèrent sur le sable. Les chevaux regagnèrent leur assurance coutumière lorsqu’ils sentirent le sol sec et souple sous leurs sabots. Ils faillirent se mettre à galoper sur les pistes au milieu des dunes. Mais Adriel préféra conserver l’allure au pas pour surveiller les alentours à tout instant et détecter le moindre danger. Il ne voulait pas non plus que Giotto chute de sa position en équilibre sur le dos de son cheval, si celui-ci accélérait.

 

Les compagnons apercevaient désormais le haut des pyramides rouges à faible distance. Le camp militaire de Jahangir était proche et ils risquaient de rencontrer des sentinelles à tout instant. Assez rapidement, pour limiter le danger, ils décidèrent d’attendre la nuit avant de continuer à avancer, malgré les piétinements d’Eostrix qui était à nouveau très nerveux. Ils mirent pied à terre et se dissimulèrent derrière des amas de rochers qui se dressaient à proximité, au pied du versant ouest du djebel. Adriel prit Giotto dans ses bras et le posa à terre sur une couverture. Le loup s’endormit aussitôt. Sans protection au-dessus de leurs têtes, ils n’auraient pas pu échapper à la vigilance de drones si des rondes avaient eu lieu, mais aucun objet volant ne traversa le ciel jusqu’au crépuscule.  

 

Ils se sentaient fébriles. Devoir attendre encore avant d’oser approcher du campement pour trouver et délivrer Urbino leur semblait un défi qu’ils étaient incapables de relever. Il y avait urgence et ce n’était pas le moment de perdre du temps. Pourtant ils étaient fatigués et ils s’astreignirent à rester calmes et à dormir quelques heures pour se reposer. Les minutes s'écoulèrent lentement. Puis le soir tomba brusquement. 

 

Quand il fit tout à fait noir, ils se remirent en route. Giotto avait retrouvé son énergie et même s’il était toujours triste, il était capable de marcher. Il humait le sol sans cesse, exerçant son odorat pour reconnaître des traces de la présence d’Urbino. Par expérience, il savait que les odeurs sont volatiles et disparaissent vite. Les pistes qu’ils suivaient étaient inondées de lumière qui dégrade les odeurs et balayées par le vent qui les éparpille. C’est pourquoi le loup était désespéré. Il ne sentait pas la moindre émanation du jeune garçon autour de lui. 

 

Un halo blanchâtre enveloppait le camp de Jahangir qui se dressait devant eux. L’éclairage semblait provenir des pyramides. Aucun bruit ne parvenait à leurs oreilles. Ils avançaient en silence en direction du campement. Au détour d’une sorte de falaise rocheuse, ils aperçurent les premiers baraquements. Ils descendirent de leurs montures, les dissimulèrent derrière les amas de pierre et continuèrent à pied. Ils virent d’abord un bâtiment désert entouré d’arbustes chétifs et de buissons épineux. Puis ils passèrent devant des rangées de tentes avant d’arriver aux terrains d’entraînement. Il n’y avait personne. Pas âme qui vive. Sur le sol, ils découvrirent quelques carapaces de gros scarabées vides ou écrasées, ainsi que des pierres brisées, tombées et abandonnées au hasard. Un peu plus loin, ils pénétrèrent dans ce qui avait dû être une sorte de bibliothèque. Quelques livres restés ouverts ça et là témoignaient de l’utilisation de la construction. En parcourant les allées du campement, ils entrèrent sous une tente plus richement décorée que les autres, qui avait dû servir de QG. Une table, où des vestiges de plans d’attaque subsistaient encore, avait échappé au vidage du lieu. Dans un coin, des monceaux de scarabées difformes semblaient avoir été les fruits ratés d’une expérience de clonage. Enfin une petite maison les étonna. Au fond de son intérieur miteux se trouvait une chambre contenant un lit en pierre dont les pieds sculptés représentaient des pattes de lion.

