Chapitre 18

Par Ety

La femme voilée demeura immobile, le visage neutre devant le bois de la porte, puis lâcha un cri de rage entre ses dents et monta bruyamment l’escalier.

Ses grosses chaussures de montagne martelaient les marches dans un grand fracas, et sa main, en saisissant violemment la rampe, produisait un écho audible jusqu’aux étages inférieurs. Enfin, la femme atteignit l’unique porte du dixième étage, et sonna après avoir donné trois coups secs. Trois minutes plus tard, l’imposante masse marron attendait toujours sans bouger devant le perron. Elle fixa alors la porte puis s’y propulsa tête baissée. Elle recula ensuite, puis attendit encore. Lorsqu’elle eut repris son souffle, la porte s’entrouvrit. Une silhouette nageant dans un ensemble de nuit gris avança légèrement sa tête aux cheveux hirsutes, se tourna vers celle au manteau marron, puis referma la porte. Suivant le mouvement de celle-ci, la femme s’y jeta une nouvelle fois et la retint par la poignée avant qu’elle ne se fermât totalement. L’autre tenta d’achever son mouvement, mais après un bras de fer de quelques secondes la femme envoya la porte vers l’intérieur jusqu’à buter contre le mur, puis elle saisit l’habitant par le col et le poussa contre terre. Il se releva et, le visage caché par ses cheveux, revint en trombe vers son agresseur. Mais elle l’arrêta, avec un nouveau un geste de sa main, et lui asséna un coup de poing sur chaque joue. Au deuxième, l’autre tomba, et ne se releva pas.

— Comment peux-tu en arriver là ? Comment as-tu osé ?

La femme, en criant ces mots, lui donna un coup de pied dans le dos.

— Regarde-toi. Tu n’es même plus capable de te défendre. Tu es pathétique.

L’autre releva péniblement son buste et s’appuya sur le sol.

— Tu n’as pas à...

— N’essaie même pas de parler, Zargabaath. N’essaie même pas. Tu me dégoûtes. Tu es devenu une loque rampante au service de sa propre détresse.

L’homme avala sa salive et mit un pied à terre.

— Je ne sais même pas pourquoi je prends la peine d’avoir pitié de toi, misérable. Tout ce que tu sais faire, dans un moment pareil, est courir à ta propre ruine, et entraîner avec toi tes alliés les plus fidèles.

Il mit le second pied à terre, se dirigea en boitant vers la porte et la verrouilla. Il se tint un instant à la poignée, puis revint vers le centre du hall d’entrée et accéda à la pièce suivante, un salon simple mais fort spacieux où avaient été placés trois canapés en cuir noirs autour d’une table basse. Il s’approcha de l’un d’entre eux et s’y laissa tomber. La femme le suivit et s’assit sur le fauteuil mitoyen.

— Il n’y a vraiment pas moyen d’atténuer ta honte, n’est-ce pas, dit-elle de sa voix grave.

— Il ne s’agit pas de ça, Drace.

En soupirant, elle défit son voile et ouvrit les premiers boutons de son manteau. Ses cheveux châtains ondulés tombèrent d’un coup sur ses épaules et sa nuque.

— Si, il s’agit bien de ça. Dans un moment pareil, où tout le monde est débordé, tu ne viens pas nous aider ni même te renseigner sur les affaires en cours, et tu trouves en plus le moyen de te rabaisser en criant à ta fenêtre et en cassant des objets sur le sol ? ! Mettant ainsi en péril non seulement ta sécurité mais aussi la nôtre ?

— La tienne, Drace. La sienne a déjà volé en éclats.

Elle ferma la bouche et le foudroya du regard.

— Écoute-moi, Zargabaath. Je ne suis pas venue ici pour me lamenter avec toi sur son sort. Ce qui lui est arrivé est arrivé. Nous ne pouvons rien y changer.

— Mais j’aurais pu y changer... ! J’aurais pu...

