Chapitre 17 : Amour, argent, et amour de l'argent.

[ 1 ]

Jong-goo avait réglé le problème plus rapidement que prévu. Le hasard lui avait facilité la tâche. Le lendemain, les quatre collégiens étaient descendus faire un tour en ville. Ils avaient pris leur vélo et ils avaient descendu la colline en direction de la petite bourgade en bord de mer. Ils avaient passé la journée à se balader dans les rues marchandes, à essayer toutes sortes de jeux d'arcade, à se goinfrer de junk food et à s'énerver sur une machine à pince qui leur avait donné du fil à retordre.

Finalement, c'était Jong-goo qui avait réussi à remporter la peluche. Il avait dévissé le capot de la machine et il avait trifouiller dans les réglages de la machine. Ce n'était pas vraiment de la triche, car le proprio avait très vraisemblablement truqué la machine pour que les peluches soient impossibles à attraper. Il en avait profité pour récupérer ses pièces injustement dévorées par la boîte à arnaques.

— T'es sûr qu'on peut faire ça ? demanda Yerin avec inquiétude en jetant des coups d'œil nerveux autour d'elle.

— Probablement pas, mais ce mec est vraiment un escroc. C'est bien fait pour lui.

Ils avaient failli se faire prendre par le propriétaire de la salle d'arcade qui venait de sortir du bâtiment, une cigarette au bec. Ils avaient pris la fuite, leurs glaces à la main, alors que l'homme leur courait après en les injuriant, mais il n'était pas assez en forme pour rattraper des ados remontés à bloc. Il avait rebroussé chemin en soufflant et en maugréant.

Ils couraient encore lorsque Min-ji heurta quelqu'un. Sa glace s'étala sur le T-shirt de l'homme qu'elle venait de percuter. Elle s'excusa aussitôt, mais son interlocuteur était d'humeur à chercher des noises.

— Putain ! s'exclama-t-il avec colère. Mon T-shirt est ruiné. Tu peux pas regarder où tu vas ? Qui t'as dit de courir comme ça sans regarder devant toi ?! Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?!

Le garçon avait retiré son T-shirt qu'il avait roulé en boule avant de le jeter à la figure de Min-ji qui était paralysée par la peur et l'humiliation. Aucun son ne sortait de sa gorge. Elle se tenait là, alors que sa glace lui dégoulinait entre les doigts. Min-jun s'était aussitôt interposé.

— Elle n'a pas fait exprès, dit-il en regardant l'homme droit dans les yeux. Elle s'est déjà excusée.

— Tu crois que les excuses ça suffit ? C'était mon T-shirt préféré. Comment est-ce qu'elle va me dédommager ? Elle va m'en acheter un nouveau ?

Pendant ce temps, Jong-goo avait sorti quelques billets de sa poche. Dans ces moments-là, l'argent était une solution simple et rapide.

— Tiens, dit-il en lui tendant la liasse de billets. T'as qu'à aller faire un tour au pressing ou t'acheter un nouveau T-shirt moche si tu veux. Cent mille wons*, ça devrait suffire, non ?

L'homme lui jeta un regard noir, mais l'argent était trop tentant pour qu'il continue à faire une scène.

— Vous avez de la chance, dit-il en tendant la main vers les billets.

Jong-goo n'était pas encore prêt à lâcher son argent chéri. Il fallait qu'il rentabilise son investissement.

— Avant cela j'ai une question, dit-il en agitant le précieux papier sous le nez de son interlocuteur. Tu connais Hong Jun-ho ? Il paraît que tout le monde le connaît ici.

— Jun-ho ? Oui, je le connais. On était à l'école ensemble. On se connait depuis le primaire. Pourquoi ?

— Où est-ce que je peux le trouver ? Où est-ce qu'il traîne ?

— En ce moment ? Je ne sais pas trop. Il monte souvent sur Jeju-ville pour aller en boîte. Sinon, quand il est là, il traîne au bowling près de la plage ou au karaoké.

Jong-goo lâcha enfin ses billets. Son interlocuteur se sentait un peu mal à l'aise à l'idée de se faire soudoyer par un collégien. Sa dignité en avait pris un coup, mais autant de thunes, ça ne se refusait pas.

[ 2 ]

— C'est quoi cette histoire encore ? demanda Yerin en fronçant les sourcils avec suspicion.