 

S’enfonçant dans les profondeurs du camp, ils parvinrent devant une zone complètement inondée. Un amas de neige fondue s’étalait sur toute la largeur du camp. La masse visqueuse s’emmêlait dans une sorte de filet transparent, déchiré en tous sens. Elle continuait à s’écouler vers l’avant, comme si elle voulait conquérir toute la surface du camp et la recouvrir. De l’autre côté de la bande de glace, l’hiver régnait. Tout le paysage était noyé sous une épaisse couche blanche balayée par le blizzard et des averses d’énormes flocons cotonneux.

 

– Quelle est cette diablerie ? demanda Adriel en regardant la frontière entre le mur de glace et le sable du désert.

– Le résultat de la magie de Jahangir, je suppose, répondit Juliette. Il a protégé son camp militaire d’une attaque glaciale d’Ynobod.

– Mais le mur de protection s’est écroulé, constata Selma. On dirait même qu’il a explosé.

– Jahangir a déclaré la guerre à Ynobod, dit Adriel, ses troupes ont quitté le campement pour attaquer son ennemi. Il n’y a plus personne ici, nous devons partir à notre tour pour Coloratur.

– Pas sans Urbino ! s’écria Juliette, nous devons d’abord le retrouver. J’espère seulement qu’ils ne l’ont pas emmené avec eux.

– Pourquoi l’auraient-ils fait ? demanda Selma. Pourquoi s’encombrer d’un enfant qui ne leur servait à rien ?

– Tu as raison sur le fond, soupira Juliette, mais ils auraient pu l’emporter tout de même. Marjolin est bien venu le kidnapper dans la montagne. Adriel s’en souvient encore.

– Pour ma part, je crois qu’il est encore ici, répliqua Selma avec certitude..

 

Trophime se roulait avec délectation dans la neige froide tandis que Giotto le regardait faire sans bouger. Eostrix, perché sur l’épaule de Juliette observait l’ours d’un œil méprisant. 

 

Ayant fait le tour du camp sans avoir trouvé la moindre preuve de l’existence d’un être vivant, ils retournèrent vers l’endroit où ils avaient laissé leurs chevaux. Après quelques tours au milieu des terrains d’entraînement et des constructions de pierre, ils savaient à peu près se déplacer dans le dédale d’allées. Ils se dirigèrent sans trop se perdre vers l’est et la sortie du camp militaire. Ils n’avaient pas trouvé trace d’Urbino et Juliette commençait à désespérer tout à fait. Elle était prête à rappeler sèchement à Selma le faux espoir qu’elle leur avait donné. Cependant, en passant devant le mausolée juste avant de quitter le camp, ils réalisèrent qu’ils n’étaient pas entrés dans ce bâtiment excentré.

 

– Jetons juste un coup d'œil pour ne pas regretter de ne pas l’avoir fait, dit Adriel aussi amer que Juliette. 

 

Ils s’avancèrent et passèrent sous le porche d’entrée du bâtiment, traversèrent la grande salle aux colonnades avant de distinguer dans le fond la porte qui menait aux cachots. Dès qu’ils ouvrirent le battant, ils aperçurent les escaliers qui s’enfonçaient dans les profondeurs obscures de la terre. Giotto s’approcha du bord des marches et soudain il capta une trace odorante d’Urbino. Aussitôt il dévala les échelons et disparut dans le noir. Adriel, Juliette et Selma l’entendirent souffler bruyamment et renifler.

 

Soudain le loup jaillit entre eux, la langue pendante. Il marqua un temps d’arrêt avant de se mettre à courir vers la sortie.

 

– Giotto ! Attends-nous ! s’écrièrent les compagnons en le poursuivant.

 

Sans réfléchir, ils se précipitèrent tous dehors pour retrouver Giotto dressé sur ses pattes, la truffe en avant, incapable de trouver la moindre trace d’odeur.

 

– Il a retrouvé la trace d’Urbino. Mais elle s’arrête ici, dit Juliette.

– Retournons voir le sous-sol, il nous faut de la lumière, proposa Adriel. Nous trouverons des traces d’Urbino.

– Il y a peut-être des torches sous une tente, suggéra Selma, je vais chercher. 

– Ne te donne pas cette peine, murmura Adriel qui n’avait vu aucun flambeau nulle part.

