Chapitre 18 - Bintou – Validation

Toute son énergie revint d’un coup. La douleur disparut. Le cœur repartit. Les poumons se gonflèrent joyeusement d’air frais. Bintou ouvrit les yeux pour découvrir, hébétée, son maître au-dessus d’elle, sa main sur son épaule.

- L’épreuve va commencer. Vous devriez courir, tous les deux, dit-il gravement. Toi aussi. Tu ne vas pas manquer ça, tout de même !

Il se releva et tendit la main à Bintou qui la saisit volontiers pour se lever. Elle le dévora des yeux. Il était là. Elle n’en revenait pas. Son odeur l’envahit. Quel bonheur ! Il se trouvait près d’elle. Un rêve se réalisant ! Un vœu exaucé !

- Tu penses en amhric, dit-il. Voilà qui est très agréable !

Elle hoqueta. Venait-il d’entendre ça ? Elle était censée avoir fermé son esprit !

- Tu ne te répands pas, en effet. Il faut le vouloir pour lire tes pensées.

Il le faisait donc volontairement et elle ne sentait rien, absolument rien.

- Encore heureux, murmura-t-il. Allez, on y va !

Elle le suivit dehors avec plaisir. Être près de lui lui ravissait l’âme, le cœur, l’esprit et le corps. Elle le désirait entièrement, pleinement, totalement.

Elle se retrouva dans une cour extérieure derrière un bâtiment. Elle n’était jamais venue ici. L’endroit était sobre mais agréable, avec des bancs en pierre entre des arbustes et des haies taillées. Une immense quantité d’habitants du foyer se massaient autour du cercle de pierre centrale.

D’un côté de celui-ci se tenaient les deux adolescents ricaneurs, essoufflés, le premier soutenant le second.

- Épreuve de régénération, annonça l’eoshen de l’autre de côté du cercle de pierre.

Le maître de cérémonie, supposa Bintou.

- Deux candidats, indiqua-t-il en désignant de la main les jumeaux.

- Non, trois, le contra le maître de Bintou avant de pousser son esclave devant lui.

- Elle n’est pas apprentie, gronda le maître de cérémonie.

Les spectateurs remuèrent à cette déclaration. Le maître de cérémonie grogna puis annonça :

- Bon, d’accord, comme tu veux. Ça distraira tout le monde.

Le premier ricaneur lui fit signe de les rejoindre et Bintou, hébétée, obtempéra.

- Tu mérites d’être reconnue, lui murmura-t-il.

- Un peu de silence, s’il vous plaît ! gronda le maître de cérémonie qui obtint la solennité désirée. Quel niveau ?

- Un, répondit le premier ricaneur en s’avançant, lâchant son frère qui reprenait doucement ses esprits après un réveil mouvementé.

Le maître de cérémonie se saisit d’une dague et le ricaneur tendit la main. Bintou s’attendait à ce que l’arme soit transférée d’une personne à l’autre. Il n’en fut rien. Le maître de cérémonie plaça la lame sur la main tendue et trancha les chairs jusqu’aux os.

Bintou sursauta avant de hoqueter, ne comprenant pas les raisons d’une telle violence. La blessure se referma sans que rien ne vienne entacher la dalle de pierre au sol.

- Validé, dit le maître de cérémonie, la voix tremblotante.

Le ricaneur reprit sa place.

- Quel niveau ? répéta le maître de cérémonie.

- Un, dit le second ricaneur d’un ton peu assuré et inquiet.

- Tu vas y arriver, le soutint le premier.

Le second s’avança et tendit sa main en tremblant. Une goutte de sang tomba au sol, bientôt accompagnée d’une seconde. La mare grandit.

- Tu peux le faire, mon frère ! lança le premier.

- Silence ! gronda le maître de cérémonie.

Le ricaneur se tut mais son regard fixé sur le dos de son frère lui exprimait tout son soutien.

- Le temps passe, précisa le maître de cérémonie en désignant un sablier dont Bintou ne remarqua la présence que maintenant.

La moitié du sable s’était écoulé. Bintou se connecta au shen. Le fil de vie principal était bien accroché, à sa place. L’assemblage restait grossier et plein de nœuds. Bintou n’avait pas pu s’occuper de cela. Elle grimaça. Allait-il être en mesure de réussir ? Quelques instants à peine après avoir subi un tel acte ?

- Validé, dit le maître de cérémonie d’une voix rageuse et le second ricaneur recula près de son frère.

Les jumeaux se prirent la main en tremblant. Ils venaient de survivre.

- Quel niveau ? demanda le maître de cérémonie.

C’était le tour de Bintou. Qu’était-elle censée répondre ? Un ? Soigner une coupure dans la main ? C’était ridicule de facilité. Elle se lardait régulièrement le corps de coups de couteau pour calmer ses colères et sa tristesse. Le soin ne lui demandait presque aucun effort.

- Cinq, annonça le maître de Bintou.

L’annonce fit hoqueter tout le monde.

- Bon euh… Merci de m’avoir aidé et ravi de t’avoir connue, dit le second ricaneur.

- Quoi ? dit Bintou. Pourquoi est-ce que tu ?

La foule cria. Bintou constata que son maître venait vers elle, sa propre dague à la main.

- Maître ? lança-t-elle, inquiète.

Il arma son bras.

- Non ! Non ! hurla-t-elle en tentant, vainement, de se protéger de ses mains nues.

La lame transperça l’abdomen, traversant le cœur avant de se retirer et le sang s’écoula à flot. Bintou tomba à genoux, les mains sur le ventre, comme si elles pouvaient empêcher la vie de s’enfuir. Pas besoin de sablier dans son cas. Le sang s’étalant sur le sol indiquait le temps restant. Bintou s’écroula sur le côté et le noir se fit. Ses yeux cessèrent de voir, son nez de sentir. La mort était douce. Ne rien ressentir était agréable, loin de la vie tumultueuse. Le repos ne serait pas si mal venu. Pourquoi le refuser ? Pourquoi rester ? Pourquoi s’accrocher ? À quoi ? À un avenir dans un univers vide et terne, entourée de personnes la méprisant ?

Elle entendit le maître de cérémonie ricaner. Cela lui redonna la volonté de vivre. Leur donner ce plaisir ? D’être enfin débarrassés d’elle ? Certainement pas. Elle allait leur montrer, à ces scribouillards arrogants et orgueilleux et soudain, elle acquit une certitude : un jour, elle deviendrait tellement douée qu’elle pourrait quitter le foyer et aucun d’eux ne serait en mesure de l’en empêcher. Elle rentrerait chez elle. Elle reverrait ses forêts, sa tribu, sa famille. Ils se dresseraient devant elle mais ce serait vain. Elle gagnerait.