— Un truc dont je dois m'occuper. T'as pas besoin de savoir.

— J'ai peut-être pas besoin de savoir, mais j'ai très envie de savoir quand même. Tu vas encore te battre ?

— Non. Enfin, peut-être, mais je vais éviter. Et si jamais je dois me battre, promis, j'utiliserai pas mes bras.

— C'est pas ça le problème ! Je ne m'inquiète pas juste pour tes bras. On est venu ici pour passer des vacances paisibles et s'amuser tous ensemble. Faut vraiment que tu gâches tout avec tes bagarres ?

— Pour toi, c'est peut-être juste de la bagarre, mais pour moi c'est un travail très sérieux. Je t'ai dit que je ferai attention. Tu ne peux pas me faire confiance et me laisser gérer mes affaires tranquillement ? Si c'est comme ça, la prochaine fois, je ferai ça en scred. Comme ça t'en sauras rien du tout et tu me casseras pas les pieds.

— Kim Jong-goo ! Tu es vraiment odieux ! Je m'inquiète juste pour toi, comment tu peux me dire ça ? J'ai pas envie que tu me mentes pour aller te battre en secret !

— Qu'est-ce que tu veux alors ? Faut savoir ! Si tu ne veux pas que je te cache des choses, alors n'en fais pas tout un plat quand je te dis la vérité. Si tu veux que je sois honnête avec toi, faut arrêter d'être sur mon dos tout le temps comme ça. C'est chiant.

— Ah la la la la... soupira Min-ji en secouant la tête avec consternation. Les voilà qui se disputent encore. On dirait un vieux couple.

— Yerin, dit alors Min-jun en s'avançant pour mettre fin à la prise de bec. Si ça t'inquiète tant que ça, je vais y aller avec lui. À deux, ce sera moins dangereux et je m'assurerai qu'il ne se bat pas.

— Ce serait mieux que rien... concéda Yerin à contrecœur. Mais avant que vous alliez faire je ne sais quoi avec je ne sais qui, j'aimerais bien savoir au moins pourquoi vous faites ça.

Jong-goo ne voyait aucun mal à lui expliquer la mission. Il n'était pas tenu au secret professionnel. Il lui avait donc dépeint brièvement la situation. ll avait choisi d'omettre certains détails, comme le vol de bijoux, et s'était contenté de lui expliquer que Soo-ah se faisait sexuellement harceler par Jun-ho sur son lieu de travail.

— Donc tu fais ça pour l'aider ?

— Oui.

— Et j'imagine que tu ne fais pas ça bénévolement. Tu lui as demandé de te payer ?

— Oui. Ça te pose un problème ?

Yerin poussa un soupir désabusé. L'argent était sa plus grande rivale. Une rivale contre laquelle elle ne faisait pas le poids.

[ 3 ]

Ils étaient d'abord retournés à la villa. Yerin et Min-ji avaient laissé les garçons à leurs affaires, elles préféraient ne pas s'en mêler. Yerin avait simplement demandé à Min-jun de l'appeler si les choses tournaient au vinaigre.

Jong-goo et son acolyte avaient attendu que Jun-ho débauche. L'étudiant avait raccroché son tablier de jardinier vers dix-huit heures, puis il avait enfourché son scooter pour descendre en ville. Les deux garçons l'avaient suivi en vélo jusqu'au bar-bowling, un établissement érigé près du port de plaisance. Une belle terrasse sur pilotis avec vue sur la mer offrait un accès direct à la plage.

Jun-ho s'était installé à une table avec un groupe d'amis, parmi lesquels Jong-goo reconnut l'homme qui leur avait chié un cake un peu plus tôt dans la journée. C'est lui qui offrait la première tournée, visiblement très fier d'étaler sa petite fortune récemment acquise.

— On fait quoi ? demanda Min-jun. Ils sont trop nombreux pour nous.

Leur nombre n'était pas un obstacle pour Jong-goo, mais il ne cherchait pas à déclencher une bagarre généralisée. Ce serait contre productif. Il était là pour négocier. Il fallait qu'il trouve un moyen d'isoler Jun-ho pour lui parler en tête à tête.

— Suis-moi, dit-il à son camarade.