 

Elle partit en courant, suivie par Trophime qui ne demandait qu’à courir. Pendant ce temps, Giotto explorait les environs du mausolée et humait chaque centimètre carré de sa truffe impatiente. Il finit par arriver à proximité des arbres chétifs sous lesquels s’était caché Urbino. A cet endroit, quelques traces d’odeurs parvinrent à ses narines exercées. Il se glissa sous les buissons où il sentit qu’Urbino s’était allongé longtemps. Il se mit à aboyer pour signaler qu’il avait trouvé quelque chose. Il ressortit hirsute de sous les branchages au moment où Selma revint sans torche ni briquet. 

 

Eostrix perché sur son épaule, Juliette tournait en rond devant l’entrée du mausolée en cherchant désespérément une idée pour les sortir de là. Son esprit revint tout naturellement au pouvoir que lui avait confié l’arbre de paix. Elle se décida à planter une graine à ses pieds et voir ce qui arriverait. Elle s’agenouilla et creusa le sol, puis elle déposa une petite forme noire et la recouvrit de terre sèche. Aussitôt, un germe vert surgit au milieu du sable aride et se mit à grandir. Distraitement elle regardait l’intérieur du petit coffret et vit au milieu des graines et des pétales de pimpiostrelle quelques petites branches. Elle leva les yeux vers l’arbre qui avait déjà atteint une hauteur vertigineuse et laissa son esprit monter le long du tronc jusqu’au sommet. Au-dessus de la ramure, elle vit à l’ouest le chaos qu’était devenu le camp militaire envahi par la glace fondue, et au nord le paysage de neige. Vers le nord-est, le désert et à l’est le cours contrarié du Tombo qui prenait la direction du sud. Où se trouvait Urbino dans cette immensité ? Un rameau se détacha de l’arbre et tomba à son pied. Juliette regagna son corps et ramassa la branche. A peine l’eut-elle saisie qu’elle sentit une force impérieuse la pousser en avant. 

 

– Suivez-moi ! s’écria-t-elle en se précipitant vers le mausolée, Eostrix toujours sur son épaule. Ils s’élancèrent tous derrière elle, passèrent sous le porche, traversèrent à nouveau la grande salle et retournèrent dans le sous-sol pour explorer la cave. Giotto et Trophime couraient avec eux. L’ours avait tant d’élan qu’il tomba la tête la première dans l’escalier et roula en bas des marches. Il se releva en grognant, indemne. Juliette frotta l’extrémité de la branche de l’arbre et la tendit devant elle. Le tunnel soudain s’éclaira.

 

La longue rangée de geôles apparut à la lumière émise par le rameau magique. Ils avançaient lentement en regardant à l’intérieur de chaque cellule. Elles étaient toutes désertes. Sauf une. Une forme assise était à demi-masquée dans l’ombre. Elle était immobile et semblait inaccessible derrière les barreaux fermés par un lourd cadenas. Juliette pointa l’extrémité de la branche vers la serrure et fit la voler en éclat. Adriel poussa la grille et pénétra dans le cachot. Il souleva les morceaux de tissu et tous virent qu’il s’agissait d’un simulacre. Giotto humait l’endroit comme un fou. Trophime s’introduisit dans le petit espace et se mit à imiter son ami avec son museau humide. Son corps trapu poussa tout le monde dehors et il renâcla avant de s’extirper de la geôle en reculant. 

 

– C’est ici qu’Urbino était retenu prisonnier, constata Adriel.

– Ils ont dû l’emmener quand ils ont quitté les lieux, fit Selma. Nous n’allons pas le retrouver. J’avais tort Juliette.

– Je n’en suis pas sûr, répondit Adriel. Pourquoi laisser ce simulacre de prisonnier dans une cellule complètement fermée ? A mon avis, il s’est évadé.

– Tu crois ? s’écria Selma remplie d’espoir.

– Il aurait fabriqué une sorte de pantin pour donner l’illusion qu’il était toujours là ? s’exclama Juliette.

– C’est très malin ! Personne ne paraît s’être aperçu du subterfuge, dit Adriel. Et puis ils l’ont abandonné. S’il était resté là, il serait mort de faim et de soif.

