Les jumeaux s’installèrent, les semaines suivantes, dans une routine confortable. Ici, la vie citadine avait ses particularités qu’ils n’avaient pas pu expérimenter en apparaissant dans la forêt d’Argon et en traversant la moitié du continent, la mort aux trousses. Tout le monde se réveillait aux aurores, nobles comme castes populaires. Seuls les mages et les apprentis avaient tendance à se lever avant, menant un train de vie bien à eux, entre entraînements, apprentissages et missions diverses. Le matin se passait normalement, le dîner était vers treize heures. Cependant, à quinze heures, chaque jour, toute l’activité semblait se suspendre pendant environ une heure. Leurs amies leur avaient expliqué que cette heure était dédiée au repos, à la méditation ou simplement aux activités sociales. Elle avait pour but de leur permettre de passer à travers le reste de la journée, le soleil ne disparaissant que vers vingt-deux heures, provoquant de jolies couleurs dans le ciel. Les jumeaux s’étaient plutôt bien adaptés aux nuits plus courtes que sur Terre, même si parfois Alaric râlait, lui qui aimait tellement dormir. Il profitait néanmoins allègrement de cette heure de pause en après-midi et arrivait à être en forme lors des entraînements du soir.
Ils tentèrent d’oublier l’angoisse d’être dans un monde qui n’était pas le leur, avec ses règles et ses coutumes qui leur étaient étrangères. Mais, parfois, la relation entre les gens relevait de différentes étiquettes dont ils n’avaient pas connaissance. Même leur culture littéraire terrienne ne les aidait pas vraiment, dans cette société. Pour éviter tout soucis, ce ne fut point compliqué : ils ne cherchèrent pas à sortir de l’enceinte rassurante du château, regardant parfois avec curiosité la vie grouiller au loin dans la ville, mais sans plus. Elle les intimidait et ils restaient sourds aux propositions d’Hildr, Veenya et même Castelis, qui cherchaient à les sortir un peu.
Talia était de plus en plus tentée, mais elle ne se voyait pas quitter son frère, qui, elle le voyait, avait beaucoup plus de mal à s’adapter. Il n’était pas rare qu’elle le retrouve plongé ce sur quoi il travaillait jour et nuit, oubliant de manger. Bien qu’étudier les sceaux l’aidait à appréhender sa magie de manière moins craintive, Alaric savait pertinemment qu’il s’agissait surtout d’une échappatoire, un moyen de ne plus penser à avant. Ils le savaient tous les deux.
Après avoir commencé à comprendre le fonctionnement de cette magie, le jeune homme s’était attaqué au sceau que lui avait montré Talaman : celui qui lui permettrait de contenir ses pouvoirs bruts, pour lui permettre d’apprendre à les maîtriser doucement. Le jeune homme ne voyait aucunement d’un mauvais œil cette idée, contrairement à Talia qui s’inquiétait pour lui. Peu importait au jeune mage aux pouvoirs glacés d’avoir à mettre plus de temps avant d’arriver à des résultats. Il ne voulait plus blesser personne.
Alaric avait aussi passé sous silence le fait qu’il avait cherché s’il y avait un moyen de supprimer totalement la magie. Il avait trouvé quelques pistes mais avait finalement mises celles-ci de côté. Il ne voulait pas en arriver là, pas s’il trouvait un moyen de se contrôler. Ces pistes lui semblaient dangereuses et totalement hors de sa portée en tant que débutant. Il verrait le cas échéant.
Le jeune homme avait fini par se procurer l’encre nécessaire auprès du vieux professeur. Pendant un instant, il avait craint d’avoir à se tatouer la peau – il n’en avait pas du tout envie ! Mais le vieillard l’avait rassuré en riant : le procédé était beaucoup plus simple !
X
- Tu es sûr que c’est sans danger ?
Talia était assise sur son lit, le surplombant avec son air inquiet alors qu’il était en tailleur à même le sol de sa chambre, le livre ouvert à ses côtés et le reste de son matériel de l’autre.
Il leva un regard indécis vers elle.
- Jusqu’à présent, je l’étais, bougonna-t-il.
Un sourire d’excuse étira les commissures des lèvres de sa sœur. Elle leva les mains, faisant mine qu’elle allait se taire. Elle ne pouvait pas s’empêcher de ressentir une certaine appréhension. La vue des étranges arabesques lui rappelait des souvenirs qu’elle désirait plus que tout oublier.
Muni d’un stylet en bois sculpté, il avait commencé les premiers traits sur son avant-bras. Il aurait cru que sa main tremblerait sous le coup de la nervosité, mais il fut surpris par ses gestes sûrs.
- Ça me fait penser quand tu dessinais, avant, marmonna Talia.
