Chapitre 18 : Trahisons

Il fallut plusieurs longs jours d'angoisse à Ethel avant de parvenir à revoir son frère. Elle avait cherché par tous les moyens à s'enfuir de la pièce luxueuse dans laquelle elle avait été calfeutrée, mais Feniel, cette fois, n'avait rien laissé au hasard. Il lui semblait presque que tous ces conduits, tuyaux abandonnés ou autres trappes avaient été disposés dans la Fairy Factory dans le seul but de voir comment les fées allaient les exploiter, à la manière d'un rat déposé dans un parcours de laboratoire…

Ce fut lui qui revint. La porte s'ouvrit un jour sur sa silhouette un peu ronde, et malheureusement pour lui, ce jour là, Ethel était plus que prête à l'accueillir. Suivant l'exemple précieux de Sacha, elle avait conclu de sa situation qu'un morceau de métal pointu ou tranchant pourrait toujours l'aider d'une façon ou d'une autre. Elle avait donc passé plusieurs jours à décortiquer le fil de fer de l'abat jour vieillot qui jouxtait le lit pour en faire une sorte de lance de fortune. À l'instant où son frère referma la porte derrière lui avec toutes les précautions du monde, elle s'était déjà postée au dessus de lui de sorte qu'il ne la voie pas tout de suite. Elle fondit sur lui avec toute la rapidité dont elle était capable, s'agrippa sauvagement à ses cheveux, et lui flanqua sa lance à quelques millimètres des yeux.

"Bouge une oreille, et tu perds la vue", l'informa-t-elle froidement histoire d'éviter tout mouvement regrettable. Elle bluffait, bien entendu, mais il n'avait aucun moyen de le savoir, et le résultat ne se fit pas attendre.

"Attends, attends ! Regarde, voilà, j'enlève mon masque. Tu ne me reconnais pas ? C'est moi." En voyant qu'elle ne faisait pas mine de s'apaiser, il crut bon de mobiliser un dernier petit filet de voix. "Ton frère…"

"Oh, bien sûr que je t'ai reconnu, Yan. Et je n'ai même pas eu besoin que tu enlèves ton masque pour ça, tu sais", lui répondit Ethel d'un ton doucereux. "Par contre, tu vois, je ne vois pas bien en quoi ça devrait te dispenser de m'expliquer ce que tu fous dans ce repaire de pourritures !"

Elle avait haussé le ton sur la fin de sa phrase et son frère se tassa un peu sur place. Depuis quand était-il devenu une telle chiffe molle, au juste ? Il dégageait une telle impression de confiance en lui, à l'époque où il avait quitté le domicile parental. Il avait dû se passer un bon paquet de choses dans sa vie depuis.

Le visage de Yan s'était aussi assombri à la mention de sa collusion avec la Fairy Factory. Il s'assit sur le lit, visiblement abattu. Il devait en avoir gros sur la patate, parce qu'à la grande surprise de Ethel, il lui raconta de but en blanc tout ce qu'il lui était arrivé depuis son départ de la maison. Ethel finit par avoir le bras qui fatiguait, alors elle se posa sur la couette et se contenta de l'écouter, attentive.

Lorsque Yan s'absentait de plus en plus régulièrement de la maison, c'était globalement exactement pour les mêmes raisons que Ethel lorsqu'elle était parti s'installer au coeur du quartier rouge de Lyon-Milan. L'envie de sortir d'une voie toute tracée. Mais alors qu'Ethel recherchait la connaissance du dessin à travers le tatouage, Yan était arrivé sans but précis. Le problème, c'est que quand on arrivait sans but précis dans ce coin là, on avait tôt fait de vous en trouver un… Il était donc rapidement arrivé entre les pattes des dealers locaux, qui lui avaient fait miroiter une vie remplie d'adrénaline et de portefeuilles bien remplis. A les entendre, il devait devenir le roi de ce quartier…

Ça n'était pourtant pas trop son truc, ces histoires de gangs, d'illégalité… Mais voilà, il s'était laissé entraîner dans le mouvement de perspectives brillantes. C'était à peu près à ce moment là qu'il s'était engueulé avec les parents et qu'il avait arrêté de revenir à la maison. La maison… Ethel s'en souvenait vaguement, mais elle lui paraissait si loin, avec ses histoires ordinaires de loyers à payer et d'usine de cartonnage… Elle n'y avait presque pas repensé, depuis que tout ça avait commencé. C'était comme une petite tranche d'elle-même enfermée dans un bocal et rangée dans une étagère de sa cave mentale. Pas le genre de truc qu'on a envie d'aller observer tous les quatre matins. Qu'auraient pensé leurs parents en les voyant assis là, tous les deux ? Sans doute rien, conclut-elle amèrement, puisqu'ils ne les auraient pas reconnus.