 

Giotto reniflait le sol à droite et à gauche et partit en direction des profondeurs. Ils le suivirent. Juliette éclairait la galerie. Ils parvinrent au cul-de-sac. Ils s’apprêtaient à faire demi-tour quand Eostrix quitta l’épaule de Juliette et se mit à piailler en voletant. Giotto continuait à renifler le sol et ne semblait pas vouloir s'éloigner. Juliette s’approcha du fond de la grotte où Eostrix s’agitait et parcourut la paroi avec ses mains. Elle rencontra des aspérités qu’elle essaya de faire bouger. Soudain, l’une de ses tentatives fut fructueuse et un pan de mur se déroba devant eux. 

 

– Un passage secret ! s’écria Selma avec excitation.

 

Ils poursuivirent leur chemin et arrivèrent après quelques détours devant la bifurcation. Ils jetèrent un coup d'œil dans la chambre des rêves mais elle ne recelait rien d’intéressant. Ils se dirigèrent ensuite vers le grand laboratoire de Jahangir. Ils firent le tour des différents ateliers qui le constituaient. Ils furent surtout surpris par l’ingéniosité du système de production d’énergie basé sur l’utilisation de la puissance du volcan.

 

– Dommage que Jahangir mette ses capacités créatrices au service du mal, fit Juliette, au lieu de les consacrer à améliorer les conditions de vie de la population.

– Il faut saboter ce laboratoire, dit Adriel, au cas où Jahangir reviendrait pour fabriquer des potions magiques ou autres maléfices. Nous ne pouvons pas le laisser en l’état.

– Utilisons le pouvoir de l’arbre, suggéra Juliette.

 

Elle lança une graine dans le magma qui bouillonnait au fond de la fosse et tendit la branche de l’arbre dans la même direction. La lave en fusion sembla se figer soudain comme si elle s’était refroidie d’un coup. Elle se transforma en une masse compacte qui se mit à tourner et à aspirer ce qui se trouvait autour d’elle en formant un cône. Les canalisations et les installations de chauffage se brisèrent sous la pression d’une force intense. Elles tombèrent dans la zone de déjection où elles disparurent. La température commença à grimper dans le laboratoire. 

 

– Fuyons ! s’écria Adriel, tout va exploser !

 

Sortant de l’espèce de sidération dans laquelle ils se trouvaient, les compagnons se bousculèrent pour courir vers la sortie. Toute la verrerie autour d’eux se mit à vaciller et à vibrer avant de chuter et de se briser par terre. Le sol bougeait sous leurs pieds. Il semblait vouloir tourner comme mu par une roue, faisant s’écrouler tous les meubles, objets et appareils présents dans le laboratoire. Le vacarme était infernal. Courant à perdre haleine, ils atteignirent la galerie et poursuivirent leur course. Giotto et Trophime étaient les plus rapides, ils avaient déjà franchi le cul-de-sac et arrivaient aux marches du mausolée. Prudent, Adriel prit le temps de refermer le pan de mur pour leur donner un délai supplémentaire avant que tout ne s’effondre. Ils parvinrent au bas des escaliers qu’ils grimpèrent quatre à quatre. Enfin ils se retrouvèrent à l’air libre et bondissant sur leurs montures les lancèrent au galop. Les chevaux étaient paniqués, ce qui les faisait accélérer davantage. Le sol grondait sous leurs sabots, couvrant le bruit de leur cavalcade effrénée. Derrière eux, la terre se fissurait. Le mausolée fut englouti dans une faille qui s’ouvrit brusquement. Adriel jetait de temps à autre un coup d’oeil vers l’arrière pour s’assurer qu’ils avaient encore un peu d’avance sur le séisme.   

 

Devant eux se présenta le marais qui longeait le Tombo. Il était beaucoup trop risqué de le traverser vite, aussi bifurquèrent-ils vers le sud, accélérant encore le rythme de leur fuite. Et soudain, une gigantesque explosion retentit derrière eux. La terre trembla tout autour. Des ondes de choc projetèrent des débris à une hauteur vertigineuse. Des morceaux de terre sèche, des pierres et des fragments de rochers volèrent dans les airs à une très grande vitesse et retombèrent sur le sol en s’éparpillant. Selma reçut un caillou sur la tête qui l’assomma. Elle tomba de cheval. Trophime fut criblé d’éclats coupants et roula par terre sans pouvoir se relever. L’une des montures fut blessée à l’oreille et une autre à l’arrière-train. La main d’Adriel fut transpercée par une pièce de métal pointue et tranchante. Il saignait abondamment. Giotto avait été protégé par l’un des chevaux qui se trouvait entre lui et les projections, il était indemne. Dès le bruit de l’explosion, Eostrix s’était envolé à tire d’ailes et n’avait pas été atteint par les déjections.