Elle ne lui demanda pas pourquoi il avait arrêté. Ils savaient tous les deux la raison. Alaric ne rebondit pas sur sa remarque, préférant se concentrer sur ce qu’il faisait. Il avait tenté de mémoriser, en premier lieu, le sceau, mais il lui échappait à chaque fois. Ce ne fut que lorsqu’il avait commencé à porter son attention sur chaque partie, une après l’autre, qu’il avait commencé à comprendre.
C’était comme ces sorts que tentaient de leur apprendre Hildr et Veenya. Chaque mot, chaque son, chaque intonation, avait sa signification. Ainsi, chaque trait avait sa raison d’être. Placé de telle manière et non d’une autre, il lui permettait d’atteindre son objectif.
Le jeune homme n’avait jamais été très doué à l’école, surtout à cause de son anxiété qui le poussait à abandonner. Celle-ci avait été plus forte ces dernières années, ne faisant qu’aggraver ses notes. Ce n’était que grâce à sa sœur qu’il n’avait pas jeté l’éponge.
Mais, maintenant, il ressentait un certain plaisir à apprendre quelque chose de nouveau. Peut-être était-ce simplement une manière de se protéger du monde extérieur, mais peu importe, ça lui faisait un bien fou.
- Maintenant tu dois faire quoi ? lui demanda Talia en voyant qu’il avait terminé de tracer le sceau.
Alaric déposa le stylet en bois, serrant un peu le poing pour faire disparaître le picotement dans ses doigts, provoqué par la magie qu’il ressentait dans celui-ci. Le haut-mage lui en avait fait cadeau, lui demandant d’en prendre soin, puisqu’il lui permettrait de créer des sceaux plus puissants qu’avec une simple plume.
- Rien de compliqué, il est dit que je dois simplement insuffler un peu de magie dans le sceau, répondit Alaric.
Étrangement, malgré ses paroles nébuleuses, il trouvait un certain sens en celles-ci. Talia sembla penser la même chose, car elle hocha simplement la tête. Le jeune homme effleura de ses doigts l’encre, s’assurant de ne pas briser les traits, et il n’eut qu’à pousser cette étincelle qu’il ressentait sous sa peau. L’air devint légèrement glacé, mais avant qu’ils ne puissent s’inquiéter, les arabesques se mirent à luire d’une lueur bleutée.
Le phénomène ne dura qu’un instant, et lorsque la lueur disparut, ils purent constater que l’encre s’était incrustée dans la peau du jeune homme. Alaric passa une main dessus. La peau autour du sceau était légèrement plus fraîche, mais sans plus.
- Ça a fonctionné ?
Alaric haussa les épaules.
- On verra demain, j’imagine.
Cette étape étant derrière lui, il se retrouva soudainement complètement perdu, vide. Son esprit avait alors toute la place nécessaire pour penser au lendemain. Et si ça ne fonctionnait pas ? Et s’il avait fait quelque chose de travers ? Était-il un cas désespéré ? Alaric se força à prendre une grande inspiration et il leva les yeux vers Talia.
- Ça va aller, tenta-t-elle de le rassurer, souriant doucement.
Le lendemain, il put constater rapidement que le sceau avait fonctionné à merveille. Il n’eut pas vraiment le choix, Hildr le traînant dans une petite cour à l’écart de l’activité du château pour le soumettre à un entraînement intensif. Comme toujours, alors qu’il pensait avoir un certain entrain à le faire, il ressentit un pic d’angoisse juste avant, et il tenta de fuir. Veenya aurait cherché à discuter, mais Hildr semblait être d’un autre avis.
Sans le toucher, elle lui barra la route de son bras.
— Je sais que je fais peur, mais à ce point ? rigola-t-elle.
Voyant l’air de panique sur les traits du garçon, elle leva doucement les mains. La partie difficile commençait, mais elle ne comptait pas le laisser tomber.
— Tu vas y arriver, l’encouragea-t-elle.
Alaric secoua frénétiquement la tête, le visage de plus en plus blême.
— Je ne peux pas, souffla-t-il. Je vais échouer, comme toujours.
— Laisse moi juger si tu échoues ou pas.
Pendant une fraction de seconde, elle se demanda s’il ne valait pas mieux qu’elle aille chercher Talia ou Vee. La panique qu’elle voyait chez lui, elle ne la comprenait pas. Si elle n’était pas aussi sûre d’elle, elle aurait réellement cru qu’elle y était pour quelque chose. Non, il allait devoir un jour gérer par lui-même, et si elle devait passer pour la méchante pour qu’il y arrive, elle était prête à endosser ce rôle.
