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Toute la journée, ça calebasse dans sa caboche. Y a toujours des choses à faire et à voir et à écouter ; untel qu’a du projet de consolidation, untruc qui prévoit d’aventurer les décombres de la précédente secousse, et le marché toujours animé, les structures à renforcer, les catas à étudier, les routes à aplatir.
Aujourd’hui était comme hier mais sera pas comme demain. Aujourd’hui rien ne s’est passé différemment alors que ça aurait dû. Derrière ses lèvres pincées, Sybèle aurait voulu jacter l’exceptionelleté de la journée et baltringuer la grosse boule de chagrin qu’avait fait que grossir au cours du mois.
Mais voilà. Personne se doutait, personne savait, et elle avait protégé l’équipe qui déblayait les gravas pendant que les autres vaquaient à leurs travail. Sûrement que Fèdre s’était rendue à l’hosto puis à l’orpho : l’hostorphelinat comme elle le dirait bientôt plus. Y avait qu’une rue pour séparer l’un de l’autre, un chemin facile pour les mômes quand leurs parents crachaient leurs dernières tripes en salle d’attente.
Sybèle se rabroua : ça faisait longtemps depuis la dernière épidémie de gripasse, fallait pas s’attirer la poisse à cause de son humeur chafouine.
Et Nérée, lui, y avait dû juste passer d’un gens à l’autre pour que chacun aie sa dose de confiance et d’affection. Y distribuait des sourires alors qu’y aurait juste pu les penser. Nérée aimait sourire, c’était tout et c’était beaucoup dans leur quotidien.
Mais tout ce remue-ménage et remue-méninges déclinait avec le soleil. Quand on allumait les lampes dans les maisons, qu’on se disait bonsoir et que les cahutes fumaient bon les repas ; quand la nuit remontait du sol pour gondoler le ciel comme de l’encre un papier buvard, Sybèle quittait le cœur du village et l’auréole des lampadaires. Pas grave si elle était pas avec les autres, y se rejoignaient quand même.
Y fallait marcher un peu pour que la lumière s’arrache à eux, puis repérer le grand arbre mort et la façade crevée d’une maison qu’on devinait tout juste. Sur le ciel bientôt noir se découpait l’ombre de Fèdre. Corps élancé, épaules osseuses et cheveux hérissés. Sybèle avait pas besoin de lumière pour la voir sourire de toutes ses dents pas trop droites, pour voir son petit nez retroussés et ses grands yeux bleus. Quand y faisait gris, on pouvait toujours avoir un peu de ciel bleu à ses côtés.
— J’ai cru que tu viendrais pas, plaisanta-t-elle.
— J’ai hésité à me pieuter, répondit Sybèle. Z’auriez pas osé partir, je suis sûre.
— Possible.
Elle lui tendit une main pleines de pansements et de callosités, que Sybèle serra dans sa paluche toute lisse.
— Restez, tenta Sybèle. C’est ici que vous êtes utiles.
Fèdre dodelina de la tête, rapprocha son corps du sien pour que chacune s’imprègne de l’autre. Fèdre sentait le charbon et les médocs.
— Pas trop. Pas plus qu’un autre.
— Nawak. Y a deux mois on aurait perdu masse de monde sans toi pour bouger les caillasses et les morceaux de toits. Et le gars sous l’arbre ?
— Mais je suis crevéreintée, moi, d’attendre les catas !
— Je sais, l’apaisa Sybèle. Je disais juste.
Et comme parler servait pas, que se refaire encore et encore la même discute changerait rien au dénouement de la soirée, elle écrasa Fèdre contre elle pour un câlin gros de tout pleins d’années d’amour.
Elles l’entendirent arriver – y faisait pas l’effort d’être discret – et l’accueillirent dans leur étreinte quand y fit mine de s’y greffer. Les mirettes de Sybèle piquaient forts. Les larmes de Nérée lui coulait dans le cou. Fèdre se retira avec tout son tact, tout son sourire, toute sa gentillesse, pour qu’y z’aient cette dernière minute à eux.
Les lèvres de Nérée étaient salées. Sybèle passa ses doigts partout où y pourraient plus aller. Dans ses cheveux tout bouclés, sur sa nuque, tout le long de sa colonne vertébrale, la cicatrice sur sa joue. Elle posa sa paume à plat sur son torse. Sous les mailles et les tricots, elle compta trois battements de cœur. Puis elle glissa une mèche derrière son oreille, caressa sa tempe du pouce, croqua son regard du sien et voilà.
Fini.
— Pars avec nous, supplia-t-il.
— Je peux pas.
Autant c’était dur pour elle d’accepter qu’y partent, autant c’était plus facile quand y s’agissait d’elle. Et tant pis si chaque mot lui griffait la gorge, y avait de la certitude dans sa décision. Comme avec Fèdre, c’était juste des passes sans finalité. L’ultime répétition d’une scène qu’aurait pas de suite.