 

Des flocons lourds et collants retombaient lentement, comme de la neige grise. Ils couvraient les alentours d’une poudre de sable qui masquait les formes et rendait le paysage méconnaissable. La densité de poussière dans l’air formait un nuage épais qui empêchait le passage des rayons du soleil. Il se mit à faire froid. Quelques ondes sismiques continuèrent à se propager à la surface du sol, diminuant d’intensité petit à petit. L'écoulement du temps semblait suspendu. 

 

Quand la situation fut enfin stabilisée, ils se rassemblèrent autour des chevaux pour commencer à se prodiguer des soins. Juliette qui, miraculeusement, n’avait subi aucune blessure, sortit la pimpiostrelle pour s’occuper des blessés. Selma s’était réveillée, elle paraissait totalement hébétée. Juliette lui fit boire un peu de potion avant de se tourner vers Adriel. Pendant qu’elle guérissait les profondes entailles qui auraient pu abîmer définitivement sa main, Selma émergea enfin de son état de torpeur. Elle ôta les cailloux qui s’étaient fichés dans la fourrure de l’ours. Enfin Juliette soigna Trophime et les chevaux dont les plaies étaient plus légères. 

 

Le paysage autour d’eux avait finalement retrouvé un semblant de calme. La pluie de poudre grise avait quasiment cessé et le vent s’était levé. Il chassait la poussière vers le sud. Ils avaient noué plus ou moins habilement des morceaux de tissus devant leurs yeux, leurs nez et leurs bouches pour se protéger. Ils reprirent la direction du nord. Avant de partir, Juliette eut l’idée de planter une graine d’arbre et soudain la forêt se mit à pousser. Là où la terre était sèche et couverte d’une couche de cendres se dressa bientôt un arbre géant, puis deux puis trois puis une forêt entière. Une pluie diluvienne se mit à tomber. Elle ruisselait au milieu de la végétation pour nourrir la terre qui avait été privée d’eau depuis si longtemps. L’humidité sous les ramures absorba les particules provoquées par l’explosion. Bientôt, tous les vestiges du séisme disparurent sous un tapis détrempé de feuilles et de mousse. 

 

La montagne sacrée avait été épargnée. Le marais qui longeait le Tombo avait été comblé et asséché par la quantité de terre et de rochers qui étaient retombés lors de la propagation de l’onde de choc. Le fleuve avait charrié des débris vers le sud et ses eaux avaient retrouvé leur éclat boueux et leur fougue. La forêt poussait lentement derrière les compagnons. Lançant son esprit vers le haut de la canopée, Juliette put leur décrire l’immense cratère qui avait englouti le camp militaire et les pyramides rouges. L’eau fondue de la région hivernale s’y déversait en formant un lac. Tout autour, la forêt gagnait du terrain vers l’est. Bientôt, l’intégralité de la zone de chaos serait couverte de verdure et bénéficierait de son propre écosystème. Le paysage avait changé du tout au tout depuis qu’ils avaient quitté le camp militaire.

 

Alors qu’ils avançaient vers le nord, ils quittèrent le désert et pénétrèrent dans la savane herbeuse. Les retombées de l’explosion n’étaient pas parvenues si loin. 