Une flamme apparut dans sa paume ouverte. Aussitôt, pour son plus grand bonheur, Alaric se mit en position de défense, la panique faisant place, pendant un instant, à quelque chose qui ressemblait à de la concentration. Presque. Son regard croisa celui de l’autre adolescent. Elle lui fit un sourire machiavélique et jeta la boule de feu dans sa direction.
Il se jeta sur le côté pour éviter l’attaque.
— Arrête ! cria-t-il, furieux.
— Défend-toi, répondit-elle d’une voix forte, sans pour autant crier ni perdre le contrôle.
Elle répéta son manège deux fois avant qu’il ne réagisse réellement.
— Je ne veux pas ! J’abandonne !
— Non.
— Je ne veux pas te blesser ! continua-t-il, mais cette fois, il ne put éviter l’attaque.
Ses pouvoirs bondirent sous sa peau, mais pas de manière chaotique. Un vent glacé éteignit la boule de feu, qui était plus impressionnante que réellement puissante, en pleine course, produisant un sifflement de vapeur.
Alaric, les bras devant les yeux, releva la tête.
— Tu vois ? fit Hildr, un sourire en coin. Pas une égratignure.
Le Voyageur, le cœur battant, les larmes aux yeux, baissa les bras.
— Même si tu le voulais, tu n’arriverais pas à me blesser aussi facilement que tu le crois, continua la fille de feu.
Ses paroles se voulaient être une bravade, mais son ton transpirait l’assurance sérieuse.
— Quand tu as voulu t’en prendre aux Maraudiens (Alaric tressaillit), tu étais face à des hommes qui n’avaient pas accès à la magie. Qui ne pouvaient pas se défendre contre celle-ci.
— Mais…
— Non, le coupa-t-elle. Ici, tu n’as plus cette excuse. Tu es avec des gens qui s’entraînent depuis leur enfance à manipuler des forces qui les dépassaient avant. Si tu démolis quelque chose, on réparera. Tu n’es pas le premier à en faire voir de toutes les couleurs à cette cour, à Sa Majesté et au haut-mage, et tu ne seras pas le dernier. Ici, on forme les mages et même si parfois le peuple pense que la magie est la source de ses malheurs et qu’elle est mauvaise, on continue. Parce que finalement, notre but, c’est de les protéger de personnes qui ont décidé d’utiliser la magie pour devenir des tyrans et des monstres. Je t’assure que ce n’est pas ce qu’on va faire de toi. Maintenant, tu me dis exactement ce qui se passe.
Elle semblait presqu’essoufflée d’avoir autant parlé en une seule fois. Elle était la plus exubérante du groupe, mais rarement elle ne parlait elle-même aussi sérieusement. Alaric, tiraillé entre son mutisme et son désir de faire confiance, choisit la deuxième option.
— C’est ma tête, répondit-il d’une voix qu’il cherchait à maîtriser. Je ressens parfois les choses de manière tellement forte et chaotique que je n’arrive plus à rien faire. Je peux dire des paroles blessantes sans les penser, réagir avec violence comme si mon corps ne m’appartient plus, et tout regretter ensuite. J’ai peur de moi-même en permanence, et c’est pire avec ces pouvoirs. Quand je fais du mal aux autres, j’ai l’impression de n’être qu’un échec, un fardeau sur les épaules de Talia, sur tes épaules, sur celles de Vee…
Hildr prit quelques secondes pour rassembler ses pensées. Elle ne quitta pas son air assuré, ni son ton franc et direct.
— Je sais que nos expériences ne sont pas les mêmes, alors peut-être que je ne peux pas totalement comprendre ce que tu ressens.
Alaric leva des yeux tristes vers elle. Au moins elle ne cherchait pas à invalider ce qui se passait en lui. Trop souvent, on l’avait fait sentir comme s’il exagérait ou faisait exprès. Comment faire comprendre à quelqu’un cette perte de contrôle quand cette personne ne vivait pas cette même expérience ?
— Cependant, continua Hildr, je ne vais jamais te juger pour ça. J’ai mieux à faire, et puis, je peux te dire que j’en ai fait des conneries avant de rejoindre Belvrior, alors je ne suis pas la mieux placée pour juger qui que ce soit. Je peux aussi t’assurer que je ne vais jamais te considérer comme un fardeau, et je pense pouvoir parler aussi au nom de Vee, mais aussi de notre maître. Mais je ne peux pas être douce avec toi, ni avec personne, quand il est question de magie. Déjà, je ne sais pas faire. (Alaric ne put empêcher les commissures de ses lèvres de se relever en un presque-sourire) Mais aussi parce que c’est ma mission.
— Je comprends, commença le Voyageur en soufflant, mais Hildr ne le laissa pas aller plus loin.