Elle effleura le centre de son être et il réagit instantanément, gonflant la régénération naturelle, puisant dans l’énergie de la terre et ce fut comme si elle surfait sur un océan de puissance. La blessure se referma, le cœur se remit à battre, irrigant tous les organes. Il fallut réparer les dégâts causés par le manque d’air pendant autant de temps mais finalement, Bintou se releva sous le regard médusé d’une assistance muette et figée.

- Ravi de te revoir parmi nous, murmura le deuxième ricaneur.

Bintou lui sourit en retour.

- Épreuve de shen, annonça le maître de cérémonie.

- Oh le salopard ! gronda le ricaneur.

- Pardon ? lança le maître de cérémonie.

Le ricaneur trembla avant de baisser humblement les yeux.

- Qu’est-ce qu’il y a ? murmura Bintou à l’oreille du second ricaneur tandis que le premier sortait du cercle, les poings serrés.

- Le maître de cérémonie ne t’a pas validée.

Elle haussa les épaules.

- Je ne suis pas apprentie, rappela Bintou qui avait l’habitude du mépris des eoshen.

Des élèves s’approchaient du cercle pour l’épreuve suivante. Bintou allait suivre le second ricaneur lorsque la main de son maître la saisit.

- Tu restes là. Tu participes à l’épreuve suivante !

Bintou s’en figea de stupeur. Il déconnait là ? Elle venait déjà de se faire exploser le cœur par une dague. Cela ne suffisait-il pas pour une seule journée ?

- Six candidats, annonça le maître de cérémonie en soupirant.

Bintou dénombra. Elle était comptée dans le lot. Son maître la lâcha et sortit du cercle.

Le premier volontaire passa le niveau 1. Cet elfe noir semblait très jeune mais Bintou avait appris à se méfier. Après tout, les « adolescents » avaient plus de deux générations. Il dut réaliser quelques petits exercices simples avec le shen – allumer une bougie ou faire voler des objets dans un parcours d’obstacles.

Les deux niveaux 2 durent tracer des formes de base dans du sable à l’aide d’un bâton contrôlé par le shen – cercles, carrés, triangles.

Les deux niveaux 3 durent écrire à l’aide d’une plume et d’un encrier sur un parchemin situé à une vingtaine de pas de là. Il fallait non seulement contrôler l’objet avec une précision foudroyante mais également être capable de visualiser ce qui se passait là-bas.

Tous les apprentis étaient passés. Ne restait que Bintou.

- Quel niveau ? lui demanda le maître de cérémonie.

- Cinq, répondit le maître de Bintou à sa place.

La foule gronda, s’énerva, hua, siffla. Tout le monde trouvait cela parfaitement ridicule. Pourtant, Bintou devait l’admettre, les épreuves précédentes ne lui auraient posé aucun problème. Elle appréhenda celle-là avec sérénité.

- Prépare-la, soupira le maître de cérémonie.

Préparer ? répéta mentalement Bintou. Préparer à quoi ? Comment ça, préparer ? Bintou sentit une force invisible et puissante lui attraper fermement les mains et les lier dans son dos. Elle tira mais ça ne bougeait pas. Elle observa ses mains et ne vit rien. Elle contacta le shen. Un assemblage apparut. Des cordes invisibles, lisses et blanches, liaient ses poignets.

- Pour information, si tu arrives à te détacher, tu gagnes directement sans avoir besoin de subir l’épreuve, précisa son maître.

- C’est toi qui a lié mes mains, répliqua-t-elle d’un ton laissant entendre que c’était donc impossible.

Il haussa les épaules. Il la mettait au défi. L’épreuve allait commencer et quelle qu’elle soit, Bintou comptait bien en mettre plein la vue à tout le monde. Elle ferma les yeux et se concentra sur la construction dans son dos. Des filaments imbriqués, un assemblage magnifique, parfait, brillant, pur, sans faille… sauf là, un nœud. Elle se glissa à l’intérieur et poussa. Tout s’écroula.

L’assemblée poussa un énorme cri. Le maître de cérémonie se retourna pour voir ce qui expliquait cette réaction. Lorsqu’il constata que les mains de la jeune femme étaient libres, il s’exclama :

- Bien sûr ! Hors de question ! Comme par hasard, tu la prépares et elle parvient à se libérer. Je dis qu’il y a conflit d’intérêt.

- Tu es insultant, siffla le maître de Bintou. Envers elle, déjà, parce que tu remets en doute ses compétences mais admettons, ce n’est qu’une esclave humaine. En revanche, tu remets en doute ma moralité et mon intégrité.

Le maître de cérémonie haussa les épaules. Insulter son collègue ne semblait pas lui poser le moindre problème.

- Quelqu’un accepterait-il de la préparer ?

- Je veux bien, dit une voix.

L’eoshen sortit des rangs. Le professeur de régénération naturelle. Il venait se venger. Les jumeaux venaient de trouver leur moi intérieur grâce à elle, tâche à laquelle il échouait depuis de nombreuses années. Elle venait de le ridiculiser. Il venait prendre sa revanche.

De nouveau, Bintou sentit ses mains être fixées dans son dos. Le temps de préparation fut extrêmement long. Il semblait vouloir s’assurer de la perfection de son œuvre afin qu’elle ne puisse pas s’en défaire.

- C’est bon, annonça-t-il.

- Parfait. Merci, eoshen, répondit le maître de cérémonie. Nous allons pouvoir comm…

Des rires discrets dans l’assemblée le firent stopper. Quelle facilité. L’assemblage ne ressemblait à rien. Quelle différence ! Des trous partout, des nœuds imbriqués, énormes et lâches. Bintou n’avait eu qu’à souffler dessus pour qu’il s’écroule.

Le maître de cérémonie serra les lèvres avant de lancer :

- Épreuve d’esprit.

- Attends… Un instant, s’il te plaît, dit le maître de Bintou.

- Quoi encore ?

Dans la main droite de son maître, Bintou vit apparaître une étincelle qui se mit lentement à grossir. Bintou observa la scène sans rien dire. Supplier ou demander pardon ne servirait à rien. Il frapperait de toute façon. Il allait prouver son autorité, devant tout le monde. Il allait montrer à tous que les compétences magiques de son esclave ne changeaient rien. Il la possédait.