Et, pour la première fois d’une longue série de gestes similaires durant cette soirée, il baissa sa tête et la prit entre ses mains. Drace se leva et marcha lentement jusqu’à lui faire face.

— Si tu n’es pas venue pour te joindre à ma peine, Drace, poursuivit l’homme, je suppose que tu es venue me rappeler, toi en plus des très longs jours qui viennent de s’écouler, que toute cette catastrophe est entièrement de ma faute.

— Je vois que tu as compris, déclara-t-elle d’un air admiratif après un bref silence.

Elle se pencha sur sa tête, et donna une tape sur le bras de Zargabaath lorsque ce dernier chercha à la repousser.

— La catastrophe est également visible sur ton apparence. Tu as perdu beaucoup de poids.

Elle recula alors et posa sa main sur son ventre proéminent. La seconde main sortit ensuite de sous le manteau, tenant un sac blanc.

— Il y a là de quoi te rendre des forces.

— Drace, vraiment, j’ignore pourquoi tu es venue.

— Je t’ai dit de te taire, tu me fais honte.

Et là-dessus, elle quitta la pièce avec le sac, et disparut entre les nombreuses autres que comptait l’appartement. Plusieurs minutes plus tard, on pouvait l’entendre se servir des ustensiles de cuisine depuis le salon noir. Quant à Zargabaath, il avait repris sa posture tête baissée, et ne disait plus rien. Il respirait lentement, et chaque expiration était comme un soupir. Ses cheveux, dont les mèches s’éparpillaient derrière son crâne et sur ses épaules, n’avaient plus grand-chose d’ordonné, et son visage était résolument et inhabituellement pâle. Derrière lui, la fenêtre laissait transparaître le ciel qui commençait à être atteint par les premières rougeurs.

 

— Voilà ! s’exclama Drace, qui revenait, le bras gauche de nouveau caché.

Zargabaath releva la tête.

— J’ai arrangé un peu ici, poursuivit-elle en se rasseyant délicatement.

Il détourna son regard. Drace l’observait attentivement d’un air détaché.

— Je t’ai préparé des plats auxquels j’ai rajouté de fortes doses de protéines, ainsi que la Sauce de Récupération. J’ai mis tout ça au frais.

Zargabaath réagit légèrement, ses yeux gris s’ouvrirent davantage.

— Pourquoi est-ce que tu n’as rien mangé pendant tout ce temps, Zargabaath ? Crois-tu vraiment que c’est de la sorte que tu vas t’en sortir ? Crois-tu vraiment que c’est de la sorte que nous allons tous nous en sortir ?

Le visage de Drace était rouge de colère.

— Nous avons tous énormément souffert. Me lever pour les réunions du vingtième, manger avec appétit, travailler normalement, gérer toutes les démissions de juges qui pleuvent en ce moment, faire mes rapports à Gramis, fuir Bergan, sortir au Sénat et aux tribunaux d’instance en ayant l’air intéressée... Telles sont les horribles étapes de chaque jour. Te croyais-tu seul dans ta misère ? Tu n’es pas seul dans ta misère, tu es juste le seul à t’être enfui.

— Ma situation est différente, Drace.

— Oh oui, bien sûr, se moqua-t-elle.

— Ce n’est pas vous tous qui avez échoué. Il n’y a que moi.

Il se releva et fit face à la fenêtre.

— C’est moi qui ai échoué à protéger ce que cette terre avait de plus fertile. Maintenant, elle est dans le ciel. Dis-moi que tu peux la voir, toi aussi.

— Zargabaath...

Drace secouait la tête d’un mouvement exaspéré.

— Il n’y avait pas beaucoup de choses auxquelles tenir, dans cette vie. Je me demande, aujourd’hui, s’il y en a encore une.

— Zargabaath, tu n’as pas le droit de parler ainsi.