— Probablement pas encore, mais ça viendra. Je vais te pousser à aller au-delà de ce que tu penses être incapable de faire. Tu vas peut-être m’haïr. J’en serais navrée si c’est le cas, mais ça ne m’empêchera pas de continuer à le faire. Avec moi, tu n’auras pas d’autres longues conversations pour tenter de te faire dire ce que tu ressens. Si tu veux dire quelque chose, tu le dis, si tu veux faire quelque chose, tu le fais, et on gère ça après coup en tentant de faire mieux la prochaine fois. Ça te va ?
Une question piège, probablement. Le feu dans ses yeux lui faisait comprendre qu’elle ne lui demandait pas réellement son avis. Elle allait faire tout ce qu’elle avait dit qu’elle ferait. Son ton franc, son tempérament explosif, Alaric aurait pensé la détester. La voir comme une ennemie. Mais, le contraire se produisit. En cet instant, il se sentait réellement vu et pris en considération. Outre Talia, rares avaient été ceux qui avaient vu au-delà de sa maladie et les misères qu’il provoquait accidentellement.
La peur était toujours là, quelque part sous sa peau. Mais il hocha la tête, l’étincelle de la détermination commençant à enfler en lui. Et ils purent enfin avancer.
Deux heures plus tard, ils y étaient toujours. Évidemment, il avait quelques brûlures légères, mais un petit sourire rassuré étirait ses lèvres.
- On recommence ? lui demanda la jeune femme, des flammes dans les yeux.
Ce fut avec surprise qu’il réalisa qu’il en avait toujours envie. Ça lui faisait du bien de bouger un peu, même si sa mentor du moment était absolument terrifiante avec sa propension à lui envoyer des boules de feu pour mesurer le temps de réaction de ses pouvoirs.
Il grimaça en se relevant, mais ses yeux brillaient, se rappelant la brève séance d’entraînement avec Gadriel. Il avait oublié à quel point il adorait apprendre. Et puis, il constata avec stupéfaction que les petites brûlures causées par Hildr – enfin, c’était aussi un peu sa faute, il fallait vraiment qu’il se bouge le derrière ! – disparaissaient rapidement.
- Ne te réjouis pas trop vite, je n’y vais qu’au minimum de ma force, ricana Hildr.
Les choses avaient été dites et ils avançaient, à son plus grand bonheur. Elle n’avait jamais cherché à contrôler la frénésie et l’enthousiasme que lui procuraient ce genre d’entraînement, ayant toujours été très physique et explosive. Elle était heureuse d’avoir un apprenti, même s’il avait le même âge qu’elle, sur qui elle pouvait se lâcher un peu plus. Les autres apprentis du haut-mage, non destinés à être Magicus ou à le remplacer, étaient trop jeunes, pas assez puissants pour encaisser son tempérament enflammé ou simplement trop délicats. Outre le fait d’avoir à cœur sa mission, avoir un Voyageur sous la main était une véritable aubaine, pour mesurer sa propre force mais aussi pour apprendre et dépasser ses limites.
Enfin, quand il serait prêt. Elle avait conscience que ce n’était pas encore le cas. Mais un jour, elle en était certaine.
Elle chassa son élan compétitif pour se concentrer sur Alaric. Ce dernier s’était mis en position. Elle avait rapidement jugé qu’il était plus porté vers l’esquive que l’attaque brute. Tout le contraire d’elle, c’était intéressant ! Elle devait ruser pour le pousser à riposter.
Elle qui adorait titiller les gens, elle était servie !
Un sourire machiavélique étira les lèvres de la jeune femme et elle rigola intérieurement en voyant son adversaire frémir à sa vue. Veenya allait la tuer si elle continuait à terroriser leurs nouveaux amis !
- Vas-y, gronda Alaric, trop concentré pour lui envoyer une pique.
Il n’en avait nullement besoin, il savait pertinemment que son amie prenait un malin plaisir à l’entraîner et à lui faire peur.
Le jeune homme esquiva aisément la première attaque, commençant à voir un schéma dans la manière de faire de son adversaire. Grave erreur. Croyant qu’elle allait à nouveau le bombarder, il fut pris au dépourvu lorsqu’elle se retrouva juste en face de lui, ayant avalé la distance entre eux deux en une fraction de seconde. Elle le saisit par le bras et d’un solide mouvement, le passa par-dessus son épaule et l’envoya au sol.
Il eut le souffle coupé lorsque son dos amortit le choc. Rigolant à gorge déployée, elle s’assit littéralement sur lui, un air carnassier sur le visage.
- Il faut toujours parer à l’éventualité que ton adversaire, même s’il est un mage, puisse t’attaquer physiquement.
Elle fit apparaître une flamme dans sa paume ouverte.
