« SUD OUEST – 26 mars 2024 :
Une intelligence artificielle écrit le roman de l’année.
Sophie Loustillac a vingt ans lorsqu’elle commence à coder une intelligence artificielle. Sa fonction ? Compléter des textes. Conçue à l’origine pour aider les copywriters dans leur travail, son IA, qu’elle a nommée « Léana », peut aussi écrire des textes à vocation plus littéraire.
‘J’ai donné à Léana tout ce que je pouvais pour lui apprendre les éléments du langage, et parmi eux, il y a eu de nombreux livres. Ils sont les meilleurs marqueurs de l’évolution de la langue française à travers les époques. Et même si des ouvrages non-fictionnels étaient les plus appropriés pour parler de sujets techniques, les romans sont les écrits ayant le plus survécu au temps.’
Langage soutenu, familier, technique, littéraire, tels sont les paramètres que les utilisateurs de son intelligence artificielle peuvent sélectionner pour aiguiller Léana dans son travail de rédaction.
‘Je suis fière de ce que Léana a accompli. Avec son travail sur les romans de Zuka, elle va permettre à l’entreprise de pouvoir conquérir de nouveaux marchés’.
Depuis les sorties de Club puis de Son Opéra, romans écoulés à un million d’exemplaires, les maisons d’édition s’arrachent ses services.
‘Prenez un Albert Camus. Le Premier Homme, sorti à titre posthume, n’était en réalité pas terminé. Qui de mieux que Léana pour compléter des manuscrits inachevés de grands auteurs ? Nous pourrions écrire un florilège de romans entamés par J.R.R. Tolkien si sa famille ne préférait pas s’occuper du travail rédactionnel elle-même. Cela leur prend des décennies et c’est leur choix. Pour tous les autres, il y a Léana.’
Si Sophie Loustillac garde pour elle le nom des maisons concernées et des auteurs que son intelligence artificielle s’apprête à ressusciter, elle n’hésite pas à nous donner plus de détails concernant Zuka et son procès à venir.
‘Mon frère écrit. C’est grâce à son matériel de base que Léana a pu finaliser Son Opéra et Club.’
Actuellement en procès contre les éditions Verglas, Léana a malgré tout de beaux jours devant elle.
‘Les Éditions Verglas nient à mon frère et moi la qualité d’auteurs des romans publiés sous le nom Zuka. À trop discuter avec la machine, ils se sont persuadés qu’elle était humaine. Je suis prête à accepter de discuter, mais mon frère, lui, s’y est formellement opposé. Les auteurs sont susceptibles, ils pensent à la paternité de leurs œuvres avant de réfléchir à leur plus large diffusion.’
Sophie Loustillac nous donne rendez-vous dans deux mois, le 26 mai, pour assister à un procès historique [ndlr : jour de la date d’audience devant le tribunal judiciaire de Bordeaux]. L’affaire est inédite pour les juges, qui seront amenés à trancher l’épineuse question de savoir qui est l’auteur d’un roman à moitié écrit par un robot. Le premier d’une longue série ? Son avocat, Maître Manon Robert, a réagi sur la question :
‘Il y a déjà eu des cas, notamment aux États-Unis, concernant des illustrateurs, mais cela ne lie pas les juges français. La décision fera donc jurisprudence.’
Dans cette attente, les romans de Zuka ont été retirés de la vente. Sur les sites d’occasion, les exemplaires s’arrachent à prix d’or. L’Histoire commence déjà à s’écrire. Contactée par la rédaction, les Éditions Verglas ont décliné notre proposition d’interview. »
Comme tous les papiers depuis la première prise de parole de Sophie dans les médias deux semaines plus tôt, Eugène froisse le journal Sud-Ouest avant de le jeter au feu. Au contact de l’encre, les flammes deviennent violettes puis bleues, avant de reprendre leur chaleur naturelle. Même calciné, le papier continue de le mettre hors de lui. Alors, il saisit une bûche et la place au-dessus des cendres funestes. Sous son poids, le feu étouffe avant de se réduire au néant. Eugène souffle, souffle, souffle encore, mais les flammes ne durent pas plus de quelques instants. Il craque des allumettes, remet du petit bois : le feu ne se relance point.