— Oh, regarde comme le point là-bas brille du même éclat que celui qui nous a protégés pendant un quart de siècle. Il y a très longtemps, sa taille était réduite, mais il a peu à peu mangé tous les trous noirs qui obscurcissaient son horizon et les a transformés en sources de lumière. Cette lumière... elle l’a utilisée pour éclairer son visage et sa route, et comme elle en avait trop, elle l’a donnée à tous ceux qui en avaient besoin. Elle a toujours veillé non seulement à notre protection, mais aussi à notre bonheur. Nous avons tous des défauts aussi abominables que sa faculté à les balayer était grande. Elle ne faisait pas les choses pour leur utilité mais parce que nous les aimions. C’est pour cela qu’elle avait besoin de nous ; nous devions modérer ses flots de zèle afin qu’elle ne se donnât pas plus que nécessaire. C’était notre rôle, c’était... mon rôle. Et au lieu de cela, nous avons fait confiance en sa force, et nous avons profité de chaque miette de sa générosité. Aujourd’hui, nous sommes tous riches, et elle a sacrifié ses os et sa chair et sa dernière goutte de sang pour que nous n’ayons rien à craindre.

Il baissa momentanément la tête.

— J’ai envie de jeter chaque gil par la fenêtre...

Elle se tourna à son tour vers la fenêtre, et remit la main sur son ventre.

— Le ciel, poursuivit Zargabaath en le fixant. On dit que les yeux d’Éphédrine avaient sa couleur, alors qu’elle n’a jamais eu aucun rapport avec lui. Sentia y est morte, et ses yeux n’avaient aucune couleur.

— Ils avaient la couleur de la mer, Zargabaath, rappela Drace d’un ton bourru.

— Non, c’est faux. Ils n’ont jamais exprimé quelque chose de particulier, parce qu’elle a passé sa vie à exprimer ce que ses amis voulaient entendre au lieu d’exprimer la vérité. Aussi dure que la passion d’un soleil mais aussi pure que les pensées d’un nuage, la beauté de ce regard traversera les années et demeurera à jamais gravée dans l’imbécillité de nos mémoires et de nos tombes. En tout temps, les éléments parfaits de sa silhouette, de son dévouement et de son courage continueront à honorer le ciel, et à maudire nos pensées. Et il faudra bien plus que l’étendue de ce ciel pour recouvrir toutes les largesses dont elle nous a baignés et la clémence de son âme. C’est pour cela... c’est pour cela que jamais, jusqu’au jour où je partirai moi-même, je ne voudrai croire qu’elle est partie.

— Tu délires complètement. Sentia Larse Solidor est morte, Zargabaath. Il faudra bien te mettre ça dans la tête un jour.

— Non ! Tu n’as pas le droit de dire cela, Drace ! cria l’homme en se levant, puis en se rasseyant aussitôt. Cela fait des jours et des nuits que j’essaie d’oublier cette phrase, que je la tourne des centaines fois dans mon esprit, que je l’aime, que je la déteste, que je lui tourne autour, et je ne veux toujours pas m’y faire. Elle n’est pas morte comme un voyou, elle est morte en ayant tant laissé. Elle nous a laissé tout l’espoir qu’elle était capable d’engendrer, et le désespoir avec. Tant qu’il y aura quelqu’un pour saluer sa présence dans l’histoire de ce pays, en comprenant et perpétuant son œuvre, elle ne disparaîtra pas vraiment. Pas pour moi. Pas tant qu’il y aura...

 

Soudain, après avoir été au bord des larmes, tout son corps se secoua et son visage s’éclaira, comme s’il venait d’avoir une idée. Il enchaîna d’une voix dynamique :

— Vayne ! Comment va-t-il ?

Drace baissa les yeux.

— Réponds-moi ! Tu sais très bien que ce garçon a dû perdre toute sa raison, tu sais très bien qu’il... qu’il aurait été capable de se suicider ! Ne me dis pas que tu ne l’as pas surveillé, ce soir-là ? ! Qu’a-t-il fait ?