Ils avaient fait le tour du bowling à la recherche d'un coin isolé et à l'abri des oreilles indiscrètes. Ils avaient trouvé un vieux hangar à bateaux vide. Un lourd portail coulissant en métal rouillé tenait précairement dans les rails. Jong-goo avait réussi à dégager l'entrée avec l'aide de Min-jun qui l'avait aidé à pousser le vieux tas de ferrail mal graissé. Le portail glissait par accoups avec un couinement métallique.

— Je pense que ça suffit comme ça, dit Jong-goo en contemplant la petite entrée suffisante pour laisser passer un homme pas trop gros. Maintenant, y a plus qu'à l'attirer jusque-là.

— Et comment on va faire ça ?

— Facile. On va lui demander de venir. Enfin, toi, tu vas lui demander de venir. Si c'est moi qui me pointe, il va vouloir me sauter dessus. C'est sûr. Dis-lui que je veux le voir seul.

— Et s'il refuse ? Ou s'il insiste pour venir avec ses potes ? On fait quoi ?

— On passe au plan B. L'ouverture est trop étroite pour que tout le monde passe en même temps. Si tu le fais passer en premier et que tu te faufiles derrière lui pour refermer le portail juste après toi, on peut le retenir à l'intérieur et enfermer les autres dehors. En gérant bien le timing, c'est faisable.

— C'est chaud un peu quand même...

— J'ai jamais dit que ce serait facile, mais c'est la mission. On est des pros, faut qu'on fasse ça bien. C'est pour ça que t'es là, non ? Puisque tu vas te joindre au projet Payback, il faut que tu vois comment ça se passe sur le terrain.

Min-jun poussa un soupir résigné.

— D'accord. Je vais essayer d'amener Jun-ho jusque-là et je te laisse gérer le reste.

[ 4 ]

Min-jun avait pris son courage à deux mains pour aborder le groupe d'étudiants désoeuvrés qui descendaient des bières sur la terrasse du bar.

— C'est qui ce gamin ? demanda un des hommes. Oy, pourquoi t'es planté là ? Qu'est-ce que tu veux ?

— J'ai un message pour Hong Jun-ho.

L'intéressé leva la tête à la mention de son nom.

— Je te connais toi. T'es un des gosses de la villa. Qu'est-ce que tu fous là ?

— C'est Kim Jong-goo qui m'envoie. Il veut te parler. Seul.

Min-jun croisait les doigts pour que leur cible morde à l'appât sans faire trop de difficultés.

— Où est-ce qu'il est ?! s'exclama Jun-ho en se levant, l'air furieux. Ce mioche est tombé sur la tête. Il se croit intouchable juste parce qu'il est riche ou quoi ?!

— Hyung, qu'est-ce qu'il se passe ? demanda un de ses camarades, étonné par l'attitude soudainement agressive de son ami.

— C'est rien. Je vais régler ça vite fait. Restez-là.

— T'es sûr ?

— Oui. Je peux gérer un collégien ou deux tout seul.

Bingo ! Son orgueil avait eu raison de lui et il était tombé en plein dans le piège.

— Par ici, fit Min-jun en prenant un air sûr de lui.

Jun-ho l'avait suivi jusqu'au hangar désaffecté, mais alors que son guide l'invitait à s'engouffrer dans la brèche, il eut un moment d'hésitation. Son instinct lui disait que ça puait le piège, mais sa fierté lui interdisait de se défiler devant deux gosses de treize piges. Il prit une grande inspiration en bombant le torse et en serrant les poings. Détermination et intimidation. Il devait montrer qui était la véritable menace dans cette histoire.

[ 5 ]

Jong-goo était assis sur un vieux baril, une jambe croisée sur son genou, tandis que l'autre se balançait dans le vide. Contrairement à Jun-ho qui roulait des mécaniques, il était parfaitement calme et détendu. Min-jun referma le portail derrière lui. Le hangar fut soudainement plongé dans la pénombre. Les fenêtres en plexiglass étaient si crasseuses qu'on ne voyait pas la couleur du ciel à l'extérieur. Quelques rayons de lumières filtraient à travers la tôle percée.

— Vous avez des couilles ! lança Jun-ho en s'avançant vers Jong-goo, le poing levé. Je t'avais prévenu que si je te croisais sur mon territoire, je te ferai ta fête !