Gabrielle, elle, savait entretenir le feu. Mais elle non plus n’est plus là. Dans les petits moments du quotidien où elle lui manque, il accuse le coup par petites couches. Gabrielle pouvait démarrer un feu. Elle maîtrisait l’art du bois qui brûle, du souffle qui suffit à relancer les flammes, du moment où il faut lui donner à manger le combustible nécessaire. Elle savait ne pas l’étouffer, lui laisser la place pour s’épanouir. Du temps de Gabrielle, la maison chauffait sans qu’Eugène n’ait à s’en préoccuper. Elle absente, il a froid et se sent imbécile à chaque fois qu’il tient une bûche entre ses mains. Alors, quand le feu décrépit, il s’en veut plus que d’ordinaire.
Ce feu-là, il en a besoin pour que brûle sous ses yeux l’ardeur de sa fureur. Il veut voir un florilège de flammes orangées pour nettoyer l’antre de ses cendres. En créer de nouvelles. Et, dans leur tourbillon, revivre. Alors, ne sachant que faire d’autre, il décide de rompre trois mois de silence par un texto qu’il envoie à sa sœur :
« Bien sûr, il fallait que tu ailles en parler à la presse. Et la confidentialité de l’affaire, les chances de succès, ça non plus, tu n’en as rien à faire ? »
Il balance son téléphone sur le canapé, persuadé que Sophie ne lui répondrait pas de sitôt, quand le vibreur retentit.
« Bien sûr, il faut que tu râles encore. »
Eugène se relève, bondit sur le petit bois dont la réserve atteint son seuil critique, puis craque une nouvelle allumette. Une petite flamme s’embrase sur une brindille quand le vibreur retentit de nouveau.
« Et puis d’abord : salut, oui, je vais bien depuis tout ce temps.
— Toi aussi, tu te mets à compléter les conversations que je n’ai pas ?
— Très drôle. Comme quoi, tu ne m’avais pas manqué finalement. »
La brindille a cessé de brûler. À son bout, un bâtonnet de cendres. Eugène a déjà épuisé tout son stock de papier journal, sans jamais parvenir à un résultat satisfaisant.
« J’étais à Paris la semaine dernière, les Éditions Verglas m’ont invitée autour de la table moi aussi, ça y est.
— J’espère que tu ne leur as rien communiqué dont ils peuvent se servir pour le procès…
— Cette histoire aurait pu me coûter très cher, tu y as déjà pensé ? continue Sophie.
— Tu aurais dû y réfléchir avant de lâcher une bombe dans la nature.
— Et après il veut qu’on le plaigne pour ses romans…
— Tu sais combien de fois mon avocat m’a demandé si j’avais changé d’avis pour t’attaquer en justice ? Ce serait tellement plus simple. Mais moi, au moins, je pense à ma famille d’abord.
— Venant de celui qui a pu se libérer du temps pour ne pas réussir à écrire et acheter sa ferme à Langoiran grâce à Léana, je trouve ça petit.
— Ce n’est pas une compétition, Sophie. Seulement, quand tu discutes avec ceux contre qui je m’apprête à avoir un procès, j’espère que tu ne leur donnes aucune preuve qui pourrait se retourner contre moi… Je pense que j’ai déjà bien assez trinqué comme ça.
— Ils veulent utiliser Léana pour des manuscrits posthumes de leurs auteurs. En échange, ils acceptent de ne pas poursuivre leurs charges contre moi. Tu vois, tout ne tourne pas qu’autour de toi tout le temps. »
D’un pas déterminé, Eugène monte deux par deux les marches de l’escalier qui le mènent à la bibliothèque. Attrape le livre Club que son père lui a donné. Descend en arrachant une à une ses pages qu’il met en boule sans même relire la moindre ligne. Il parle au livre qui, bien sûr, ne peut rien entendre.
Prends ça ! Brûle en enfer ! Disparaît de ma vue ! Putain de Zuka ! Putain de Léana !
Les jurons qu’il profère autour du bois pleuvent. Quand il a enfin arraché la dernière page, il craque une allumette, debout devant la cheminée, et la lance sur le papier qui s’embrase dans une boule de feu aux reflets violets.
Les flammes commencent à s’amenuir, alors, il y pose une bûche dont les échardes se mettent à crépiter. Il souffle, répartit les étincelles sur le bois et regarde le feu danser quand son téléphone vibre de nouveau.
Le feu diminue déjà. Alors, il souffle. Renverse la réserve restante de petit bois et souffle encore. Les flammes se répartissent sur le coin de la bûche qui commence enfin à fumer.
« Comment tu vas sinon ? » envoie Sophie.