— Il... il n’a rien fait, voyons, mentit Drace. Il n’est pas dérangé à ce point. Rassure-toi. Il est vivant.

— L’as-tu revu depuis ?

— Oui, je le passe le voir tous les jours. On ne peut pas dire qu’il soit heureux, évidemment... Dans sa manière de bouger et de parler, on sent qu’il est encore très accablé. Mais il ne s’en porte pas plus mal, et sa santé est bonne.

Zargabaath recula vers le dossier du fauteuil et poussa un soupir de soulagement en passant sa main sur son front humide. Drace garda les yeux baissés. Ses dernières phrases rassuraient un peu sa conscience... elle avait réellement dépeint l’état actuel du seigneur Vayne.

 

— Ce n’est pas le moment de tout gâcher, Zargabaath, déclara Drace en cherchant son regard fuyant. Comment as-tu pu être aussi irresponsable ? À qui profitera ton comportement ? Tu ne pouvais pas trouver une autre manière de t’en sortir que de crier sur tous les toits ?

— J’ai commis une faute, Drace. Je vais... je vais bien me tenir, maintenant. Je ne recommencerai plus.

Elle paraissait satisfaite de sa réponse, jusqu’à ce qu’il ajoutât :

— Même si je ne vais pas m’en sortir.

Drace se leva.

— Voilà que tu te mets à jouer avec le feu. Bien sûr que tu vas t’en sortir, comme tu l’as toujours fait. Tu as toujours su comment te protéger, comment épargner ta petite vie inutile qui n’a servi qu’à faire souffrir les autres.

Une fois de plus, elle se plaça devant lui, tandis qu’il cachait son visage sur ses genoux et passait ses mains dans ses cheveux.

— Parmi nous tous, tu auras beau simuler des actes héroïques, parcourir Ivalice dans tous les sens, rédiger des discours où ta fidélité envers l’Empire transperce les cieux, tu seras toujours celui qui s’en sortira, parce que tu l’as toujours été.

— Mais aujourd’hui, Drace ? Comment faire ? demanda-t-il en relevant ses yeux vides.

Elle le dévisagea avec un mélange de fureur et de dégoût, puis le gifla :

— Aujourd’hui, tu te retrouves dans cette situation à cause de tes propres actes ! Elle a été bien trop gentille en te tolérant aussi longtemps. À sa place, je t’aurais envoyé croupir sans tarder au fin fond des océans. Immonde perfide ! Comment as-tu pu dormir sur tes deux oreilles pendant toutes ces années ? Comment peut-on agir avec tant de cruauté et se sentir tranquille ?

— Je me... sentais assez tranquille... haleta-t-il, parce que je pensais agir pour le bien d’Archadia.

— Pour le bien d’Archadia ! Pour le bien d’Archadia ! cria-t-elle en souffletant l’autre joue. Eh bien regarde où il t’a mené, le bien d’Archadia ! À quoi bon tenter de construire des châteaux si c’est pour qu’ils s’envolent tous en même temps par la suite ? À quoi bon tenter de construire... une œuvre qui n’aurait jamais dû exister ?

Zargabaath n’arrivait plus à parler, il tomba à plat ventre sur le fauteuil et laissa pendre son bras.

— Je n’ai jamais vu un homme aussi vil, malfaisant et lâche que toi, Zargabaath, assura Drace avec le même mépris. Tu n’as reçu que ce que tu méritais, et depuis très longtemps. Avant, je ne comprenais pas, mais je me taisais ; tu as toujours été le mieux loti d’entre nous, alors que tu ne méritais que la pire des infamies. Je me taisais parce que je gardais le souvenir de celui que tu étais avant, et parce que devant elle, je ne pouvais pas... je ne pouvais pas. Même si je n’ai jamais compris son attitude, je n’ai jamais osé lui demander des comptes.

L’homme se rassit avec difficulté.

— Est-ce tout ce que tu es venue me dire, Drace ? J’ai entièrement connaissance de tout cela.

