Chapitre 18

Le 69ème jour/Le 63ème jour : Nimrod

 

D’abord fut le souffle chaud sur sa joue et la vision floue des cartes qu’elle tenait en main. Elle cligna des paupières ; le monde était noir, blanc et gris et elle était assise sur un banc qui s’enroulait autour d’une table de pierre.

Sans réfléchir, elle posa une carte ornée de trois tours devant elle.

‒ Je prends la main.

Il y avait trois autres joueurs autour de la table : à sa droite se tenait une grande créature bipède dont la tête était celle d’un oiseau au long bec effilé – un ibis – ; son cou était cerné d’un collier ousekh. Il présentait un plumage d’une intense couleur rouge qui présentait la seule exception à ce monde monochrome.

À sa gauche se trouvait un personnage tout aussi étrange : c’était un grune de haute taille, recouvert d’un precah blanc et les tentacules surmontés d’un élégant chapeau melon. Ses huit yeux suivaient le déroulement de la partie d’un air malin.

Devant elle se trouvait Dï. Un tube blanc dont s’échappait de la fumée dépassait négligemment de ses lèvres. Les sourcils froncés, il posa son as de tour, juste après que l’Ibis rouge ait joué.

À nouveau, la jument de nuit souffla sur la joue de Nimrod pour se faire remarquer et celle-ci entoura de son bras la grosse tête aux yeux laiteux. Le grune au chapeau termina le tour et le remporta. Nimrod le regarda récupérer les cartes pour en faire un petit tas bien rangé. Il relança en posant au centre une carte des plus étrange :

‒ Je remet le bigorneau dans la partie.

Nimrod vit Ibis se tendre tandis qu’elle-même avait l’impression de jouer à un jeu dont on ne lui avait pas expliqué les règles. La jument de nuit lui donna un coup de museau affectueux et essaya de grignoter sa meilleure carte. Plusieurs tours s’écoulèrent, que remportèrent successivement le grand oiseau rouge ou le grune bizarre. Dï ne réagissait pas, amorphe, tandis que le centre de son bâtonnet blanc tombait en petit tas de poussière sur la table.

Nim ignorait qui était en train de gagner, mais une chose était sûre : Dï et elle étaient en train de perdre. Il fallait faire quelque chose !

‒ Dï !

Le tepmehri garda ses yeux figés sur le jeu, alors elle se leva et cria plus fort :

‒ Dï !

Et comme il ne réagissait toujours pas, elle lui lança son jeu au visage et aussitôt, il y eut des centaines, des milliers de cartes qui virevoltaient de partout. Elle leva sa tête vers le ciel et les vit tomber en tourbillonnant jusqu'à elle ; elles étaient étonnamment fraîches.

 

Nim ouvrit brutalement ses quatre yeux.

Il faisait encore sombre et le vent faisait danser des flocons jusque dans le nid. La jument s’était éclipsée en emportant avec elle les images de la nuit. Nim toucha sa joue ; des flocons s’y étaient posés avant de fondre.

Lové tout contre elle, Dï dormait, la main abandonnée sur son torse.

 

Le 70ème jour : Dïri

 

Ils grimpaient depuis un moment et il n’y avait toujours pas de trace de Mock. Dï s’arrêta pour reprendre son souffle tandis que Nim balayait les branches du regard :

‒ Est-ce que tu es sûr qu’il s’agit bien de cet endroit ?

‒ Oui, je t’ai même montré le creux dans l’arbre où nous nous sommes abrités. Il y avait encore l’odeur de tabac froid.

‒ Alors c’est parce que je suis avec toi ?

Dï ne répondit pas. Il avait pris l’initiative de monter rejoindre Mock accompagné de Nim et il avait peut-être effectivement fait une erreur. C’était la première fois que l’étrange grune lui faisait défaut.

‒ N'est-il pas mieux que je redescende ?

Elle était très calme, mais lui se sentait un peu triste de la voir s’éloigner, seule parmi les vagues glacées de flocons. Il soupira :

‒ On peut essayer. S’il ne se passe rien, je te rejoindrai le plus vite possible.

Elle lâcha sa main et fit demi-tour ; Dï la fixa tandis que lui-même restait statique : étant déjà plus haut que d’habitude, devait-il continuer à monter ?

Il n’eut pas à réfléchir longtemps, car Nim n’avait pas disparu depuis deux minutes qu’il entendit quelqu’un se racler la gorge derrière lui. Il se retourna et observa Mock qui le surveillait depuis une des branches secondaires, le visage plus sombre que d’habitude.