— C'est pour ça que je suis venu, répliqua Jong-goo avec un sourire provocateur. Je ne suis pas une fille de Busan, mais moi aussi j'adore faire la fête ! T'en fais pas, on va juste passer un peu de bon temps ensemble. Tu vas voir, tu ne vas pas regretter.

Jun-ho s'arrêta. Ces mots lui semblaient familiers. Ses propres mots. Il avait soudainement perdu de sa superbe. ll commençait à se sentir étrangement nerveux. Son malaise s'était intensifié lorsque Jong-goo lui avait joué l'enregistrement de sa conversation avec Soo-ah.

— Fumer ce n'est pas un crime, mais le harcèlement sexuel, oui. Surtout à l'encontre d'une mineur. Et s'il y a une chose que Mme Kim déteste encore plus que la fumée de cigarette, ceux sont les délinquants sexuels. Elle pourra peut-être tolérer un vol et régler ça à l'amiable, surtout si Soo-ah s'excuse sincèrement, mais elle ne pardonnera jamais ce genre d'abus. Ce sera la tôle directe pour toi, frérot.

— Tu veux me faire chanter ? Tu crois que je vais me laisser faire ! Donne-moi ton téléphone !

S'il pouvait récupérer son téléphone et effacer l'enregistrement, Jong-goo ne pourrait plus rien contre lui. Jun-ho avait fait un choix stupide. Il avait choisi l'affrontement. Le collégien avait espéré pouvoir éviter cette situation, mais son adversaire n'était pas le couteau le plus affûté du tiroir.

— J'ai promis de ne pas me battre avec les bras, dit-il en glissant son téléphone dans la poche arrière de son jean. Du coup, je vais garder les mains derrière le dos.

— Tu te fous de ma gueule ?! Je vais te péter les dents !

Jun-ho s'était jeté sur son maître-chanteur. Ce n'était pas un pratiquant d'arts martiaux, mais il avait eu son lot de bagarres. Il savait jouer des poings et des pieds, lui aussi. Il lui balança son poing, mais sa garde était ouverte. Jong-goo releva sa jambe en pliant le genou pour amorcer un coup de pied. Avant que le poing de Jun-ho ne puisse l'atteindre, il le frappa en plein dans le ventre et le fit reculer de quelques centimètres.

Profitant de la brève paralysie de son adversaire, Jong-goo enchaîna avec sa prochaine attaque. Il fléchit les genoux pour prendre de l'élan et lui asséna un violent coup de tête dans le menton. La seconde d'après, il lui fit mettre un genou à terre en le frappant à l'arrière des jambes. Un deuxième coup de pied dans la mâchoire le fit basculer en arrière. Jun-ho s'était retrouvé sur le dos, à la merci de son adversaire qui lui comprimait la gorge avec son pied.

Min-jun n'avait jamais vu quelqu'un se battre comme ça. Jong-goo ressemblait à un coq de combat particulièrement hargneux et impitoyable. Les mains jointes dans son dos, il sautillait ici et là et harcelait son adversaire de coups rapides et précis, sans lui laisser le temps répliquer ne serait-ce qu'une seule fois. Ses gestes étaient très différents des techniques codifiées que Min-jun avait apprises au taekwondo. C'était un véritable combattant de rue qui se battait à l'instinct et qui s'adaptait à toutes les circonstances.

— Tu aurais pu me laisser m'expliquer avant de te jeter sur moi comme ça, dit Jong-goo en maintenant la pression sur la gorge de Jun-ho. Enfin, maintenant tu sais que ce n'est pas la peine de lutter et que tu ne pourras jamais mettre la main sur mon téléphone. On va pouvoir avoir une vraie discussion.

Jun-ho manquait d'air. Il lui donna un tape sur la jambe pour qu'il retire son pied. Jong-goo relâcha un peu la pression sans pour autant libérer son adversaire de son carcan.

— Qu'est-ce que tu attends de moi ? souffla l'étudiant en toussotant.

— Je veux juste que tu laisses Soo-ah tranquille. Ne lui parle pas. Ne la regarde même pas. Si tu la croises, baisse les yeux. Je serai pas loin, alors fais gaffe à toi. Si je vois que tu l'emmerdes encore, j'enverrai l'enregistrement à la police.

— Si tu fais ça, Soo-ah aussi aura des problèmes.