— Non, répondit-elle sans changer son expression. J’aimerais aussi te demander si elle est venue te voir, la dernière nuit.

 

Zargabaath détourna son regard.

— Réponds-moi, insista la femme en tenant de nouveau son ventre. Je sais qu’elle était tout à fait capable de faire cela.

— Non, mais son fils si. Il a été le témoin direct de mon échec.

— Fi de tout cela ; a-t-elle cherché à te parler avant de voyager ?

— Oui.

Enfin, le visage de Drace se dilata dans une attitude effrayée. Elle retourna s’asseoir.

— Et... entama-t-elle. Je suppose qu’elle n’aurait pas organisé la chose à la légère. Preuve en est que je ne suis pas au courant. Et d’ailleurs, pourquoi ne suis-je pas au courant ? Pourquoi ne suis-je pas de la partie ?

— Drace, tu sais fort bien que ce genre de prise de risque ne doit pas s’accompagner du sacrifice de toutes les personnes impliquées dans l’affaire. C’était elle et moi, avec toi pour nous défendre, ou nous étions perdus tous les trois.

Si Drace avait été étonnée, elle paraissait à présent outrée.

— A... attends, dit-elle en caressant son ventre une fois de plus, quel est le sens de tout ceci ? Je suis décidément mise à l’écart jusqu’au bout... À quoi a-t-elle voulu jouer exactement ?

— Ce n’était pas pour te mettre à l’écart, je t’assure.

— Alors quoi ? Comment a-t-elle pu organiser une telle chose ? Où et quand ?

— La veille de son départ... au onzième étage.

— Oh, l’étage désaffecté, l’étage des fantômes ; voilà qui est fort judicieux. Ainsi donc elle aura voulu te parler sans moi. Peux-tu m’expliciter le stratagème dont elle a usé pour se dérober de ses fonctions ?

— Elle n’avait pas vraiment de fonctions depuis les complications de sa grossesse, tu le sais bien.

— Oh, bien sûr ; j’avais oublié que tu étais son fidèle chevalier capable d’assurer toutes les tâches à sa place. Peux-tu me rapporter, alors, la justification qu’elle a trouvée pour se débarrasser de ses suivantes ? Sans oublier la merveilleuse excuse qu’elle a donnée à son mari, qui s’est rappelé son existence depuis qu’elle a accouché ? Peux-tu me dire, en somme, de quel droit elle s’est permis de se trouver au onzième étage avec toi, alors qu’elle était précisément supposée s’occuper du seigneur Larsa à cette heure-là ?

Une nouvelle fois, le corps de Zargabaath se trouva parcouru d’une secousse d’indignation apeurée.

— Drace : Larsa... ! Que fais-tu ici ? C’est toi qui es supposée t’en occuper, maintenant ! Qui es supposée veiller sur chaque seconde de son existence ! Comment as-tu pu t’enf...

Il dut se taire au moment où Drace, après avoir achevé de déboutonner son manteau, tira celui-ci en arrière d’un geste sec, laissant découvrir son second bras qui tenait fermement, enveloppé dans un drap à carreaux blancs et bleu clair, le nourrisson qui dormait. Sans se soucier de l’expression estomaquée de son hôte, elle déposa Larsa sur la table qui les séparait et retourna s’asseoir sur le fauteuil en croisant les jambes. Sous son manteau, elle portait une très légère robe en coton.

— Prends-moi ça et rentre immédiatement, commanda Zargabaath en se levant. Si quelqu’un le voit ici, c’en est fini de moi.

— Je pensais que c’en était fini de toi de toute manière... ? le taquina-t-elle en penchant la tête en avant.

— Drace, fit-il sévèrement, cesse tout ceci ; Larsa ne doit point rester céans, reprends-le et quitte ce lieu.

— Je ne quitterai pas ce lieu, déclara-t-elle en le regardant dans les yeux. Larsa est libre de se trouver n’importe où... si je suis avec lui.