Y partaient, elle restait. Y z’embarquaient tout son cœur avec eux, mais elle prenait le leur. Y s’aimaient assez pour respecter leurs choix.
— Qui aidera quand vous serez plus là ? dit-elle. Qui expliquera votre disparition ? Qui rassurera tout ce monde ?
Parce qu’aussi foutrement drôle que c’était, le village tenait le coup grâce à eux. C’était pas de la fausse modestie quand c’était vrai. Nérée l’avait senti y avait bien loin, et les regards mentaient encore moins que les déclarations des habitants.
— Y aura plus rien. On va tout effacer.
— Non, vous allez juste faire une autre route.
Y se sourirent. Aucun saura vraiment. Sybèle prit la main de Fèdre et, au milieu de sa famille, leva les yeux sur le ciel astré.
La calebasse dans la tête toute la journée, la fanfare dans son palpitant déchiré, mais elle compta le silence entre chaque étoile pour avoir juste le bon, juste le doux. Juste la chaleur qui creusait son ventre.
Le silence.
Et puis.
Le froid.
Et puis.
Le front de Fèdre contre le sien.
Et puis.
Les larmes dans la voix de Nérée.
« Comment je ferai, sans toi ? »
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18
— Tu feras… marmonna Sofiane dans un sursaut.
— Comment ?
Il balbutia des paupières, chassant l’image flou d’un inconnu pour découvrir Leïla penchée sur lui. Elle avait noué ses cheveux crépus dans un chignon haut, faisant gagner plusieurs centimètres à sa silhouette obscurcie par la pénombre du salon.
— Quelle heure ? marmonna-t-il.
— Trop tôt, souffla-t-elle. Je suis descendue pisser, tu t’agitais dans ton sommeil.
Les draps s’étaient entortillés autour de lui comme une camisole, et une odeur de transpiration lui remontait aux narines. Gros lâcha un petit miaulement enroué quand il tenta de se démêler de la literie.
— T’as fait un cauchemar ? s’enquit-elle en s’agenouillant près de sa tête.
— Je crois que j’ai rêvé d’avant. De ce qu’à raconté Fatou. Ça sonnait très… vrai…
Il roula sur le dos pour fixer le plafond noyé dans la nuit. Il faisait frais à la campagne. Il chercha à tâtons la couverture envoyée balader contre son gré. Leïla la tira jusqu’à son menton d’un geste vif. Gros sauta sur le dossier du canapé.
— Tu veux en parler ?
— Je m’en souviens presque plus, avoua-t-il.
Tout se brouillait déjà. Les voix, les pensées, les décors. Mais un vif sentiment de trahison lui brûlait les entrailles, une colère montante. Il s’assit, s’arrachant à la fatigue comme après un sale cauchemar, pour être sûr de ne pas le retrouver sitôt les paupières fermées, et se décala pour que son ami s’asseye.
Il étendit un bout de couverture sur ses jambes en tailleur et ses pieds nus.
— On était trois, tenta-t-il de résumer. Je venais de faire… des trucs, des trucs importants. Y avait une ville mais toute cassée. C’était la nuit et je devais retrouver des amis. Y en a un que…
Il renonça à parler du baiser qui avait tout du rêve. Changer de sexe pendant le sommeil pour embrasser un étranger, ça lui était déjà arrivé, et il ne voulait pas partager ça avec Leïla. Il sauta cette étape pour conclure, poussé par les émotions aigres qui l’étreignaient :
— Y en a un que je déteste. Je lui en veux vachement.
— Ce serait Nérée ?
— Oui.
C’était l’évidence à laquelle il n’avait pas eu le temps d’arriver.
— C’était qu’un rêve, le rassura-t-elle en posant une main sur les siennes qu’il serrait fort.
— Il paraît que non.
— Mais c’est terminé.
Ça, c’était vrai. Un indicible soulagement s’empara de lui, comme une brise tiède. Il sentit ses épaules se baisser, la tension dans sa nuque s’échapper.
Il n’en avait pas besoin, de cette colère. Là, tout allait bien. Gros revint sur ses genoux, ronronnant avec force, comme pour le conforter dans cette idée.
Le baiser qu’il échangea avec Leïla avait un goût d’évidence. Il chassa tout ce qui n’était pas elle, dans ce salon, contre lui. Elle se fit une place sous le draps, et il referma ses bras autour d’elle. Du bout de l’index, elle dessina des cercles autour de son nombril, mais n’essaya pas d’aller plus loin. Il tomba dans un sommeil sans souvenirs.
Et daaaaaaamnation. Très, très chouette ce chapitre coupé en deux. Je suis intriguée de ne pas avoir aperçu des morceaux de ça avant, et en même temps ça fait sens que ça ne ressurgisse que lorsque Fatou fait remonter cette mémoire. Mais quand même. C'est une écriture complètement différente, du coup, j'ai été hyper surprise.