Ils se saluèrent en silence avant que Dïri ne débute les hostilités :

‒ Vous ne vouliez pas que Nim vous voie ? Pourquoi ?

‒ Tu n’aurais pas dû monter avec elle, cela ne fait pas partie des instructions que je t’ai données.

Dïri ouvrit la bouche pour protester, mais Mock le coupa pour bien lui signifier que le sujet était clos :

‒ Au fait, je te félicite pour ta nouvelle promotion.

Dïri fronça les sourcils ; il sentait une ironie dans la voix de Mock.

‒ De ce point de vue, j’ai fait exactement ce que vous vouliez, alors pourquoi êtes-vous contrarié ?

Les huit yeux noirs de Mock s’abaissèrent en même temps vers lui.

‒ Je t’avais dit de ne pas tomber amoureux d’elle. Mais je suppose que c’était inévitable, compte tenu de vos deux personnalités.

‒…

‒ Je ne m’y opposerai pas, car je suis un fervent défenseur de l’amour, cependant...

Dïri se demandait bien quel genre d’expérience de l’amour pouvait avoir une créature comme Mock. Il attendit avec méfiance la chute.

‒ Et cependant ?

‒ Cependant, j’espère que cet amour ne te fera pas souffrir. N’oublie pas, si Nimrod est celle qui t’a donné la vie éternelle, elle est à présent la seule à pouvoir également te la reprendre.

‒ Elle ne le fera pas !

‒ Ce n’est pas ce que je sous-entendais. Il est bon que tu le saches, c’est tout. J’aimerai maintenant aborder un autre sujet avec toi.

‒ Vous avez de nouvelles instructions pour moi ?

‒ Nulle autre que celle de te... de vous tenir prêt. Je suis en train d’organiser un voyage un peu particulier. Il ne reste plus que le moyen de transport. J’y travaille très sérieusement.

Dïri imagina la surface d’Ephèbre et son cœur se mit à battre plus fort dans son ventre.

‒ Nous allons dans l’espace ?

Mock eut un grand rire carnassier qui résonna dans les cimes.

‒ Bien plus loin que ça, mon enfant ! Nous allons dans un autre monde !

 

Le 71ème jour : Lhack

 

La chrysalide se craquela sur toute sa longueur et d’abord émergèrent quatre bras terminés par des mains puissantes. Leurs doigts se refermèrent sur la croûte du cocon gelé et s’acharnèrent à le réduire en miettes jusqu’à ce que la silhouette immense qu’il contenait puisse se redresser. Son crâne racla le plafond de la cale du navire et iel dut s’enrouler sur sa queue pour tenir convenablement sa tête.

Lhack renifla l’odeur glacée de la neige qui était dehors et iel bâilla avant de frotter de ses poings ses huit yeux jaunes piquetés de noir. Son corps tout entier était ankylosé ; iel déroula toutes ses vertèbres, depuis celles de la nuque jusqu’à la pointe de la queue : l’ensemble devait mesurer presque trois mètres et les dépasser si on prenait en compte la tête et les tentacules. Ceux-ci étaient élégamment remontés en nattes torsadées, semblables à la façon dont Haéri avait coiffé Lissa avant qu’ils ne disparaissent tous les deux.

Lhack réalisa qu’iel était seul à présent, mais ce n’était pas tout à fait vrai, car iel sentait dans l’union intime des deux cœurs qui battait dans son ventre un étrange réconfort, comme si Haé et Lissa étaient là pour lia soutenir.

Lhack dut utiliser ses quatre bras pour soulever la trappe qui permettait de rejoindre l’extérieur, car une épaisse couche de neige s’était déposée dessus. Dehors, l’Arbre était bleu et blanc et le brom de Lhack diffusa une bouffée de vapeur qui constella un nuage de gouttelettes sur son ventre et son Tepmeh.

Lhack se demanda pourquoi son brom et son tepmeh n’avaient pas disparu. Était-il possible de s’unir à nouveau, avec un mulok comme iel ? Iel ne connaîtrait jamais la réponse puisqu’iel était lia seul mulok de sa génération.

Iel descendit du bateau et l’observa ; c’était un très beau bâtiment, avec un château avant et arrière, une magnifique figure de proue et trois voiles de feuilles dont deux carrées et une triangulaire, disposée à l’arrière.