- Tu comptes la dévier, elle aussi ? demanda-t-il et Bintou secoua négativement la tête.

La boule devint laiteuse transparente puis se densifia. Celle de l’eoshen shale l’ayant punie pour l’avoir dénoué sans son consentement ressemblait à une pelote de laine, avec des trous partout, du vide. Celle-là s’apparentait davantage à une boule de neige, bien dense, bien remplie, bien compacte. Elle vola vers elle et Bintou ne bougea pas, se contentant de s’écrouler sous la douleur indescriptible qui envahit chaque parcelle de son corps et de son esprit.

Elle prit conscience du froid du sol contre sa joue et sa main droite, puis de la chaleur envahissant son poignet gauche. Une main la tenait fermement par là. Elle appela son esprit à contacter son moi intérieur, qui se refusa à elle. Elle prit peur. Avait-elle perdu sa capacité à le contacter ?

- Non, c’est juste moi qui t’en empêche, indiqua le propriétaire de la main tenant son poignet.

Son maître ne voulait pas qu’elle se soigne.

- Je veux que tu souffres sinon, à quoi bon ? Ressens bien ta punition, profondément, longtemps.

Bintou sentit des larmes couler sur ses joues.

- Tu aurais mieux fait d’accepter d’être punie par un autre. Il aurait été bien plus clément que moi.

Et perdre l’occasion de passer du temps avec son maître ? Cette souffrance-là valait largement le gain. Elle accepterait la mort elle-même en échange d’un clignement d’œil en sa compagnie. Elle se focalisa sur sa main tenant son poignet, contact oh combien agréable. Dommage de devoir souffrir autant pour gagner cette récompense.

La souffrance s’éloigna doucement. Son corps à haute régénération naturelle se soigna rapidement. Son maître lâcha son poignet lorsque la douleur fut presque imperceptible. Bintou se soigna et d’un geste de la main dont elle regrettait déjà le contact, il lui indiqua de s’asseoir face à lui.

- Je trouve cela insultant.

Bintou lui lança un regard interrogateur et apeuré.

- Que tu puisses, même involontairement, laisser entendre qu’il est plus facile de maîtriser le shen que de compter jusqu’à…

Elle ne comprit pas le dernier mot.

- Tu vois !

Elle grimaça. Elle n’y pouvait rien. Elle avait essayé. Yarhi y avait dépensé inutilement de nombreuses soirées, en vain.

- Je sais, dit-il. Je ne compte pas te punir pour cela. Je t’ai punie parce que tu as compté à voix haute dans une autre langue que l’amhric, nuance.

Bintou hocha la tête.

- Et pas qu’une fois… gronda-t-il.

Bintou acquiesça. Elle ne niait pas la faute.

- Ceci dit, c’est quand même dommage de penser en amhric pour tout, sauf pour compter.

Bintou était d’accord mais que faire ? Compter en mbamzi ou en ruyem ne lui avait jamais posé le moindre problème. En amhric, elle ne comprenait rien et ce n’était pas faute d’avoir essayé.

- Bintou, je vais déposer quelque chose dans ton esprit et tu vas devoir me laisser faire.

La jeune femme frémit. Lui demandait-il son consentement ?

- Je peux me passer de ton accord. Cela sera juste très douloureux pour toi. Tu préfères la manière douce ou forte ?

- Douce, précisa Bintou. Tu peux entrer, bien sûr !

- Il ne suffit pas de le dire. Ton esprit est une forteresse. Y entrer est très difficile. Une grande majorité des eoshen du foyer n’en sont pas capables.

- Seuls les shale le peuvent.

- En quelque sorte, dit-il. C’est un peu plus compliqué que ça, mais disons oui pour simplifier. Tu vas devoir ouvrir une porte. Ferme les yeux et contacte le shen. Concentre-toi sur ton esprit et ressens… ça…

Bintou cria, de surprise, pas de douleur.

- Je viens juste d’indiquer ma présence, indiqua-t-il, pas d’essayer de forcer. Normalement, maintenant, tu vois tes défenses.

Bintou hocha la tête. Un immense mur interminable entourait son esprit.

- Trouve une porte et ouvre-la. Ne t’inquiète pas. Je la trouverai.

Bintou observa le mur et trouva une poignée mais au moment de s’en saisir pour la tourner, son esprit hurla son refus ! Danger ! Danger ! Danger !

- C’est normal que tu aies peur, la rassura son maître. Ton esprit n’a de cesse de recevoir des tentatives d’intrusion. Ils essayent tous de lire tes pensées, de comprendre ce qui se passe dans ta tête.

- Si j’ouvre la porte, ils pourront tous rentrer ? s’étrangla Bintou.

- En théorie, oui, répondit-il, sauf que j’ai monté une barrière autour de toi et crois-moi, ils ne passeront pas la mienne. Je te protège, ne t’inquiète pas.

Bintou observa de l’autre côté du mur pour découvrir le néant.

- Tu ne verras rien. Je suis le meilleur des eoshen.

Bintou sourit au manque total d’humilité de son maître… ou à son immense pragmatisme. Elle soupira et ses épaules s’affaissèrent. Elle choisit de le croire, de lui faire confiance et malgré ses alarmes internes, tourna la poignée.

- Parfait, c’est bon. Tu peux refermer, annonça-t-il.

Elle n’avait rien senti… du tout.

- Qu’est-ce que tu as fait ? demanda-t-elle une fois le mur sans faille.

La porte était fermée, certes, mais Bintou le sentit : il possédait désormais la clé. Il lui suffisait de changer la serrure pour lui interdire l’accès. Elle choisit de ne pas le faire. Elle lui faisait confiance.

- Trois fois rien, répondit-il en se levant. J’ai besoin de me dégourdir un peu. Quitte à être là, autant en profiter pour enseigner.

- Enseigner ? répéta Bintou. Quelle discipline ?

- Suis-moi et tu le sauras, répliqua-t-il en sortant.

Bintou lui emboîta le pas mais elle se figea lorsque son regard se posa sur la porte : salle des moutons. Elle se reprit rapidement et rattrapa son maître.

- Tu as mis la capacité à lire et écrire dans ma tête.

- Entre autres, indiqua-t-il.

- Qu’as-tu mis d’autres ? demanda Bintou avant de se mettre à compter sans difficulté. Maître !