 

Ils avaient parcouru une certaine distance au milieu des herbes hautes quand Trophime se mit à grogner. Il partit brusquement en courant vers un bouquet d’arbres. Il était pataud mais rapide. Il fut aussitôt suivi par Giotto qui bondissait autour de lui. Les cavaliers voyaient le corps de Giotto se soulever au-dessus des hampes légères agitées par le vent tandis que l’ours écrasait la végétation sur son passage. La course des deux fauves n’avait pas échappé à Eostrix qui tomba aussitôt du ciel où il volait en altitude pour se diriger à son tour vers le petit bois. Trophime, Giotto et Eostrix arrivèrent en même temps au pied d’un arbre sous lequel se trouvait un monticule de feuilles et de mousse. Giotto commença à trembler. Trophime soufflait et grognait à la fois. Grâce à son museau, il balaya l’édredon de feuilles et les animaux découvrirent au milieu des branches mortes le corps inanimé d’Urbino. 

 

Avant de se mettre à courir, Juliette regarda un instant l’arbre sous lequel s’étaient précipités les animaux. Elle le reconnut sans l’avoir jamais vu. Il provenait sans aucun doute d’une graine de l’arbre de paix. Elle devait être identique à celles que Giotto avait ramassées et transportées dans sa fourrure quand Urbino et le loup s’étaient enfuis dans le blizzard. L’arbre était vieux et avait beaucoup souffert, mais il avait survécu dans des  conditions extrêmes. Depuis le dernier changement climatique et le retour à un environnement tempéré, il s’était entouré d’un peu de végétation et se tenait au milieu d’un petit bois. 

 

Sans perdre de temps, Juliette accourut juste derrière Trophime et Giotto. Elle reconnut l’enfant couché au milieu des feuilles mortes. Miraculeusement, l’arbre avait protégé Urbino quand celui-ci aurait pu mourir. A chaque instant critique, le pouvoir de l’arbre de paix était présent à leur côté. Jusqu’au bout, il interviendrait sans faillir pour les aider à réussir leur mission. Juliette en éprouva un sentiment de reconnaissance indicible. 

 

Se jetant au pied d’Urbino, elle vérifia tout de suite que l’enfant était encore en vie, même si cette possibilité était ténue. Son pouls battait très faiblement, presqu’imperceptiblement. Son visage était desséché et blanc comme de la neige. Sortant de sa besace la fiole de pimpiostrelle, Juliette entrouvrit la bouche rigide du jeune garçon et introduisit entre ses lèvres des gouttes de liquide. Adriel et Selma approchèrent à leur tour du petit groupe inquiet qui entourait Urbino.

 

– Si nous n’avions pas de pimpiostrelle, il mourrait, dit Juliette. Il est arrivé à l’extrême limite de sa résistance. 

– C’est grâce à Trophime que nous allons le sauver, fit Adriel. Si cet animal n’avait pas eu un sens olfactif surdéveloppé pour repérer des traces odorantes, nous ne l’aurions jamais trouvé.

– Oui, ajouta Selma. Trophime avait mémorisé l’odeur corporelle d’Urbino qu’il avait humée dans le cachot du camp militaire. Et tout à coup, il a dû s’en souvenir quand nous sommes passés tout près de lui. Il l’a sentie à nouveau.

– Cet animal n’est pas ordinaire, s’écria Adriel en caressant la fourrure de l’ours.  

– L’arbre qui est au-dessus de nous est un rejeton de l’arbre de paix, murmura Juliette. Il a veillé sur Urbino jusqu’à notre arrivée et probablement aiguillé le sens olfactif de Trophime pour que le trouvions. 

– SI nous n’étions pas aidés par la magie, nous ne serions pas arrivés jusqu’ici, répondit Adriel. Et c’est un bon présage pour ce qui se passera par la suite. 

 

Juliette frotta doucement le visage, les mains et les pieds du jeune garçon avec un peu de pimpiostrelle. Très lentement une couleur rose pâle apparut sur ses joues. Juliette en profita pour faire couler de l’eau dans sa gorge pour le réhydrater.

 

Eostrix était reparti en altitude pour surveiller les alentours. Il revint soudain en piaillant comme à son habitude quand il voulait signaler un danger. Adriel et Selma poussèrent les chevaux sous l’ombre du bouquet d’arbres et ils se couchèrent tous sur le sol. Trophime renâclait mais il ne bougea pas, imitant son ami Giotto. 

 

Soudain ils entendirent le ronronnement d’un escadron de drones qui passa à proximité. A travers les branches et les feuilles, ils virent que les objets volants avaient la forme d’oiseaux.