- J’adore mes pouvoirs, la magie est la chose la plus merveilleuse qui soit. Mais si un jour tu te retrouves à court pour une quelconque raison, je te conseille de t’entraîner au combat au corps à corps. Je peux rajouter ce point au programme, si tu veux.
Alaric devint livide.
- Je vais … y réfléchir ? marmonna-t-il, ne sachant pas s’il avait envie qu’elle lui botte les fesses deux fois plus souvent.
Elle lui tapota la joue en rigolant puis le libéra, l’aidant à se relever. Ne lui laissant pas le choix de se dérober, voyant les grimaces de douleur qu’il faisait, elle se remit en position. Cette fois, des flammes vinrent danser sur sa peau.
Le Voyageur se concentra aussitôt sur elle. Prenant une grande inspiration, il allait chercher cette étincelle en lui, qui frémissait sous sa peau. Il ressentait la fraîcheur du sceau sur son avant-bras. Ce n’était pas une sensation désagréable, au contraire, elle le rassurait. C’était son filet de sécurité, et il était encore loin d’être prêt à l’enlever. Cette idée ne lui effleurait même pas l’esprit.
L’étincelle se transforma bien vite en un millier de pics de glace. Cette sensation lui faisait un peu plus peur, mais le jeune homme avait noté qu’elle était beaucoup moins intense que ce qu’il avait pu ressentir. Cette vague de puissance qui l’avait envahi était absente et ça le soulagea. Elle avait fait ressortir en lui quelque chose qui le terrifiait et le paralysait. Maintenant, il pouvait respirer un peu.
Hildr passa à l’attaque brusquement. Comme elle l’avait prévu, son adversaire l’esquiva en premier lieu. Elle ne lui laissa pas le temps de se défiler. Alaric sentit la chaleur irradiant de la peau de sa mentor lorsqu’elle réduit à nouveau la distance entre eux.
Elle voulut le saisir pour le faire tomber, combinant cette fois la magie pour éveiller les pouvoirs du Voyageur. Sa tentative eut l’effet escompté. Alaric ne fléchit pas lorsqu’il fut en proie au feu – bien que réduit d’Hildr, qui ne voulait tout de même pas le blesser gravement. Au contraire, il la frappa à l’abdomen de son autre poing, la projetant vers l’arrière avec une bourrasque de vent. Son bras, qui aurait dû avoir des marques de brûlures, était recouvert d’une fine couche de glace. Elle disparut rapidement, de même que l’éclat blanc dans le regard du jeune homme, qui leva vers son adversaire un regard surpris.
Cette dernière se releva aisément, peu secouée par la contre-attaque du nouvel apprenti, un grand sourire fier sur les lèvres.
- Bien joué pour la double utilisation de tes maîtrises élémentaires, s’exclama-t-elle, sincère.
Elle était heureuse de le voir se débrouiller un peu mieux. Et aussi fascinée par la perspective de cette double maîtrise que seuls semblaient avoir les Voyageurs. Les mages de ce monde avaient, pour la plupart, une maîtrise unique. S’ils voulaient influencer les autres éléments, ils devaient généralement apprendre des sorts, la plupart se concentrait donc sur l’apprentissage de leur élément de base, plus redoutable que le reste.
- Je ne sais pas comment j’ai fait, balbutia Alaric, encore un peu secoué.
- Tu as arrêté de réfléchir, rigola la jeune femme en retour.
Le Voyageur fit la moue. Elle avait raison, sa manie de trop réfléchir l’avait jusqu’à présent bloqué. Ce n’était pas nouveau, il avait toujours eu l’impression de stagner dans la vie.
Cette sensation était juste… formidable.
Pendant un instant, il pouvait oublier où il était et leur situation.
Prenant un peu plus confiance, il ne rechigna pas à continuer leur séance d’entraînement, jusqu’à ce qu’il soit épuisé. Un sentiment d’accomplissement l’envahit. De plus, la fille du feu lui avait montré le sort qu’elle utilisait pour se déplacer aussi rapidement, et son esprit avait commencé à travailler sur ce qu’il apprenait en même temps avec la magie des sceaux.
Couché à même le sol – qu’il trouvait bien confortable – Alaric fixait le ciel, clignant des paupières lorsque Hildr envahit son champ de vision, une lueur amusée dans le regard.
- Assez pour aujourd’hui ? le taquina-t-elle.
Alaric émit un grognement, pour la forme. Il se sentait certes fatigué, mais il se sentait bien, pour la première fois depuis des semaines.
- Pense à boire et à manger avant de te reposer. Tes réserves magiques seront moins épuisées à ton réveil demain matin, lui conseilla-t-elle gentiment.