- Quoi ? dit-il en se tournant enfin vers elle.

- Ce cadeau est… inestimable !

Elle n’eut aucun mot suffisant pour exprimer sa gratitude. Jamais elle ne pourrait rembourser un tel don.

- Rassure-toi. Je ne demande rien en échange, indiqua-t-il avant de reprendre son chemin.

Bintou resta figée un instant, emplie d’émotions fortes. Elle avait envie de pleurer, de hurler, de lui sauter dessus, de l’embrasser. Elle dégaina sa dague, prête à faire sortir ses émotions. Une main douce se posa sur son avant-bras.

- Non. S’il te plaît, ne fais pas ça, lança-t-il d’une voix triste. Je… ne peux pas t’ordonner de ne pas le faire. Ça n’aurait pas de sens que je te fasses du mal parce que tu t’en fais. Alors, je te le demande, Bintou, ne fais pas ça.

Le visage de la jeune femme se couvrit de larmes.

- Tu as le droit de ressentir. Ne te l’interdis pas.

Elle leva sa main gauche vers lui.

- Ne franchis pas la ligne, Bintou, jamais. Je ne t’interdis pas de ressentir. Tu ne devras en revanche jamais mettre à exécution tes envies. Donne-toi le droit d’aimer et de haïr, d’être en colère, de rire…

Bintou gronda. Rire ? Ici ?

- Va au village quand tu ne te sens pas bien. Chante et danse avec les habitants. Tu ne t’es pas scarifiée une seule fois de toutes ces lunes en compagnie de Yarhi. Tu sembles bien là-bas. Je te permets d’y aller, tant que tu n’utilises pas le shen là-bas. Je sais… Tu ne l’as fait qu’une seule fois, pour porter son alambic, mais c’est déjà une fois de trop. Ne le refais pas. Tu as compris ?

Bintou hocha la tête, sa tristesse immense l’envahissant pleinement. Il fit mine de reprendre sa route.

- Je suis si laide que ça ?

Il se figea, soupira puis déclara :

- Non. Bien sûr que non.

- Alors quoi ? Les shale n’ont pas le droit d’aimer ?

- Aucune émotion n’est interdite, précisa son maître, à personne.

- Je te répugne, comprit-elle.

- Non, répéta-t-il. Bintou… non…

- Ma nature humaine te…

- Quel rapport ? Tu n’as rien à envier aux femmes elfes noires. La différence est mince.

- C’est juste moi qui suis moche, pleura Bintou.

- Seuls les reproducteurs peuvent…

- Se reproduire, finit Bintou à sa place. Sauf que je ne te parle pas de reproduction ! Je n’espère pas un enfant mais un rapprochement intime. Pourquoi te le refuser ?

- Que feras-tu de cet enfant une fois arrivé ? fit remarquer l’eoshen. Tu l’élèveras ici, au foyer, entre ces murs sombres et sordides, bien plus méprisé que toi ? Nul n’en voudra, n’en doute pas. Ni ici, ni ailleurs. Tu le tueras pour lui éviter cette souffrance ?

- Non ! s’exclama Bintou. Pourquoi cela devrait-il se produire ? Le shen permet sûrement d’empêcher…

- Je n’utiliserai jamais le shen de cette façon, blêmit l’eoshen. Tuer un enfant dans le ventre de sa mère… Quel crime atroce !

- Je prendrai des plantes. Je m’y connais assez, figure-toi, bien assez pour…

- Bintou, non. Tu n’es pas assez méprisée et dénigrée à ton goût ? Tu veux que ça monte encore d’un cran ?

- Laisse-moi venir dehors avec toi ! Je ne m’éloignerai jamais, promit-elle. Je t’aiderai. Je ne serai pas un boulet !

- Bintou, arrête…

- Je t’en supplie…

Il ferma les yeux.

- Je suis désolé, Bintou. Non…

Il la repoussa doucement avant de s’éloigner en marchant rapidement. Bintou tomba à genoux, en larmes. Elle pleura longuement. Une main se posa sur son épaule et des bras l’enlacèrent dans un câlin tendre et rassurant.

- Moi aussi je sais ce que c’est qu’aimer, dit le second ricaneur, et de devoir le cacher.

- Ton frère ? supposa Bintou et il hocha la tête en retour. La liberté de ressentir est-il un mensonge ?

- Non, précisa l’elfe noir. C’est l’acte en lui-même qui est interdit. Comprends-moi bien, je n’aime pas mon frère comme tu aimes ton maître. Je voudrais juste pouvoir… l’enlacer, le prendre dans mes bras, lui tenir la main. Le contact charnel…

Bintou n’avait jamais vu d’elfe noir se toucher, comme si cela risquait de déclencher une tornade incontrôlable.

- Tes massages brisent un énorme tabou.

- Cela existe à L’Jor ! le contra Bintou.

- Certes, mais c’est très rare et avant tout destiné à se remettre d’un effort physique, pas juste pour le plaisir du contact en lui-même.

- Ils sont bien destinés à… voulut se défendre Bintou.

- De notre côté, oui, mais du tien ? la contra-t-il. Ose me dire que nous toucher ne t’apporte aucun plaisir ! Ose me dire que nous te déplaisons !

- Honnêtement, te faire trouver ton moi intérieur n’a pas été spécialement agréable, gronda Bintou.

Le visage du ricaneur s’assombrit.

- Non, non, répéta Bintou. Vous toucher de cette façon est réellement purement professionnel. J’ai le droit de vous trouver beaux tout en gardant des pensées droites. Quand je masse, je suis connectée au shen et je vois un assemblage, un filet de cordes, un montage complexe de tissus, des ancrages, des nœuds à défaire, pas des fesses, des bites et des culs. Si vous pouviez entrer en méditation profonde sans mes massages, cela me faciliterait la vie. Le massage ne sert qu’à vous détendre afin que je puisse travailler tranquillement. Permettez-moi de m’en passer et je saute sur l’occasion.

- Pardon, Bintou. Je ne voulais pas me montrer insultant ou…

- Pourquoi pensez-vous un seul instant que je vous sexualise ?

- Parce qu’il faut bien y mettre une raison, bredouilla l’apprenti eoshen.

- Quoi ?

- Si tu ne le fais pas pour… profiter… d’un moment agréable… Pourquoi le fais-tu ?

Bintou se figea. Elle les haïssait et ils le savaient. Elle se radoucit soudain. Il était logique qu’ils cherchent à comprendre. L’incompréhension les faisait se diriger dans la mauvaise direction.