— C'est pas mon problème. Tu vois, j'ai passé un marché avec Soo-ah. Je ne fais pas ça gratuitement. Si j'échoue, je ne serai pas payé. Et si je ne suis pas payé, je n'ai plus de raison de protéger les intérêts de ma cliente. Je vous balancerai tous les deux. Ça compensera le manque à gagner. Au moins, comme ça, même si je dois m'asseoir sur mon argent, j'aurai pas l'impression d'avoir perdu mon temps et mon énergie.

— T'es vraiment un connard, répliqua Jun-ho en lâchant un rire stupéfait face à ce pragmatisme froid et calculateur.

— Il faut un connard comme moi pour s'occuper d'un connard comme toi, se contenta de dire Jong-goo avec un sourire féroce.

Il appuya un peu plus fort sur la trachée de sa victime. Le rire de Jun-ho mourut dans sa gorge alors qu'il asphyxiait sous le pied de son bourreau.

— OK ! OK ! Je laisserai Soo-ah tranquille ! Elle est pas si ouf que ça. Je préfère les filles de Séoul. Elles sont plus classes.

— Je me fiche de tes préférences. J'ai aussi enregistré notre conversation, donc tu sais ce qu'il te reste à faire si tu veux finir ton boulot tranquille et toucher ton salaire à la fin de ton contrat.

Ils avaient laissé Jun-ho seul avec sa défaite. Une défaite cuisante et humiliante. Il avait tellement honte de s'être fait tabasser par un collégien qu'il avait appelé ses potes pour leur dire qu'il avait eu un imprévu et qu'il devait rentrer chez lui. Heureusement, il ne travaillait pas le weekend. Il ne voulait pas se pointer au boulot après s'être fait laminer la tronche comme ça.

[ 6 ]

Contrairement à Jun-ho qui rentrait chez ses parents tous les soirs, Soo-ah était logée sur la propriété, dans les quartiers réservés aux employés, un peu à l'écart de la résidence principale. Jong-goo avait frappé à la porte de sa chambre pour lui faire écouter l'enregistrement qui prouvait qu'il avait effectué sa mission avec succès.

— T'oublieras pas de me payer quand t'auras touché ton salaire, hein ?

— Oui, ne t'inquiète pas. Mme Kim a dit qu'elle me verserait l'intégralité de mon salaire avant de partir. Je te donnerai ta part à ce moment-là. J'ai aussi remis tous les bijoux en place.

Elle resta silencieuse un moment avant d'ajouter.

— Même si c'était pas gratuit, merci quand même de m'avoir aidée.

— Si tu veux vraiment me remercier, n'oublie pas de me payer.

— Je ne vais pas oublier ! Tu ne penses qu'à l'argent ou quoi ?

— Oui. L'argent et moi, c'est une grande histoire d'amour. Allez, je me casse. Bonne soirée !

[ 7 ]

M. Kim aussi avait tenu sa promesse. Une fois n'est pas coutume. Il avait pris un vol depuis Séoul et il avait atterri à l'aéroport de Jeju-ville dans la soirée. Il avait loué une voiture familiale pour rejoindre la villa qui se situait à une trentaine kilomètres de la capitale provinciale. Mme Kim avait accueilli son époux avec une joie sincère. Cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas passé un weekend tous ensemble en famille.

— Bonsoir, chéri. Tu as fait un bon voyage ? demanda son épouse en le délestant de sa veste et de ses bagages.

— Oui. Les enfants sont là ?

— Ils sont sur la terrasse. Ils jouent aux cartes. Tu as mangé ?

— Pas encore. Et vous ?

— On t'attendait. Je vais demander à Mme Jo de réchauffer le dîner. Va prendre une douche pendant ce temps.

— Hm.

Son mari avait fait un crochet par la terrasse pour saluer sa fille et ses amis. Il avait embrassé Yerin sur la joue, il avait gratifié Min-ji d'un tape amicale sur l'épaule et il avait offert un poignée de main cordiale à Min-jun. Jong-goo, lui, avait dû se contenter d'un regard froid et sévère. Un regard qu'il connaissait bien. Celui qui lui rappelait qu'il ne faisait pas partie de cette famille et qu'il devait rester à sa place. Celle d'un bon chien de garde loyal et obéissant.