Elle voulut l’aider à nouveau à se relever et il accepta la main tendue avec gratitude. Il était encore novice, ainsi préféra-t-il suivre ses conseils, même s’il n’avait qu’une envie, celle de retourner faire la marmotte, comme Talia aimait si bien l’appeler.
X
Talia s’était elle aussi plongée à corps perdu dans cet entraînement, fascinée par tout ce qu’elle pouvait apprendre en si peu de temps. Elle avait décidé de passer au-delà de la gêne causée par l’incident avec Hildr, après avoir été rassurée par celle-ci et Veenya. Elles avaient compris que la jeune femme avait besoin de temps pour réfléchir à cette possibilité de relation. Elle n’avait pas besoin de formuler clairement sa pensée pour que la jeune télépathe comprenne que les mœurs et coutumes étaient différentes chez elle. Ici, les liens entre les individus se faisaient et se défaisaient rapidement. Ces dernières années, avec les guerres, c’en était qu’encore plus vrai. Ils apprenaient assez rapidement à expérimenter, le plus important étant la découverte de soi avant la découverte de la vie à deux ou à plusieurs. Le mariage était un événement considéré que bien plus tard dans une relation. Enfin, dans leur région. Avant l’ascension des reines de Vargues, c’était différent dans ce royaume. Veenya se rembrunit, chassa rapidement les souvenirs qui faisaient surface, et se concentra sur Talia. Pour le moment, celle-ci préférait se concentrer sur la situation plus qu’extraordinaire qu’ils vivaient, son jumeau et elle.
Elle maîtrisait parfaitement la Loria, faisant appel à celle-ci en une fraction de seconde, donnant l’illusion qu’elle le faisait instinctivement. Elle n’aimait pas ne pas avoir le contrôle, voyant les ravages que cela faisait sur son frère, et même si cela lui demandait plus d’effort, elle s’adaptait. L’adolescente avait toujours été très appliquée, ainsi il ne lui fut pas difficile de construire certains réflexes en très peu de temps.
- Tu es née pour être magicienne, lui dit Veenya, alors qu’elles travaillaient sur un sort, ensemble.
Devant son regard incompréhensif, la jeune femme aux yeux argentés continua :
- Je veux dire, nous avons tous en nous la magie, ici, mais ce n’est pas tout le monde qui l’accepte et la comprend avec autant de facilité. Tu es fascinante.
Talia ne put s’empêcher de rougir jusqu’aux oreilles, détournant le visage en une vaine tentative de dissimuler que ce qu’elle lui disait la gênait … ou plutôt lui faisait plaisir. Son amie était télépathe, après tout.
- Bon, je réessaie, fit résolument Talia en se relevant.
Veenya acquiesça et se décala légèrement. Non pas qu’elle ne faisait pas confiance en la Voyageuse, mais par expérience elle savait que ce qu’elles tentaient pouvait être explosif. Les jumeaux et les deux Magiki avaient discuté récemment de leurs maîtrises respectives. Techniquement, Talia devait en avoir une deuxième, comme son frère. Elle ne l’avait tout simplement pas encore découverte. Désireuse de découvrir autant de choses qu’il lui était physiquement possible, elle avait cherché une solution auprès de Vee, qui lui avait alors parlé d’un sort de révélation qui pourrait être efficace. Pour le moment, il ne l’était pas du tout.
Décidant de mettre sa frustration de côté, Talia se concentra. Rapidement, elle tomba dans cet état méditatif qui lui permettait d’avoir un meilleur contrôle et accéda à sa magie, qui gonfla sous les mots qu’elle prononçait.
Plutôt que le silence provoqué par ses récentes tentatives, elle commença à ressentir une chaleur dans sa poitrine. Plus curieuse qu’effrayée, elle poussa sa magie un peu plus loin, se laissant imprégner par les incantations, qu’elle avait mémorisées aisément.
La sensation chaleureuse se dissipa brusquement, la déstabilisant. Rouvrant les paupières, elle jeta un regard troublé et déçu à Veenya. Elle n’eut cependant pas le temps de lui demander ce qu’elle avait bien pu faire de mal.
Sa poitrine fut envahie par une douleur sourde, puis la chaleur revint, se transformant rapidement en une sensation incandescente. Elle vit du coin de l’œil la télépathe se mette à l’abri avant d’être projetée vers l’arrière par une explosion de flammes.
Atterrissant dans une bibliothèque, Talia s’effondra au sol comme une poupée de chiffon, ensevelie par une montagne de livres. Une odeur de fumée envahit rapidement la pièce.
- Talia ? Hey Talia ! entendit-elle vaguement, ses oreilles bourdonnant encore à cause de l’explosion.
Des mains la saisirent, la libérant et la tâtant sous toutes les coutures. Elle rouvrit les paupières pour voir le visage inquiet de Veenya au-dessus d’elle.