 

– Les oiseaux dragons, murmura Adriel. L’armée de Jahangir ne doit plus être très loin. Ils viennent de nous repérer. 

– Nous les avons rattrapés rapidement, répondit Juliette.

– Nous n’allons plus pouvoir nous déplacer aussi facilement, reprit Adriel. Eux savent que nous sommes ici.

– N’oublie pas que nous sommes suivis par la forêt, fit Juliette. Sous la canopée, nous sommes presque invisibles.

– D’ici peu, quand Urbino sera guéri et aura retrouvé ses forces, nous n’aurons plus qu’un objectif avant de retourner à Coloratur, ajouta Adriel. Il nous faudra saboter l’armée de Jahangir. 

– En attendant, nous devons nous reposer, dit Selma, les animaux sont épuisés. 

– Maintenant que Jahangir sait que nous sommes ici, ne va-t-il pas réagir ? demanda Selma avec inquiétude. Pouvons-nous rester ici ?

 

Trophime s’était couché en rond et dormait le museau sur ses pattes. Giotto était allongé contre Urbino et avait posé sa truffe sur les mains du jeune garçon. Les chevaux paissaient l’herbe du sous-bois car la forêt avançait désormais autour d’eux. Sur une branche au-dessus de leurs têtes, Eostrix s’était perché et surveillait les alentours. 

 

Tourmentée par les événements qu’ils vivaient et par la proximité des troupes du magicien immobile, Juliette ne sentait plus sa fatigue. Elle voulait s’assurer qu’ils n’étaient pas proches du danger mais elle craignait le pire. Elle monta le long du tronc d’un puissant chêne et rejoignit les plus hautes branches. Elle survola la cime des arbres en tous sens, à la recherche du camp militaire. Mais il n’y avait nulle part de traces d’une quelconque armée. Tout était désert autour de la forêt. Au loin, comme ils remontaient vers le nord depuis qu’ils avaient dépassé le Tombo, elle aperçut la longue bande d’hiver glacial créée par Ynobod pour empêcher l’avancée de Jahangir. 

 

Où était l’armée du magicien ? Pourquoi des drones avaient-ils survolé leur position ? Les avaient-ils vraiment repérés ? Juliette regagna le petit groupe. Urbino se réveillait doucement. Selma lui donnait fréquemment de l’eau car il mourait de soif. Il était encore incapable de parler mais il avait reconnu Giotto et ses amis. Sa guérison n’était qu’une question de minutes et d’heures grâce à la puissance de la pimpiostrelle.

 

Juliette fit part de ses inquiétudes à ses compagnons. L’absence de preuves de la présence de l’armée de Jahangir lui paraissait effrayante. 

 

– Si tu ne l’as pas vue, dit Selma calmement, c’est qu’elle n’est pas là où tu la cherchais. Que nous ayons entendu des drones ne change rien, ils pouvaient venir de loin. Quant à moi, je suis certaine qu’ils nous ont repérés.

– Je pense que Selma a raison, ajouta Adriel, Jahangir n’aura pas choisi de remonter vers Coloratur en passant par l’est. Il aura préféré longer la mer à l’ouest, là où il n’y a pas de reliefs qui entraveraient l’avancée de ses troupes.

– Il est donc de l’autre côté de la bande hivernale, murmura Juliette. Et maintenant il sait que nous sommes ici, Selma a raison.

– La forêt va nous cacher, nous allons avancer sous les arbres pour nous diriger vers le nord-ouest, dit Adriel. En espérant que notre route finira par rejoindre celle de l’armée du magicien.

– Ne devons-nous pas bouger tout de suite, si les drones nous ont repérés ? Jahangir ne va pas nous laisser faire sans réagir, intervint Selma.

– Urbino ne peut pas encore être transporté. Mais tu as raison, le danger est bien présent, répondit Adriel. Utilisons la magie de l’arbre, elle nous a toujours aidés à nous sortir des situations inextricables. 

– Que faire ? dit Juliette qui apprenait à utiliser son pouvoir directement sur le terrain et improvisait à chaque fois qu’un danger surgissait.