- Pourquoi as-tu risqué ta vie pour moi ? murmura-t-il.

- Peut-être parce que j’ai un truc qui semble vous échapper et qui s’appelle compassion, dit-elle avant de se lever, passablement énervée.

Elle s’éloigna de quelques pas et il ne l’en empêcha pas. Elle avait besoin de passer ses nerfs sur quelque chose. Elle observa sa dague. S’en servir la titillait sérieusement.

« Salle des guépards. Maintenant » ordonna son maître dans sa tête.

Elle soupira.

- Tu veux bien me guider jusqu’à la salle des guépards ? demanda-t-elle au ricaneur.

Il hocha la tête. Elle le suivit dans de nombreux couloirs jusqu’à se retrouver dans une salle d’entraînement au combat.

- Ah super ! T’as décidé de venir, finalement ? s’exclama le premier ricaneur.

- Non, maugréa-t-il. Je l’accompagne, c’est tout…

- Reste, maintenant que tu es là !

Le second ricaneur soupira en secouant la tête avant de rejoindre son frère. Il n’avait clairement pas envie de participer. En tout, neuf apprentis se trouvaient là, un bâton d’entraînement à la main. Le binôme du premier ricaneur se retrouva seul.

Bintou entendait des pensées venir vers elle, l’envelopper, la traverser, des pensées brutes, non travaillées, jetées. Elle tenta d’y faire abstraction mais cela fut difficile. Visiblement, le propriétaire ne le faisait pas volontairement. L’un des apprentis se répandait, comprit Bintou. Elle comprit alors ce que ressentaient les eoshen lorsqu’elle ne contrôlait pas encore son esprit. Recevoir ainsi les images mentales d’un étranger était déroutant. Elle aurait préféré qu’il se taise.

- On reprend ! ordonna le maître de Bintou aux commandes de la leçon.

- Je n’ai plus de partenaire, maugréa le solitaire.

- Si, le contra le maître de Bintou. Elle !

Bintou leva les yeux et attrapa au vol le bâton qu’il lui envoyait. Elle observa l’objet puis son adversaire.

- Une femme ? répliqua l’apprenti. Je ne vais pas me battre contre une femme.

Bintou ne cesserait d’être étonnée que son sexe les gène davantage que sa nature humaine.

- Pourquoi ? Il y en a des millions comme elle. Elle n’est ni rare ni précieuse, lui indiqua le maître d’armes.

Bintou soupira. L’adolescent se plaça en face d’elle, encore peu certain de ses conclusions.

- On doit faire quoi ? demanda Bintou.

- Frapper l’autre, indiqua l’eoshen.

- Le frapper ? répéta Bintou. N’importe comment ?

Il hocha la tête tout en accompagnant ce geste d’un léger sourire. Bintou transperça son adversaire des yeux. Frapper un eoshen, même apprenti, lui ferait carrément du bien ! Voilà un excellent moyen de lui faire passer ses nerfs.

- On attend le signal ! gronda l’eoshen envers les jumeaux qui avaient fait mine de commencer.

Ils se remirent en position d’attente. Ils ne ricanaient pas ici. Un sifflement retentit. Bintou fit un pas de côté pour éviter l’apprenti qui l’attaquait de face et frappa un coup, un seul, au niveau des côtes. Son adversaire s’écroula. Les autres cessèrent de se battre en entendant le cri. Ils avaient à peine eu le temps de s’effleurer gentiment.

- Aurais-je oublié de préciser qu’elle a appris à se battre depuis l’âge de raison ? Oups… ricana le maître de Bintou.

L’apprenti au sol grimaça. Il se releva péniblement en se tenant la poitrine puis se recula et s’adossa contre un mur, le souffle court. Bintou l’observa. Il ne se remettait pas de cet unique coup. Sa régénération naturelle devait être bien basse et il n’avait probablement pas encore trouvé son moi intérieur.

Le sifflement retentit et les autres apprentis s’attaquèrent bien piteusement. Ils n’étaient pas très doués. Cela ne ressemblait à rien. Bintou constata que son maître les observait. C’était son premier cours. Il jaugeait ses élèves, les classait afin de pouvoir enseigner ensuite.

Un nouveau sifflement mit fin à l’exercice. Les apprentis respiraient calmement malgré la dépense d’énergie. Ils avaient tous trouvé leur moi intérieur, comprit Bintou. L’autre était en retard.

Le maître de Bintou commença à expliquer l’importance du placement du regard, des pieds, des hanches, des épaules, la prise de l’arme, à la fois ferme et souple au niveau du poignet.

- Lève ton bâton, ordonna-t-il à un élève.

Il obéit. L’eoshen frappa un coup sec avec le sien et l’objet se retrouva au sol.

- Esclave, lève ton bâton.

Elle obéit et lorsqu’il frappa, elle amortit aisément le coup. Son arme resta bien ancrée dans sa paume.

- Vous avez vu la différence ?

Ils hochèrent la tête en scrutant la main de Bintou, se demandant ce qu’elle faisait différemment d’eux.

Il continua son discours par le choix du moment, l’écoute de son propre souffle, de celui de l’adversaire, des changements de pied de soutien indiquant une attaque.

- Je vais t’attaquer et tu dois juste parer, dit-il au premier ricaneur. L’attaque viendra sur ton bras gauche. Comment parerais-tu un tel coup ?

Le ricaneur plaça son arme correctement.

- Tu es prêt ? demanda le professeur.

Il hocha la tête. Il para trop tôt une attaque qui ne vint pas et ne para pas celle qui le prit par surprise. Il cria avant de se redresser.

- Bintou, ton tour.

Elle frémit. Elle allait vraiment devoir parer son coup à lui ? Il avait intérêt à être sympa. Il le fut pour le premier coup. L’arrêt fut ponctué de cris surpris des spectateurs qui n’auraient clairement pas cru le coup venir à ce moment-là. Il suffisait pourtant d’observer.

- Le prochain coup arrivera n’importe où, indiqua-t-il, mais je continue de t’indiquer le moment.

Il exagérait volontairement ses mouvements préparatoires. Bintou para aisément les quatre coups.

- Maintenant, observez, dit l’eoshen. Je vais doucement augmenter la difficulté en diminuant mes gestes.

Bintou para aisément. De franchement visibles, les appuis devinrent discrets mais rien qui ne la mette en défaut.