- Est-ce que ça va ?
Poussant un grognement douloureux, Talia tenta de se redresser en position assise. Elle n’avait rien de cassé, juste quelques bosses. Se souvenant de la sensation de brûlure, elle s’examina, cherchant avec angoisse si elle avait été blessée par les flammes. Rien du tout.
- Tu as découvert ta deuxième maîtrise, je crois. C’est Hildr qui va être contente !
Le ton de Veenya était cependant inquiet.
- Désolée pour les dégâts, fit Talia.
Elle jeta un coup d’œil aux alentours, mais constata avec soulagement que les flammes avaient été éteintes, sûrement par les soins de Vee. Elle leva alors son regard vers elle, pour découvrir que celle-ci fixait quelque chose. Ou plutôt son ventre.
Baissant les yeux, elle vit avec horreur que son haut avait remonté légèrement dans l’explosion et sa chute, laissant voir une des marques. Celles-ci n’avaient pas guéri, étrangement, à leur arrivée.
Sentant le sang quitter son visage, Talia abaissa sèchement le tissu pour cacher l’atrocité. Pour une fois, elle vit autre chose dans le regard argenté. Était-ce de la pitié ? Sentant son corps s’accélérer et sa gorge se bloquer, elle se releva, ignorant la main tendue de Veenya.
- Tal, attends.
- Ne m’appelle pas comme ça, répondit-elle d’un ton cinglant qu’elle regretta aussitôt.
Elle se sentit submergée par un mélange chaotique d’émotions. La colère et la peur primaient, la honte se faisait une place de plus en plus confortable entre les deux. L’adolescente fit la seule chose qui lui vint à l’esprit, elle prit la fuite, n’ayant pas envie de gérer tout ça, là, maintenant.
Ignorant les appels de la magicienne télépathe, luttant contre l’envie de passer sa colère sur elle en lui hurlant de sortir de sa tête, elle jaillit de la pièce saccagée comme un diable, manquant de renverser Hildr. Voyant l’expression de Talia, cette dernière voulut lui prendre le bras pour essayer de la calmer mais la Voyageuse s’esquiva.
Elle entendit Veenya empêcher Hildr de la suivre. La jeune mage ressentit une pointe de culpabilité face à ce qu’elle avait laissé voir envers la télépathe. Celle-ci ne méritait pas sa colère.
Elle croisa Alaric dans les couloirs vers leur chambre. Ce dernier n’eut pas besoin de lui demander si ça allait, ressentant comme une vague déferlante l’aura chaotique de sa jumelle. Inquiet, il fit un pas dans sa direction mais elle le stoppa.
- J’ai juste besoin d’être seule quelques temps, je suis fatiguée, lui fit-elle d’une voix un peu plus calme, même si elle ne parvint pas à éliminer complètement l’angoisse dans sa gorge.
Le jeune homme hocha doucement la tête.
- Je suis là si tu as besoin, d’accord ?
Talia ne lui répondit pas, se contentant de lui faire un faible sourire et s’enferma dans sa chambre. Alaric resta quelques instants immobile, cherchant à calmer l’inquiétude qui le rongeait. Il savait qu’un jour, Talia finirait par craquer. Il la connaissait par cœur. Elle prenait tout sur elle, essayait de tout transformer en quelque chose de positif. Elle voulait être le roc de tout le monde, au détriment d’elle-même.
Sa sœur avait accueilli toute cette situation beaucoup plus calmement que lui. Du moins, en apparence. Mais au plus profond, et il le savait autant qu’elle-même, cette petite boîte qu’elle utilisait pour enfermer tout ce qui lui faisait peur, la rendait malheureuse ou la mettait en colère, allait finir par exploser. Et il ne pouvait rien faire, mise à part être là et attendre.
S’assurant qu’elle restait bien dans sa chambre, il finit par continuer sa route vers les cuisines. Il y croisa Hildr, qui essayait de réconforter Veenya. Alaric n’était pas aussi doué que les trois magiciennes pour lire les auras, mais il pouvait ressentir le trouble chez la jeune femme aux yeux argentés. Il ne l’avait jamais vu ainsi.
Décidant de les laisser tranquille, il se fit un petit en-cas et se trouva un coin tranquille pour continuer à étudier un des nombreux livres qu’il avait fini par accumuler de la bibliothèque du haut-mage.
X
Son ventre criant famine, Talia décida, tard le soir, de se faufiler dans les cuisines. La tête dans les épaules, elle espérait ne croiser personne. L’heure aidait, mais lorsqu’elle vit une lumière dans la pièce, elle hésita. Prenant une grande inspiration, la jeune femme entra, ayant perçu l’énergie de Hildr.