[ 8 ]

M. Kim était un homme intimidant, froid et distant. Ce n'était pas le genre d'homme à faire des plaisanteries à table ou à partager un dîner dans la bonne humeur et la convivialité. C'était un père de famille digne et intraitable. Personne n'osait parler pendant le dîner qui s'était déroulé dans le plus grand des silences. Un silence pesant et angoissant.

Mme Kim avait bien essayé de détendre l'atmosphère au moment du dessert, mais sans succès. Elle lui avait posé quelques questions sur son travail et ce qu'il voulait faire ce weekend. Elle avait proposé une randonnée dans un des parcs de l'île. Ils pourraient partir pour la journée et pique-niquer sur place.

— J'ai un rendez-vous d'affaire demain après-midi. Mais vous pouvez y aller sans moi.

— Quoi ? Mais... je pensais que tu étais venu pour passer le weekend avec nous ?

— C'est un rendez-vous important, et puisque tu insistais pour que je vienne, j'ai décidé de faire d'une pierre deux coups. Je dois rentrer à Séoul dimanche matin, mais je vous emmènerai au restaurant demain soir, si ça peut vous faire plaisir.

— D'accord, fit Mme Kim qui peinait à cacher sa déception.

Contrairement à sa mère, Yerin n'était ni déçue ni étonnée par le comportement de son père. Elle aurait préféré qu'il ne vienne pas. Sa présence gâchait la bonne ambiance qui avait régné jusque-là. Dès que le dîner fut terminé, elle s'était réfugiée dans sa chambre avec ses trois amis pour qu'ils puissent enfin respirer.

— Tout se passe bien ? demanda M. Kim à sa femme lorsqu'elles enfants furent partis.

— Oui. Pourquoi ? Quelque chose te préoccupe ?

— Jong-goo. Il se comporte correctement ?

— Bien sûr. Jong-goo est un bon garçon. Il est toujours très respectueux et serviable. Il s'entend bien avec ses amis et il s'occupe bien de Yerin. Parfois, je m'inquiète un peu pour lui. Je le trouve trop mature pour son âge. Il ne se plaint jamais et il ne fait jamais de caprice. Il est presque trop obéissant. J'aimerais qu'il me traite un peu plus comme une mère, mais il insiste pour me vouvoyer et m'appeler par mon nom de famille.

— Et c'est très bien comme ça. Un garçon comme lui ne doit pas se montrer rebelle. Ce serait dangereux.

— Tu dis toujours ça comme si c'était une sorte de monstre. Je ne sais pas ce qui te fait si peur chez ce pauvre enfant, mais il me semble parfaitement normal et digne de confiance. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu l'as accueilli dans la famille si tu as si peu d'estime pour lui...

— J'ai de l'estime pour lui. J'ai de l'estime pour son talent et ce qu'il est capable d'accomplir. Mais je sais aussi qu'il est conscient de son potentiel et je ne veux pas que ça lui monte à la tête. Je compte lui confier la gestion de la société un jour, mais j'ai besoin de quelqu'un de fiable et loyal. Quelqu'un qui mettra les intérêts de notre famille avant ses ambitions personnelles. Quelqu'un qui sera fidèle à Yerin et qui n'essayera pas de la destituer.

— Je ne pense pas que tu as besoin de t'inquiéter pour ça. Il est toujours distant avec moi, mais il est vraiment proche de Yerin. Il a l'air très attaché à elle.

Kim Byeong-cheol fronça les sourcils. Jong-goo était motivé par l'argent, il le savait. Il lui versait un généreux salaire, subordonné à certaines conditions, pour s'assurer qu'il fasse bien son travail. Si son attachement pour Yerin dépassait son amour de l'argent, c'était plutôt une bonne nouvelle. L'argent seul ne pouvait pas garantir la loyauté de quelqu'un. Bien au contraire. L'argent était une valeur peu sûre à l'origine de bien des trahisons. En revanche, cet attachement devait avoir des limites. Que ce soit en amour ou en affaires, l'ambition n'était pas permise pour Kim Jong-goo.

[ 9 ]

Le lendemain matin, M. Kim avait consenti à une balade sur la plage en compagnie de sa femme et des enfants. Il voulait voir par lui-même la façon dont Jong-goo se comportait avec ses camarades, en particulier avec Yerin. Il n'était pas entièrement convaincu par les affirmations de son épouse. Yerin était attachée à lui plus que l'inverse. Jong-goo restait toujours un peu en retrait, il prenait rarement l'initiative d'engager la conversation avec ses amis et ne répondait que lorsqu'ils le sollicitaient en premier.