Cette fois, Eugène ne répond pas. Devant lui, le feu faiblit dangereusement. Il lance son dernier atout : la couverture cartonnée de Club qui languissait sur le rebord de la cheminée, mais cela n’y fait rien. Après quelques instants d’espoir, le feu s’étouffe de nouveau. Quant à son téléphone, il a beau lui notifier un nouveau message, Eugène n’en fait rien.
De son corps de ferme qu’il n’ose plus quitter hormis pour faire les courses, il la maudit. Avait-elle pensé une fois aux conséquences que sa prise de parole publique entraînerait pour son frère ? Cette fois est de trop. Il ne peut pas tout lui pardonner. Alors, Eugène entame une rétrospective des rancœurs qu’il tient envers sa sœur.
Elle a utilisé son malheur comme faire-valoir pour un lancement médiatique.
Elle ne s’est jamais excusée pour ce que sa création a fait à son frère.
Son père l’aime d’une façon si différente.
Tout à coup, le reste devient insupportable : depuis le premier article dans la presse, les messages désobligeants inondent la messagerie d’Eugène. Parmi le florilège de commentaires allant d’insultes à des excréments virtuels, certains s’impriment dans la tête d’Eugène et le poursuivent. Tels la foudre, ils le frappent sans prévenir.
« Comment t’arrives à te regarder dans une glace le matin… »
« Démon. »
« Je vais tâcher la neige de ton sang ! »
Chaque jour, dès le réveil, Eugène fait défiler les commentaires pour actualiser les injures à son encontre. Il vit chaque message comme une injustice mais n’arrive pas à arrêter de les consulter pour autant. Sa nouvelle renommée l’obsède autant qu’elle le fait souffrir. Parmi les choses qu’il aimerait hurler au monde, il voudrait dire que lui aussi hait Léana, mais quoi qu’il réponde à ses détracteurs, les gens ne semblent pas l’accepter dans leur camp.
« Laissez-les là où ils sont, lui a conseillé Maître Maringo au téléphone, et désactivez les commentaires là où vous le pouvez. Ne répondez pas sous le coup de la colère… »
Plus facile à dire qu’à faire. Après deux vols de manuscrits et une séparation, les inconnus d’Internet sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Il ne sort plus que pour faire ses courses, a l’impression constante d’être épié. Il se retourne sans cesse pour vérifier qu’il n’est pas suivi. Et, quand quelqu’un a le malheur de porter un appareil photo, il hâte le pas, dos au monde. Il ne se sent tranquille nulle part. Ni chez lui, ni dehors, où il voit le mal partout. Dans sa solitude, Eugène n’est jamais seul. Il marche avec la haine des autres sur ses épaules. Même Maître Maringo lui a signalé que des journalistes l’ont attendu en bas de son cabinet et ont tenté de l’assaillir de questions. En bon professionnel assermenté à la confidentialité, il a assuré à son client qu’il n’a pas accepté d’y répondre.
La traque ne cesse jamais. Alors, après une semaine de harcèlement sans fin, il prend son téléphone et appelle la seule personne pour qui il estime encore être quelqu’un.
« Bien sûr, tu peux venir quand tu veux » lui assure sa mère.
Alors il l’a prise au mot. Deux semaines plus tard, il embarque à Roissy.
Ce qui m'a un peu gênée :
- De beaucoup lui auraient dit ==> je ne savais pas qu'on pouvait dire ça ?
Mes phrases préférées :
- À présent que son histoire courait les journaux, Eugène était persuadé qu’un autre éditeur plus visionnaire se rallierait à sa cause. ==> hahahaha je crois que tu te fourvoie Eugène ^^
- Touché ==> elle sait appuyer au bon endroit !
Remarques générales :
Hum je ne sais pas pourquoi mais je la trouve un peu louche la journaliste. Elle est trop sympa, et elle lui pose des questions alors qu'il avait bien précisé au début qu'il ne dirait sans son avocat... J'ai peur que ça lui retombe dessus !!
Et je trouve Eugène un peu prétentieux dans ses réponses ^^
A bientôt pour la suite !
Je ne peux m'empêcher de croire qu'il manque quelque chose à ce chapitre pour que la mayonnaise prenne ! J'aime le tournant que ce chapitre opère pour le personnage d'Eugène, mais ce que j'ai voulu faire reste assez impalpable encore. Ou pas ? Après tout, dans les chapitres précédents, le besoin cruel d'attention du personnage est posé.
Mais il manque quelque chose ici... Quoi ? Je pose la question en l'air ici, en espérant que mon cerveau me livre une réponse à ce sujet dans les prochains jours ><
Merci pour tes retours,
Bien à toi