La jeune femme ne chercha pas discuter avec elle. Lui jetant un bref coup d’œil, Talia vit son amie la regarder. Elle se mordit la lèvre, culpabilisant de plus en plus. Prenant quelques fruits et des noix, ne se sentant pas d’avaler quoi que ce soit d’autre, elle s’éclipsa aussi rapidement qu’elle était venue et s’enferma dans sa chambre. Pour une fois, elle ne s’assura pas que son frère était en sécurité, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque soir l’un et l’autre.
L’obscurité fut rapidement oppressante et de quelques paroles, elle fit naître une lueur dans une des boules de verre qu’on leur avait fournies. Elle l’apaisa aussitôt, pendant quelques instants. Talia ferma donc les paupières, espérant pouvoir se reposer un peu pour attaquer la journée suivante de manière un peu plus sereine.
La lune était bien haute et brillante dans le ciel lorsqu’elle se réveilla en sursaut, les dernières images de son cauchemar imprimées sur sa rétine. Pendant un instant, elle crut sentir la main crochue du mage maléfique contre sa gorge et elle étouffa, les larmes aux yeux.
La pièce était plongée dans l’obscurité. Troublée, elle ne reconnut pas tout de suite les murs ni les silhouettes des meubles. Où était-elle ?
Elle étouffa un sanglot, se frottant la gorge pour faire disparaître la sensation des doigts crasseux la lui serrant, mais peine perdue.
- Laissez moi tranquille, pleura-t-elle, le corps parcouru par des frissons de peur et de dégoût.
Ses membres étaient lourds, elle crut une seconde qu’elle était à nouveau attachée. Qu’elle n’était jamais sortie de cette tente. Incapable de contrôler ses pensées, elle se souvint du contact de la lame magique sur sa peau, comme si elle était réellement là.
- Non …
Elle ferma les paupières très fort, gémissant en sentant la lame dans sa chair, effleurant par moment son ventre, ses côtes et sa poitrine. Un spasme secoua ses membres et elle se mit à gigoter dans tous les sens, envoyant valdinguer la couverture, qui l’avait entourée.
Elle fut incapable de réprimer le cri de terreur qui monta dans sa gorge.
Les yeux mi-clos, alors qu’elle se débattait toujours, elle vit vaguement la porte de sa petite chambre s’ouvrir en grand. La boule de lumière, qui s’était éteinte pendant la nuit, se ralluma aussitôt, éclairant toute la pièce.
- Tal, je suis là, entendit-elle.
Alaric prit place à côté d’elle, ne cherchant pas à éviter les coups qu’elle donnait dans le vide, pour la ramener dans l’instant présent.
- Tal, c’est fini, tu n’es pas en danger.
Elle ne voulait rien entendre. La sensation du couteau ne la quittait pas. Il fallait qu’elle y échappe. Des cris lui parvinrent, ne se rendant pas compte qu’il provenait d’elle.
Alaric, dépassé et effrayé, comprit qu’il n’était pas suffisant. Bondissant sur ses pieds, il sortit de la petite pièce, bien décidé à courir à travers les couloirs pour aller chercher l’aide dont sa sœur avait besoin. Il n’eut pas besoin de le faire. À peine eut-il fait quelques pas qu’il manqua de percuter Veenya et Hildr. Aucun mot ne fut nécessaire, l’adolescent rebroussa chemin, les deux mages sur ses talons.
Talia était toujours en proie à son cauchemar qui ne voulait pas enlever ses griffes d’elle, le corps en sueur. Avec des gestes d’une douceur étonnant, Hildr parvint à entourer la jeune femme de ses bras, la serrant fortement contre elle pour signifier sa présence. Veenya, tout aussi doucement, lui passait une main dans les cheveux, effleurant ses tempes par moment pour lui envoyer des vagues d’apaisement.
Lentement, les cris cessèrent et Talia se débattit un peu moins. Son corps tressaillait encore et son visage était figé dans un masque de terreur. Parfois, elle marmonnait quelque chose, suppliant quelqu’un qui n’était pas là.
Alaric sentit les larmes lui monter aux yeux et il ne fit rien pour les retenir. Voir sa sœur souffrir lui faisait autant mal physiquement que mentalement, mais il lui était impossible de la quitter. Le lit étant déjà envahi par les trois corps enlacés, il se laissa glisser contre le mur pour tomber en position assise à même le sol, les bras autour de ses genoux, le visage à moitié posé sur son avant-bras. Il ne quittait pas Talia du regard, jusqu’à ce que la fatigue le plonge dans un état semi-endormi, se réveillant en sursaut par moment.
Ils restèrent ainsi le reste de la nuit, accueillant les premières lueurs du soleil avec soulagement.