Là où Seo-hyun avait raison, c'est qu'il ne refusait jamais rien à Yerin et qu'il la traitait avec respect. Que ce soit pour construire un château de sable ou pour s'amuser à fuir les vagues avant qu'elles ne touchent leurs pieds, il participait à tous ses jeux sans broncher et en y mettant du sien. Il avait même l'air de trouver ça drôle. Peut-être que M. Kim se faisait du souci pour rien. Jong-goo était un enfant mature, mais un enfant quand même.

Après leur promenade, ils étaient rentrés déjeuner à la villa avant la réunion de Kim Byeong-cheol. Avant son départ, Jong-goo l'avait sollicité pour lui présenter son projet et lui demander quelques conseils.

— Je suppose qu'à ton niveau, c'est le mieux que tu puisses faire, commenta le PDG de Blue Sky après avoir écouté son exposé. Ce projet, c'est en lien avec les affaires de M. Choi ?

— Plus ou moins. Je veux utiliser l'école comme terrain d'essai pour tester les limites de mon concept.

— Tu as conscience que la vengeance, ça n'a rien de légal ?

— Je sais que ce n'est pas légal, mais au moins ce n'est pas immoral non plus. L'essentiel c'est de ne pas me faire prendre. Si les harceleurs me dénoncent, ils seront obligés de reconnaître leurs propres exactions. J'utilise leurs propres techniques contre eux. L'intimidation, le chantage, l'humiliation. Tout comme leurs victimes, je les forcerais au silence et à la soumission.

— C'est ça que j'aime bien chez toi. Tu as des principes respectables, mais tu n'es pas naïf et tu sais en tirer profit. Dans ce cas, je vais participer à ton projet. Que dis-tu d'une nouvelle filiale ? Ce sera une société écran qui servira à dissimuler tes activités réelles. J'investirai cent millions de wons et je nommerai un directeur exécutif à la tête de la filiale. Son rôle sera factice, il servira juste à blanchir l'image de la filiale et à s'occuper des formalités et de la paperasse administratives. Puisqu'on parle d'une application, il faut un nom en adéquation. Que penses-tu de Blue Sky Digitals ? Je te donne trois ans pour me prouver de quoi tu es capable. Si dans trois ans, ton affaire est toujours rentable, je te nommerai directeur exécutif de la filiale. Tu auras seize ans à ce moment-là, tu pourras t'en occuper toi-même en toute légalité. La filiale sera à toi et tu pourras en faire ce que tu veux. Dans le cas contraire, la société-mère liquidera ta filiale et tu devras rembourser l'argent que j'ai investi, intérêts compris. Est-ce que tu es près à prendre ce risque ?

Jong-goo avait brièvement pesé le pour et le contre. S'il avait une entreprise pour soutenir et couvrir ses activités, c'était un sacré coup de pouce. Même si son affaire se cassait la gueule, il trouverait le moyen de rembourser sa dette.

— Prendre des risques, c'est ma spécialité, répondit-il avec détermination. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

— Je n'aurais pas dit mieux. Très bien. Je vais soumettre le projet de filiale au conseil d'administration et je vais m'occuper de toutes les procédures administratives. Cela va me demander un peu de temps. Un ou deux mois tout au plus. Pendant ce temps, profites-en pour affiner ton projet. Il me faut quelque chose de concret à présenter au conseil d'administration si je veux obtenir leur accord et justifier l'investissement. Quelque chose de réaliste et acceptable.

Jong-goo acquiesça. C'était un défi de taille, mais ça ne lui faisait pas peur. C'était un projet pour lequel il était prêt à travailler avec acharnement. C'était autrement plus amusant et stimulant que les cours et les projets d'école.

[ 10 ]

Après Jong-goo, ce fut au tour de Yerin de solliciter son père. Son temps était précieux, mais il pouvait dédier quelques minutes aux préoccupations de sa fille. Malgré son apparente froideur et son manque d'affection, il tenait à elle comme à la prunelle de ses yeux. Il ne le montrait pas avec des gestes tendres et des mots affectueux, mais en mettant tout en œuvre pour lui assurer le meilleur avenir possible. Un avenir où, même s'il devait disparaître un jour, elle n'aurait rien à craindre de personne. Un avenir où elle serait à l'abri du besoin et en sécurité.