- Et maintenant, je vais la feinter, annonça-t-il.

Bintou se prit le premier coup en pleine mâchoire sous les cris des spectateurs. Bintou se soigna puis se releva, jetant au maître d’armes un regard noir.

- Elle en veut encore, on dirait, non ?

- Je suis d’accord, dit un apprenti que la scène amusait follement et les autres confirmèrent.

Le coup suivant la toucha dans le dos. Elle para le suivant, puis le suivant avant de se faire briser le bras gauche. Cette blessure lui importait peu et la meilleure défense restant l’attaque…

La foule hurla de stupeur tandis que le bâton de Bintou se dirigeait vers l’eoshen, qui l’arrêta de sa main gauche libre. Il souriait. Il lui envoya un clin d’œil avant d’annoncer à voix haute :

- À votre tour.

Les apprentis échangèrent tandis que Bintou soignait son bras cassé. Le maître d’armes lâcha le bâton de Bintou et la jeune femme recula d’un pas, ramenant son arme vers le sol dans une position neutre. Il mit en place la séance d’entraînement. Bintou ne prit même pas la peine de prendre place avec les autres. Elle s’ennuierait bien trop à faire ça.

L’apprenti qu’elle avait frappé lui faisait de la peine. Il respirait toujours difficilement, adossé contre le mur. Elle activa le shen pour constater l’absence de ligne principale chez lui. Cela confirmait qu’il n’avait pas trouvé son moi intérieur. Elle n’avait aucune envie de le lui indiquer maintenant. Cette journée avait déjà été bien assez douloureuse comme ça.

- Bintou ? Tu veux te défouler un peu ?

Le cours était en place. Les apprentis enchaînaient des mouvements, criant de temps en temps, lorsque la position était mauvaise. Bintou comprit que son maître utilisait le shen pour reprendre les erreurs de posture.

- Volontiers, annonça-t-elle en coupant son accès au shen, inutile dans cette situation.

Elle se tourna vers lui, attendant ses instructions.

- Alors attaque moi.

- Non, dit-elle.

- Tu viens de le faire, rappela-t-il.

Sous le coup de rage, elle n’avait pas vraiment réfléchi.

- Et puis, ce n’est pas comme si tu avais la moindre chance de me toucher, précisa-t-il.

Il la mettait au défi, comprit-elle. Et le pire fut que ça marcha. Elle attrapa son bâton et l’échange commença. Il fut très gentil. Elle se prit coups sur coups mais il la laissait récupérer entre deux blessures. Elle n’eut aucune occasion, même de loin, de l’effleurer. Il était excellent !

Le sol couvert de son sang ne la fit pas arrêter. Sa haute régénération naturelle doublée d’un appel facile à son moi intérieur lui permit de tenir le choc.

En plein milieu d’un échange, il lui arrivait de lui donner un conseil. Entre deux reprises, il indiquait son erreur et comment la corriger. Parfois même, il la paralysait du shen en pleine action pour modifier sa position, son placement, ses appuis.

Bintou sentit qu’elle progressait. Cela l’étonna. Au village, elle battait l’instructeur à chaque fois, raison pour laquelle elle avait reçu son titre de protectrice, lui permettant de protéger sa tribu des animaux sauvages ou des brigands, situation l’ayant amenée à traverser le fleuve Ruvuma pour se retrouver sur les terres des elfes noirs.

Le coup suivant la prit par surprise et elle cracha du sang, hoquetant sous les sifflets et regards choqués des apprentis en plein entraînement.

- Savez-vous pourquoi elle vient d’échouer ? demanda-t-il et ils secouèrent tous négativement la tête. Parce qu’elle est incapable de contrôler ses émotions. Cela te portera préjudice, prévint-il. Peut-être pas aujourd’hui, ni même demain. Mais dans dix ans, cent ans… Tu as besoin de te reposer.

Bintou resta au sol, les poumons transpercés par des côtes brisées par le bâton du maître d’armes. La respiration sifflante et l’esprit tourné vers son pays, elle ne parvint pas à contacter son moi intérieur. Sa mère lui manquait tant !

Sa tête lui tourna et elle perdit connaissance. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ses poumons la lançaient toujours. Son maître faisait toujours cours mais les étudiants avaient changé. Ceux-là étaient des eoshen confirmés. Pourtant, ils semblaient encore moins doués que certains apprentis.

Bintou se redressa difficilement pour s’asseoir dos au mur. Elle contacta son moi intérieur qui lui répondit immédiatement. Une fois l’état émotionnel passé, cela fut aisé. Elle resta assise cependant, à observer le cours.

Son maître dispensait des conseils à chacun, proposant des exercices adaptés, personnalisés. Il était ferme, intransigeant, bienveillant, inflexible, calme et pointilleux à la fois. Rien n’échappait à son regard. Il détestait la fainéantise et le médiocrité.

Bintou constata que certains eoshen grinçaient des dents, n’appréciant visiblement pas de se faire rabrouer. L’un d’eux quitta même le cours, les poings serrés. Le maître de Bintou ne changea en rien son attitude. Avec lui, c’était marche ou crève.

Bintou se laissa envahir par ses émotions, l’observant agir avec grâce, buvant son odeur omniprésente, savourant ses mouvements parfaits lors de ses démonstrations, s’enivrant du son de sa voix. Il lui avait dit de ne rien s’interdire alors elle se laissa porter, profitant de ce moment simple et agréable.

Le cours se termina et la salle se vida. Son maître s’accroupit devant Bintou.

- Tu comptes rester là toute la journée ? demanda-t-il avec un sourire amusé.

- Tu as dit que j’avais besoin de me reposer, fit-elle remarquer.

- Bintou, je vais te demander quelque chose… que tu es parfaitement en droit de refuser, d’accord ?

Bintou hocha la tête.

- Je comprendrais même parfaitement que tu refuses.

Bintou acquiesça encore.

- Tu veux bien me faire un massage ? demanda-t-il.

Bintou sentit son ventre se serrer. Elle en oublia de respirer. Elle ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche. Elle rougit intensément à l’idée de le voir nu, de poser ses mains sur lui, de…

- Je n’aurais pas dû demander, gronda-t-il en se relevant.

- Oui, oui, bien sûr, c’est oui, dit-elle rapidement.

Il lui tendit la main afin de l’aider à se relever. Elle fut debout en un claquement de doigts. Ensemble, ils se dirigèrent vers la salle de massage. Bintou ne parvenait pas à contenir ses émotions. Elle marchait sur un nuage de coton.