Au fil de la lecture :
→ Wow, ce changement de ton, vocabulaire, style, syntaxe. Tu ne changes pas de POV à la légère, t'y mets tout et plus. Ça m'a fait penser à Cloud Atlas, un peu, d'une certaine façon (c'est un compliment du plus haut degré ahahaha).
→ "De ce qu’à raconté Fatou." a
→ "se décala pour que son ami s’asseye" amie
→ Le bisou ! Le bisou ! (La foule applaudit.)
Ah j'avais tellement aimé l'écrire ce chapitre, que quand quelqu'un me montre qu'il apprécie j'en suis toujours hyper ravie ♥
En plus tu compares à Cloud Atlas, film que j'adore et qui m'a beaucoup marqué à sa découverte (et qui doit toujours un peu m'influencer maintenant. Parce que oui, l'évolution de la langue dedans était simple et cool. Le "je te gardeveille" me reste en tête)
Bisous !
Donc Sybèle = Sofiane du futur-passé (ah là là xD j'aime les nœuds au cerveau). C'est cool que la narration passe par elle parce que ça reste en cohérence avec Sofiane, même si bien sûr tu produis une rupture très claire avec ces changements langagiers. À ce niveau-là, il y a des choses que j'ai trouvées très cools (les "y", le côté brut de décoffrage) et d'autres auxquelles j'ai moins adhéré (les mots-valises, quelques expressions...). Je crois que c'est parce qu'on ne sait pas très bien à quel point ce futur est lointain, mais que moi je le voyais plutôt proche quand même (genre, XXIème siècle, pas plus tard) ; et que, donc, des bouleversements linguistiques ne me paraissent pas forcément crédibles. Mais bon, ça c'est l'avis très pointilleux et pénible, en soi tu sais que j'adore quand on expérimente dans les textes, mais je sais pas, jusqu'ici je trouvais le ton très juste par sa simplicité, j'étais pleine d'émotions nues à la lecture, et dans ce flash-back eh bien tout est écrit de manière plus réfléchie, ciselée, un peu à la Damasio ou à la Danette... ouais je les mets sur un pied d'égalité j'ai peur de rien ! Et puis c'est pour te dire que c'est pas que j'aime pas, puisque leur écriture à eux deux j'adore par exemple. C'est plutôt que là, dans le contexte de cette histoire, je suis restée assez en dehors de la scène. C'est peut-être pas très grave vu que ce n'était a priori qu'un court voyage, qui embarquera probablement d'autres lecteurices ! En plus pour être honnête je dois bien dire que si, en vérité, j'ai senti le piquant de l'émotion au moment de l'étreinte des adieux. Donc en fait ça marche quand même. Tu peux donc oublier tout ce commentaire xDD Ou n'en retenir qu'une chose : globalement, le style de cette histoire m'a accrochée notamment par sa simplicité et ses fortes vibrations émotionnelles, et du coup je n'ai besoin de rien d'autre en terme de style pour être à fond dedans. Mais comme je lis dans ta réponse à Rach que tu as adoré écrire ce passage, eh bien c'est très bien qu'il soit là ne serait-ce que pour ça ♥
Et puis... OUH LÀ LÀ le bisou Leïla Sofiane je l'avais pas encore vu venir, malgré toutes les révélations des précédents chapitres !
Je te relève quelques coquilles au passage (parce qu'antidote doit convulser sur ce passage-là donc pas évident de compter sur lui xD) :
- "pendant que les autres vaquaient à leurs travail" -> leur
- "pour voir son petit nez retroussés"
- "Elle lui tendit une main pleines de pansements"
- "un câlin gros de tout pleins d’années d’amour" -> plein
- "Les mirettes de Sybèle piquaient forts" -> fort (adverbe)
- "Les larmes de Nérée lui coulai(en)t dans le cou"
- "Aucun saura vraiment." -> saurait (futur dans un contexte passé)
- "l’image flou d’un inconnu"
- "De ce qu’à raconté Fatou." -> a
-"et se décala pour que son ami(e) s’asseye."
- "Elle se fit une place sous le draps"
On parle d'une centaine d'années pour le futur, tout de même, et je t'avoue que moi je surkiffe les mots-valises xD
Mais je note très sérieusement ton retour, et je verrai si ça dérange d'autres personnes. Y a peut-être des morceaux que je peux alléger, on verra (ohlala je mérite pas la comparaison avec Danah-masio (maintenant ça devient un mot valise xD)parce que je n'ai pas réellement réfléhci à ces termes. Dans mon souvenir, ça s'est écrit un peu tout seul
Merci pour les coquilles, et merci pour toutes les gentilles choses que tu dis sur ce texte ♥
Alors Sofiane aurait été cybèle dans le futur ? Et il/elle aurait été "emmené de force" ? Intrigant, ce changement de sexe...
Merci pour cette partie. J'ai adoré l'écrire ♥ (je verrai si je peux chambouler davantage la langue sur la fin, si tu trouves que ça manque).
Pour le changement de sexe j'ai fait à pile ou face pour les trois personnages xD