Il voyait à l'expression de sa fille qu'elle hésitait à lui dire ce qu'elle avait sur le cœur. Elle se tordait les mains nerveusement en évitant son regard. Un tic hérité de sa mère.

— Je n'ai pas beaucoup de temps, je dois bientôt partir pour mon rendez-vous. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le rapidement. Sinon, ça devra attendre.

Yerin détestait qu'on lui mette la pression comme ça, mais son père était un homme qui aimait distribuer des ultimatums. Elle prit une profonde inspiration. Elle ne savait pas quelle réaction sa question allait provoquer. Elle avait un peu peur de mettre son père en colère, mais elle pouvait encaisser quelques mots durs.

— Est-ce que tu as vraiment adopté Jong-goo ? Est-ce que c'est vraiment, légalement, mon frère ?

Son père leva un sourcil interrogateur.

— Pourquoi tu veux savoir ça ?

— Je veux juste comprendre pourquoi tu le traites si différemment, si on fait partie de la même famille.

— Je le traite différemment parce que c'est un garçon qui deviendra un homme avec beaucoup de responsabilités un jour. Si quelque chose m'arrive, ce sera lui le nouveau chef de famille. Il devra vous soutenir, toi et ta mère, et il devra protéger les intérêts de ma société. Il doit avoir les épaules pour porter ce fardeau.

— Tu l'as vraiment adopté juste pour ça ? Pour qu'il hérité de ta société ?

— C'est toi qui héritera de ma société. Le rôle de Jong-goo est simplement de porter le fardeau à ta place. Je veux que les choses soient faciles pour toi. Tu auras tous les avantages sans aucun des inconvénients. J'ai décidé de former Jong-goo pour qu'il devienne mon successeur afin que tu puisses vivre ta vie sans soucis. Tu pourras faire les études que tu veux, le métier que tu veux, trouver un homme qui te plaît, te marier et fonder une famille si c'est ce que tu souhaites. Pendant ce temps, c'est Jong-goo qui gérera la société en ton nom.

C'était une belle perspective d'avenir, mais Yerin n'était pas très enchantée à l'idée de sacrifier la liberté de Jong-goo pour pouvoir jouir de la sienne. Elle trouvait cet arrangement injuste et écoeurant.

— Et Jong-goo ? C'est ce qu'il veut aussi ?

— Jong-goo est un garçon intelligent. Il sait ce qui est dans son meilleur intérêt. Gérer ma société lui rapportera beaucoup d'argent et une position confortable. Peu d'orphelins se voient donner une telle chance. Il faudrait être totalement inconscient pour décliner une offre aussi alléchante.

Encore l'argent. Toujours l'argent. Tout le monde n'avait que ce mot à la bouche. Yerin en avait plus qu'assez de ce satané argent qui valait plus que ses propres sentiments. L'amour, le bonheur, la liberté, tout cela n'avait pas de prix. Sauf pour son père qui attribuait une valeur aux choses les plus fondamentales. Et Jong-goo valait moins que Yerin. Ils avaient beau faire partie de la même famille, ils n'étaient pas égaux.

Elle n'avait pas obtenu de réponse claire et nette à sa question, mais ça n'avait pas d'importance. Ce qu'elle avait retenu de cette conversation, c'était que Jong-goo ne serait jamais accepté comme un membre à part entière de leur famille. Qu'il l'ait adopté pour en faire son prisonnier ou qu'il l'ait simplement parrainé pour pouvoir s'en débarrasser plus facilement, s'il ne répondait pas à ses attentes, Jong-goo n'était qu'un pion aux yeux de son père. Il le considérait comme un être inférieur qu'il pouvait utiliser et manipuler à sa guise pour arriver à ses fins.

Yerin savait que dans tous les cas, ses sentiments seraient une source de conflits et de problèmes. Peu importe ce qu'elle ressentait pour Jong-goo et peu importe leur statut légal, c'était quelque chose qu'elle devait garder pour elle et enfouir au plus profond de son cœur. C'était la seule façon de protéger Jong-goo tout en le gardant à ses côtés.

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Cent mille wons = environ 70 euros

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