Une fois seuls dans la pièce, il demanda :

- Tu veux bien me déshabiller ?

Bintou en gémit de plaisir.

- Sans franchir la ligne, précisa-t-il.

Elle hocha la tête. Retirer la ceinture puis la veste. La chemise dévoila un corps parfait. Bintou haletait. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Elle transpirait. Lui souriait. Il semblait s’amuser follement.

Lorsqu’il fut torse nu, elle activa son shen et son visage changea totalement.

- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, inquiet.

Bintou caressa ce qui flottait devant ses yeux, ahurie devant une telle beauté.

- C’est… de la soie, dit-elle. Il n’y a pas… la moindre imperfection, indiqua-t-elle tandis qu’elle scrutait l’assemblage à la recherche d’un nœud qui n’existait pas.

Le sourire de son maître fut mi figue, mi raisin. Il semblait en être heureux et en même temps pas.

- Cet assemblage est parfait. Il ne nécessite pas mon intervention, en conclut-elle, dépitée.

- Ça tombe bien. Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.

- Normalement, les massages ne sont qu’un moyen d’obtenir la méditation profonde nécessaire à un dénouement, indiqua Bintou.

- Normalement ? répéta-t-il. Alors déjà, quoi, je suis banal ?

Bintou voulut répliquer mais il la prit de vitesse.

- Ensuite, normalement ? Tu as fait quoi… quatre massages ? Le premier et le second se sont déroulés normalement, selon ta propre définition du terme. Au troisième tu as failli mourir. Au quatrième, tu serais morte sans moi vu que aucun des deux jumeaux ne sait projeter et qu’aucun eoshen du foyer ne serait venu à ton secours. C’est quoi, la normalité de tes massages au juste ?

Bintou bouda comme une enfant prise en flagrant délit. Elle fit la moue puis soupira avant de reprendre l’effeuillage de son maître. Lorsqu’il fut enfin nu et qu’elle eut volontairement évité de regarder l’objet du désir, elle se retourna pour aller chercher l’huile de massage.

Il venait à peine de s’installer sur le ventre qu’elle revenait.

- Tu n’es pas censée réaliser une huile particulière pour chaque client ? fit remarquer l’eoshen.

- Si, pourquoi ?

- La mienne était prête d’avance, en conclut-il.

- J’ai vécu avec toi longtemps. Je connais ton odeur par cœur.

- Tu t’attendais à ce que je te demande.

- Tu es tellement prévisible, répliqua-t-elle.

Il grogna, son visage barré d’un immense sourire. Bintou partit des mains et elle le vit sombrer de lui-même en méditation. Habituellement, Bintou utilisait les points d’ancrage pour enfoncer ses clients plus profondément. Ici, elle ne les trouva pas. Ils étaient là, juste trop petits pour être perçus, minuscules points de couture dans une soierie merveilleuse.

Elle massa au hasard. Il y aurait forcément un ancrage quelque part, à un moment ou à un autre. La méditation profonde la prit par surprise tant elle vint rapidement. Cela ne faisait aucun doute à ses yeux qu’elle n’y était pour rien. Il était simplement capable de l’atteindre en un temps record.

Elle continua à masser, ses yeux ne voyant même pas le corps sublime à disposition. Ses émotions étaient neutres. Elle se délectait de la soierie environnante, son shen vibrant au rythme de ses mouvements fluides et merveilleux.

Bintou sentait que ses actes faisaient avancer quelque chose, mais quoi et comment ? Elle n’aurait su le dire précisément. Le tissu souple s’élargit doucement. Les fils fins s’écartant, l’ensemble devint de plus en plus transparents.

Soudain, tout l’assemblage s’écroula. Plus de fil, plus d’ancrage, plus de soie. La pièce fut remplie de petits flocons de neige, de petites lucioles virevoltantes, spectacle merveilleux, incroyable, fantastique. Bintou les sentait la traverser, lui apportant calme, sérénité, douceur, chaleur, apaisement.

Bintou massait d’instinct, tout son être captivé par le ballet sous ses yeux. Elle avait l’impression d’être légère, de flotter. L’univers disparut. Seul le bien-être et une totale plénitude subsista.

Bintou, parvenue aux pieds, s’arrêta. Il avait demandé un massage. Il l’avait eu. Elle n’avait aucune idée de comment le faire revenir. Allait-il seulement revenir ? Était-ce possible après ça ?

Bintou vit les lucioles se rapprocher les unes des autres, les flocons de neige s’assembler. Des fils presque transparents se formèrent et le tissage se monta avec une précision remarquable. La soierie reprit forme et l’eoshen ouvrit les yeux, sous le regard émerveillé de Bintou qui n’en revenait pas.

Il se leva pour se rendre dans la salle de bain. Bintou resta dans la salle principale, interdite, choquée. Elle venait de vivre un moment inoubliable. Elle l’entendit entrer dans l’eau et soudain, il lui manqua intensément.

- Tu peux venir, si tu veux, précisa-t-il.

Elle sourit et se plaça debout dans l’encadrement de la porte tandis qu’il se prélassait dans le bain chaud.

- Je suis d’accord avec Yarhi, dit-il.

Bintou lui envoya un regard interrogateur.

- Ils sont stupides de ne pas voir ta valeur.

- Les shale semblent différents, indiqua Bintou. Ils réclament mes produits.

- Ça s’étend doucement, en effet. À chaque utilisation de tes produits, le shale transmet aux autres. Ta notoriété augmente un peu chaque jour. Bientôt, tu vas crouler sous les demandes.

Bintou sourit. Cela ne la dérangeait absolument pas.

- Ça m’occupera, indiqua-t-elle.

De cette manière, elle ne penserait pas à sa tribu.

- Je tiens à te préciser une chose. Je préfère que ça soit clair.

Bintou lui accorda toute son attention.

- Tu es mon esclave, indiqua-t-il en insistant sur le déterminant possessif. C’est à moi que tu as été donnée, pas à eux.

Elle le savait. Son visage indiqua qu’elle ne voyait pas bien l’importance de cette information.

- Je vais devoir t’expliquer pour que tu saisisses pleinement. Le marchand d’esclaves où je t’ai trouvée n’était pas dans ma zone.

- Zone ? répéta Bintou.

- Chaque shale s’occupe d’une région.

- Pourquoi es-tu venu là alors ?