C’est alors que Lhack entendit les sifflements, car il n’y en avait pas qu’un. Iel se demanda alors comment iel n’avait pas remarqué les rampants avant, car leurs écailles étincelantes comme des pierres précieuses brillaient de mille feux au milieu de la neige. Ils étaient une petite dizaine qui ondulaient avec langueur autour des branches dénudées par l’hiver. Lhack les vit lever leurs têtes aux yeux froids vers iel et certains se rapprochèrent. Iel ne bougea pas quand l’un d’entre eux s’enroula autour de sa taille et ne broncha pas davantage en sentant la peau lisse de la créature glisser contre le precah d’un bleu profond qui recouvrait ses épaules.

Lhack avait encore beaucoup de travail et il ne restait que douze jours. Iel se mit à la recherche de branches rondes et solides. Il lui fallut quelques heures pour en ramasser une petite vingtaine. Puis iel installa les rondins de bois devant le vaisseau. Il lui fallut encore un peu de temps pour aller chercher les cordes qu’utilisait Haé et ainsi les accrocher sur le bâtiment afin de le tirer sur les bûches. Combien de temps lui faudrait-il pour atteindre la rivière ?

Sur ses épaules, le rampant sifflotait une mélodie qui lui semblait familière.

 

Le 72ème jour : Mock

 

Iel planait depuis plus d’une demi-heure dans les synapses du cerveau de Dïri quand iel réalisa qu’iel ne comprenait plus rien du tout. C’était toujours comme ça quand iel avait les pensées ailleurs. Iel s’éloigna des neurones du jeune tepmehri et migra à l’intérieur de l’un de ses globes oculaires. Installé confortablement devant le cristallin, Mock observait le visage incroyablement grossi de Nimrod au travers du trou de la pupille.

La bromrod souriait. De là où iel était, iel ne pouvait entendre ce qu’ils se disaient, mais iel n’avait pas l’indécence d’espionner ce que se murmurent les amours adolescents. Ses deux cœurs balancèrent entre agacement et bienveillance.

Mock s’élança hors du regard de Dïri et s’éleva dans l’air au milieu des branches entremêlées comme des mains aux doigts avides. Iel n’aimait pas l’idée qu’Dïri lui désobéisse déjà. Bien sûr, iel avait vu que la possibilité que ces deux-là s’attirent existait dès le départ, mais iel avait cru que l’ambition du tepmehri primerait sur le reste et iel avait eu tort. Iel avait encore beaucoup à apprendre du fonctionnement du cerveau des être pensants. Bien sûr, il était plus facile de déchiffrer les pensées d’une corneille à trois pattes que d’un grune, mais petit à petit, iel deviendrait plus efficace à cet exercice.

Perché en haut d’une branche, iel observa les deux amoureux et deux voix se battaient en lui : la douceur et le romantisme de Minosri se confrontaient aux calculs plus terre à terre de Olirod.

Bien sûr, iel ne pouvait nier que Nimrod serait un atout de choix dans son équipe. Qui dirait non à une Figetemps ? Il ne fallait pas cracher dans la soupe. Néanmoins, ses songes lia travaillaient ces derniers temps et iel avait un mauvais pressentiment.

Pour se changer les idées, Mock quitta sa branche et s’envola vers le ciel. Grossissant à vue d’œil, iel se lança dans une longue course avec les filantes, mais iel les perdit du côté de la constellation du mille-pattes hideux, alors iel longea amoureusement les courbes d’Ephèbre puis grandit suffisamment pour atteindre la taille de mille étoiles, si bien qu’iel pût prendre Mîme dans le creux de ses quatre paumes pour mieux observer son éclat.

Il arriverait ce qui devrait arriver. Iel se sentait encore assez sûr de ses déductions pour être certain que Dïri n’avait pas l’intention de lia trahir. Quant à son amour pour Nimrod, iel le protégerait s’iel le pouvait.

Mock avait parfois du mal à se souvenir de ce qui s’était passé avant iel. Il ne restait dans son esprit que des échos des souvenirs de Minos et Oli, mais iel se souviendrait toujours de cet instant où ils s’étaient « reconnus ». À cette époque, comment auraient-ils pu imaginer ce qui leur arriverait une fois parvenu à l’étape de mulok ? Mock, comme Dïri, comme Nimrod, ne descendrait jamais la Rivière Blanche, alors iel ne pouvait pas refuser d’emmener Nimrod avec eux.

N’était-iel pas iel-même la consécration d’un grand-amour ?

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