 

D’un geste, elle dessina intuitivement un arc de cercle autour d’eux avec la branche de l’arbre de paix. Elle ne l’avait pas quittée depuis le camp militaire. Leur petit groupe fut aussitôt entouré d’une enveloppe de camouflage qui les fit disparaître complètement. Depuis l’intérieur de l’espace secret, ils pouvaient voir tout ce qui se passait à l’extérieur.

 

Les drones survolèrent à nouveau la zone où ils se trouvaient mais sans pouvoir les repérer cette fois. Alors qu’ils commençaient à respirer plus librement, ils virent arriver vers eux deux créatures qui leur firent froid dans le dos. Marjolin et Spitz marchaient dans la forêt et s’approchèrent d’eux. Ils avaient surgi de nulle part et firent plusieurs fois le tour des clairières alentour. Ils les cherchaient sans les trouver. Ils revenaient sans cesse près de la bulle protectrice, sans détecter la présence des compagnons. Ceux-ci se taisaient et écoutaient les deux séides de Jahangir parler entre eux.

 

– Ils étaient ici, dit Marjolin, c’est absolument certain.

– Il n’y a aucune trace du passage d’un groupe, répondit Spitz en haussant les épaules.

– Les drones les ont vus, répliqua Marjolin.

– C’était une simple illusion, fit Spitz.

– Seul Jahangir sait créer des illusions, ils n’ont aucun pouvoir magique, argumenta Marjolin.

– Et la forêt ? elle n’existait pas avant, qui a bien pu la créer ? rétorqua Spitz.

– C’est forcément Ynobod. Ils ont dû conclure un accord avec lui, hasarda Marjolin.

– Ce n’est pas très satisfaisant comme hypothèse, dit Spitz.

– Je te l’accorde, murmura Marjolin. Qu’allons-nous dire à Jahangir ?

– La vérité. Il n’y avait personne, les drones n’ont rien vu. Tu pourras peut-être émettre une ou deux hypothèses. Prétexter que c’était une illusion d’optique par exemple, reprit Spitz.

– Il ne nous croira pas, ajouta Marjolin. Et je suis certain qu’il aura raison.

– C’est ta mission de le convaincre, ricana Spitz. Pas la mienne. Je ne suis qu’un sous-fifre. Et maintenant, retournons vite le voir avant qu’il ne s’impatiente.

 

A peine eut-il prononcé ces mots que les deux créatures disparurent, comme si elles s’étaient évaporées.

 

– Ils pratiquent la téléportation, dit Adriel. Ils peuvent se déplacer d’un point à un autre par la magie. Nous ne sommes pas aussi forts qu’eux, ils peuvent nous rattraper quand ils veulent.

– Nous devons rester en permanence sous l’enveloppe de camouflage. Il faut qu’elle se déplace avec nous, répondit Juliette.

– Nous ne pouvons même pas imaginer nous approcher du campement militaire, murmura Adriel, nous serions repérés bien avant d’arriver.  

– Et pourtant, c’est bien ce que nous allons faire, répliqua Urbino qui prenait la parole pour la première fois.

 

A cet instant, il se redressa sur son séant et les regarda dans les yeux les uns après les autres.

 

– Merci mes amis, vous m’avez sauvé la vie. Comme l’a dit Adriel, nous devons saboter l’armée de Jahangir. Prenez un peu de repos et dès que vous serez prêts nous partirons. Disons … tout de suite !

 

Adriel fixa le jeune garçon dont la personnalité était si forte et si persuasive. Ils n’avaient jamais côtoyé le danger d’aussi près. Mais en même temps ce défi était ancré dans ses gênes depuis la nuit des temps. Car il descendait d’une tribu de fiers guerriers qui avaient toujours lutté contre la tyrannie de Jahangir. Il lui était impossible de renoncer. L’énergie déployée par Urbino qui n’était qu’un enfant le stimula instantanément.

 

– Entendu, répondit-il. Allons-y. 


Eostrix, qui était perché sur une branche au-dessus de ses amis, poussa un long soupir de soulagement et s’envola. Une nouvelle fois, il devait jouer son rôle d’éclaireur et montrer le chemin. C’était là où il excellait, ils pouvaient compter sur lui et ils le savaient.

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