 

Zargabaath s’avança, s’arrêta, tout en la dévisageant, puis recula et retourna à son fauteuil en soupirant.

— « Vous vous occuperez du nouveau-né comme s’il était le vôtre », poursuivit Drace d’une voix douce. N’est-ce pas ce qu’elle a dit ?

Il tint sa tête entre ses mains puis la releva vers l’enfant. Ce dernier était à présent éveillé, et repliait ses jambes contre lui avant de les étirer, tout en tournant son cou à droite et à gauche.

— Il a mangé avant de venir, ajouta-t-elle enfin. Il ne nous dérangera pas.

Et soudain, elle se mit à rire :

— Larsa, le Chevalier Rouge ! Le scélérat sans foi ni loi qui semait la terreur dans les chemins d’Archadia au début du siècle ! Tu n’as donc trouvé que son nom pour ce nouveau-né innocent ?

Elle se tut et attendit jusqu’à ce que la colère et l’angoisse disparussent tout à fait du visage de son interlocuteur.

— T’a-t-elle parlé du secret ?

— Non, répondit Zargabaath en sursautant. Mais elle a essayé.

— Depuis combien de temps est-elle restée silencieuse à ce sujet ?

— Sept ans.

Comment oublier cette période, alors même qu’il avait compté chaque jour depuis cette date ? Comment oublier cette période d’incompréhension et de détérioration de la confiance qu’avait en elle la souveraine, sans qu’aucun être vivant, pas même la viéra, n’eût été mis au courant de ses raisons...

— S’est-il passé quelque chose de particulier, il y a sept ans ?

L’homme se rendit soudain compte de l’énorme bêtise qu’il venait de commettre. Il tenta de paraître serein et répondit :

— Non, bien sûr que non. Sentia a toujours dit et caché ce qui l’arrangeait.

— Pas à nous, fit remarquer Drace.

Fort heureusement, malgré son caractère extrêmement perspicace, elle n’insista pas et détourna son regard.

— De quoi a-t-elle parlé, alors ? demanda-t-elle.

— De choses fort inquiétantes. Elle se pose des questions au sujet de...

— De sa famille ? l’interrompit-t-elle.

— Non, sa famille m’a paru l’unique domaine en lequel elle avait entièrement confiance. Elle hésitait davantage sur... sur nous.

— Sur nous ? s’affola Drace.

— Oui. Des doutes sur notre capacité à l’aider, à la soutenir et à peser sur les décisions de Gramis.

— Mais bien sûr que nous aurions été à ses côtés ! Comment a-t-elle pu en douter !?

— Je l’ignore. Mais telle que je l’ai vue, elle m’a paru avoir le sentiment d’être seule au monde.

Drace leva les bras au ciel.

— Ah ça ! Pour être inquiétante, elle a été très inquiétante en effet. Comment a-t-elle pu dire des choses pareilles ?

— Elle a également fait part de ses peurs quant à l’éducation de son fils, sa gestion de Gramis, le sort d’Éphédrine et son apparence qui lui déplaît avec l’âge.

— Avec l’âge ? répéta Drace encore plus outrée. J’espère que c’est une plaisanterie ! C’est de loin celle dont l’apparence est restée la plus intacte, et sans cure de jeunesse s’il te plaît !

— Je n’ai guère compris non plus sa désolation à cet égard.

Drace poussa un souffle colérique.

— Quelle cruche gâtée ! Et Éphédrine, tu disais ? Comment se fait-il qu’elle se soit souciée de son sort en ce moment ?

— Drace, elle s’est souciée de son sort dès le début. Ce qu’elle m’a confié était plus... un bilan sur sa mort.

— Tu veux dire... Zecht ?

— Non, pas seulement Zecht, dit Zargabaath en secouant la tête. Tout ce dont elle a souffert avant de mourir, et dont elle aurait pu souffrir aussi.