- Parce que le shale en charge refusait de s’occuper de toi. Il disait qu’il avait autre chose à faire que régler le problème d’une esclave parlant le ruyem en public.

Bintou sourit. Il n’y avait que lui pour trouver ça grave.

- Le marchand d’esclaves a vu passer le shale de la zone devant sa boutique et ne rien dire, raconta l’eoshen.

Bintou grimaça, comprenant le problème.

- Si on peut défier cette loi, alors… commença Bintou et il hocha la tête, ravi d’être compris.

C’était la porte ouverte à tout et n’importe quoi.

- Quand je suis arrivé avec mon rappel à la loi, tu imagines bien que le marchand d’esclaves m’a pris de haut.

Bintou fit la moue.

- Comme j’ai insisté, il m’a refilé le problème, en me tutoyant durant tout l’échange.

- Il ne parlait pas à la communauté, mais à toi spécifiquement, comprit Bintou.

- Il a senti notre désaccord et en a profité.

- Malin, dit Bintou.

- De ce fait, tu es à moi, seulement à moi. Donc, continua-t-il sans la laisser intervenir, tu ne leur dois rien. Si la manière de demander te déplaît, tu peux refuser, quoi que ce soit, un massage ou n’importe quoi d’autre. Si tu es fatiguée, si tu n’as pas envie, si sa tête ne te revient pas, s’il te fait du mal, tu as le droit de dire non.

Bintou frémit. Refuser sa demande à un eoshen ?

- Ils n’ont qu’à devenir polis. Ça leur fera du bien, gronda son maître. Quoi qu’il en soit, tu peux dire non. Ils ont pour seule autorisation de tout mettre en œuvre pour t’empêcher de quitter le foyer.

- Je vais au village, rappela Bintou.

- Et je n’apprécie pas, indiqua-t-il.

Bintou blêmit.

- Si ta vie était agréable ici, tu ne ressentirais pas le besoin de t’y rendre. C’est de leur faute si tu en as besoin. Je préfère que tu ailles au village plutôt que tu te fasses du mal, mais je préférerais encore plus que tu sois bien entre ces murs.

Bintou baissa les yeux. Elle comprenait très bien. Elle détourna le regard tandis qu’il sortait du bain, se séchait et se rhabillait. Ils sortirent ensemble de la pièce pour tomber sur l’eoshen sadique.

- Que tes nuits soient sombres, Bintou, lança-t-il en souriant.

- Que tes nuits soient sombres, eoshen, répondit Bintou.

- Ton massage a été extrêmement agréable. Tu veux bien m’en refaire un ?

Bintou frémit. Elle jeta un œil à son maître qui tournait presque le dos aux deux interlocuteurs, observant avec attention le fond de la cour vide, comme si un spectacle merveilleux s’y produisait.

Bintou respira fortement. Son maître lui avait dit qu’elle n’était pas tenue d’accepter, qu’elle avait le choix. Faire du bien à celui l’ayant torturée ? La réponse était claire.

- Non, dit Bintou.

L’eoshen se figea un instant. Il était clair qu’il ne s’attendait pas à cette réponse. Il ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche sans qu’aucun son ne sorte. Il se tourna vers le maître de Bintou qui regardait intensément le ciel, suivant le vol d’un oiseau imaginaire.

- J’enseigne la maîtrise de l’esprit, indiqua l’eoshen. Si tu veux, en échange de tes massages, je t’accepte comme apprentie.

Bintou lui envoya un regard indiquant « même pas en rêve ».

- En mettant en œuvre des méthodes plus classiques, précisa-t-il. Pas de douleur. Promis.

Bintou grimaça. La proposition lui plaisait carrément. Pouvoir suivre un vrai cours relevait du rêve.

- D’accord, dit-elle.

- Je vous laisse, dit le maître de Bintou. Rejoins-moi quand tu auras besoin de te défouler un peu.

Bintou hocha la tête avant de précéder l’eoshen dans la salle de massage. Elle dénoua une dizaine de nœuds, bien faible intervention dans un assemblage de maigre qualité. Il la remercia, se montrant extrêmement aimable et poli.

- Viens me voir quand tu veux pour ta leçon, indiqua-t-il.

- D’accord, répondit Bintou.

Il sortit de la pièce. Bintou allait enfin pouvoir préparer quelques produits.

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Calhambra
Posté le 07/09/2023
Bintou ma préférée c'est sûr !
J'ai hâte de voir si elle sera intégrée dans leur classement après ces épreuves.

En tout cas elle aura sûrement maintenant les 2 jumeaux qui la considérerons. Cela lui rendra sûrement la vie plus agréable.

Super le passage sur "autoriser les sentiments pour arrêter de se sacrifier" c'est un très beau messages que beaucoup d'esprits en peine devraient recevoir.
(Cela m'amène à me demander si l'on peut avoir ce genre d'idée de conseil sans s'être soi-même scarifier mais laissons la vie personnelle de notre chère auteure en dehors ;))
Nathalie
Posté le 07/09/2023
Accepter ses émotions, ne pas les rejeter, les vivre puis les laisser partir, je crois que tout le monde a besoin de s'en rappeler, non ? De fait, je ne me suis jamais scarifiée mais je suis prof et j'en ai croisé qui le faisaient et je peux avoir une attitude non sécurisée juste pour contrebalancer une émotion non acceptée ou non comprise.

Bref, oui, j'utilise mes textes pour faire passer des petits messages. Ravie si certains sont reçus !

Bonne lecture !
blairelle
Posté le 01/09/2023
On n'apprend pas grand-chose dans ce chapitre, mais c'est une pause qui fait du bien.
(Bon donc j'avais faux, il la punit pour avoir compté et pas pour être sortie. C'est quoi ce genre de punitions, elle compte dans sa tête mais à un moment elle ose dire les chiffres à voix haute et hop on va te torturer pour ça... Je ne sais pas si c'est juste pour interdire aux humains de parler une langue que les elfes ne comprennent pas, ou s'il y a vraiment un truc d'important avec les langues, en tout cas si c'est la deuxième option je n'ai pas encore d'hypothèse.)
Juste une typo : « Le soierie reprit forme » => la soierie
Nathalie
Posté le 01/09/2023
On apprend plein de trucs mais tu ne t'en rends juste pas compte. Ça prendra de l'impression quand.... On reviendra dessus 😉

Merci pour le partage d'hypothèses et la coquille.

Bonne lecture !
Vous lisez