— Aussi ! La bonne blague que voilà. Souffrir aussi, alors qu’elle a toujours eu de la chance !

— C’est justement cette chance qu’elle a remis en question.

Drace le fixa un instant puis fit un geste exaspéré.

— Cette mégère aura été la même jusqu’au bout : toujours à chercher une occasion pour s'effrayer.

— Ce n’est pas tout, Drace.

Elle reprit un air sérieux.

— Elle n’a pas eu l’occasion d’en parler, certes, mais elle... elle m’a demandé de le faire.

Drace se pinça les lèvres avant de demander :

— De parler... toi ? Mais pour quoi faire ?

— Pour que Vayne sache. Selon elle, c’est nécessaire à... à ce qu’il grandisse bien. À ce qu’il grandisse mieux qu’elle.

Une fois encore, elle ouvrit des yeux ronds et prit son temps pour digérer la nouvelle.

— Eh bien, mon cher ; heureusement qu’elle est partie, car elle commençait sérieusement à devenir folle, à ce que je vois.

— Ce n’est pas de la folie. Je lui ai dit que je ne pouvais pas accéder à sa demande, mais je pense également qu’elle n’aurait pas demandé une chose pareille sans raison. Elle te le demande par conséquent aussi, Drace. À ton tour de donner ton avis. Que devons-nous faire ?

Elle paraissait très perturbée.

— Je ne sais pas, moi... Je sais seulement que je n’ai pas envie d’en entendre parler. Quant à Vayne... Je ne sais pas ce que mérite ce garçon, ces temps-ci ; il mérite bien des châtiments, mais pour l’instant, il ne mérite pas d’entendre cela. Ce n’est pas le moment. Ce n’est vraiment pas le moment.

— Tu as raison. C’est exactement cela.

Zargabaath alla dans la cuisine et se servit un verre d’eau.

— Maintenant, dis-moi, dit-il après avoir bu. De quoi souffrait-elle exactement pendant cette grossesse ?

Drace baissa les yeux et tint la main de Larsa.

— N’essaie surtout pas de jouer les innocentes, Drace. Je sais que tu as passé ta jeunesse à courir après un gandin de l’Académie de Médecine, et que pour lui plaire tu as appris tous ses livres et toutes ses expériences afin de trouver matière à discuter. Te connaissant, tu es allée voir le docteur Mid et tu as compris tout ce qu’il t’a raconté.

— Sentia souffrait d’un sepsis puerpéral, lâcha-t-elle en jetant violemment la petite main sur le côté. Une inflammation systémique provoquée par une infection de l’utérus par des bactéries. Des micro-thromboses en ont résulté : elle s’est retrouvée avec des vaisseaux sanguins partiellement bouchés. C’est pour cette raison que le docteur a relevé un taux de globules blancs et une pression artérielle de gaz carbonique ayant dépassé le seuil critique, et a adapté le traitement en conséquence. Elle a également eu momentanément un dysfonctionnement au niveau du foie.

Il demeura silencieux tandis qu’elle continuait à jouer avec Larsa.

— Au moins, dit-elle sans le regarder, tu n’as plus à te faire de souci : elle est morte.

Et, comme il restait muet :

— Le docteur Mid est vraiment très fort.

Zargabaath soupira :

— Midnight Naudingas Bunansa. Encore un natif de l’année 646, tout comme Sentia, Éphédrine et moi.

— Tout cela ne nous rajeunit pas.

— A qui le dis-tu, madame du Sagittaire 640.

Drace fit de son mieux pour se contenir de fondre sur l’infâme venu lui rappeler son âge, en se concentrant sur les traits innocents du seigneur Larsa. L’homme debout alla alors se rasseoir, prit le temps de croiser les jambes avant de lui lancer, à travers un regard voilé mais franc :

— Ceci étant dit, avec tout ce qu’a impliqué l’un et l’autre des usages, je me demandais si tu préférais être appelée Drace… ou Amy.

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