La suite de l'histoire était tristement banale. Pour faire simple, Yan s'était rapidement aperçu que, loin des mirages qu'on lui avait servis, il se retrouvait à faire le guet pendant que se déroulaient les réunions d'importance des petits chefs de la mafia locale, ou qu'il devait faire des livraisons sans rien en savoir. On lui faisait prendre tous les risques possibles et imaginables, et il n'en retirait rien, si ce n'était quelques billets qui lui permettaient de se payer une chambre miteuse. Seulement, voilà. On lui avait bien fait comprendre qu'une fois qu'on avait mis les pieds dans la famille, on n'en ressortait pas si facilement. Ou plutôt, pas tout court, en fait.

Il avait craqué le jour où on l'avait emmené dans une maison close et poussé dans une chambre sans rien lui dire de ce qui l'attendait. "On manque de personnel, aujourd'hui", avait ricané l'un de ses superviseurs avant de le laisser seul. Pas exactement seul, en fait. Une femme d'âge mur, aux boucles blondes et aux ongles manucurés l'attendait, étendue, voluptueusement sur un immense lit aux draps de satin qui projetait au plafond des hologrammes plus que suggestifs. Son sang n'avait fait qu'un tour. Il n'était pas question qu'il tombe aussi bas. Il était sorti furieux et avait débarqué en plein milieu d'une réunion, pâle comme un linge, en bredouillant qu'il ne ferait pas ce qu'on attendait de lui, pas cette fois. Il avait jeté un œil sur l'invité spécial de cette réunion et l'avait aussitôt reconnu.

Feniel Fanry. Le très médiatisé Feniel Fanry. Comment était-ce possible ? Peut-être était-ce seulement un admirateur qui avait voulu se faire le même visage que lui ? Mais c'était étrange, il y avait des régulations sur le sujet… Le regard ennuyé qu'il avait essuyé ne lui avait laissé aucun doute. On ne le laisserait pas ressortir d'ici entier. Ce jour-là, c'était Feniel lui-même qui l'avait sorti de cette mauvaise passe. Il lui avait proposé de venir avec lui à la Fairy, et de l'y servir en tant qu'"assistant personnel". Les options qui impliquaient sa survie immédiate n'étaient pas exactement foisonnantes. Sur le moment, il n'avait pas bien compris pourquoi il lui offrait cette opportunité, mais il s'était empressé d'accepter. Il n'avait saisi que peu à peu ce que sa nouvelle position impliquait.

"Officiellement, je travaille au service pub… Officieusement, je fais le lien avec les trafiquants d'humains du quartier pour fournir la Fairy en chair fraîche", résuma Yan prosaïquement.

"Je ne compte plus combien de fois j'ai pensé à me tirer une balle pour ça, tu n'imagines même pas… Mais je me dégonfle à chaque fois en me disant qu'il trouverait un autre moyen d'obtenir ce qu'il veut." Il secoua la tête, visiblement plongé dans ses souvenirs.

"Quand je t'ai vue débarquer ici, dans la rafle de la semaine, j'ai su que j'avais touché le fond. Je ne pouvais pas te sauver complètement, mais je me suis débrouillé pour lui proposer ta candidature pour le "rôle" d'espionne. Je savais que ça supposait moins de modifications que la moyenne, et qu'il te laisserait la majeure partie de ta mémoire… J'ai failli me trahir quand il m'a demandé pourquoi je voulais t'appeler Ethel. Mais heureusement, ça lui plaisait d'un point de vue historique, va savoir pourquoi…"

Visiblement, il en avait pas mal bavé, devait concéder Ethel. D'un autre côté, elle avait l'impression qu'il n'avait pas fait grand chose pour tenter de s'en sortir, et ça l'agaçait au plus haut point. Son estomac était en ébullition. Elle ne savait plus si elle devait être contente d'enfin retrouver son frère longtemps disparu, le mépriser pour s'être laissé berner si facilement, ou le haïr pour l'avoir amenée à jouer un rôle qui avait mené à la mort de Clo. Elle serra les dents. Là, tout de suite, elle avait très envie de laisser la dernière option l'emporter et de le rouer de coup. Il aurait été si facile de laisser reposer sur lui tout le poids de sa culpabilité…

Malheureusement, elle était tout aussi coupable que lui, si ce n'était plus. Elle aurait pu et elle aurait dû parler des étranges informations qui lui vrillaient la tête sans qu'elle comprenne leur provenance. Mélusine aurait certainement compris aussitôt que quelque chose n'allait pas. Elles l'auraient certainement exclue de la communauté, mais au moins Clo serait toujours en vie à l'heure qu'il est…

Enfin, de toute façon, il était bien trop tard pour réparer ça, et le seul mouvement valable qu'elle pouvait faire pour sauver les fesses des autres passait par son frère. Son unique porte de sortie reposait sur un hasard de la reproduction et de la génétique. Ça, et quelques liens affectifs distendus depuis longtemps, se dit-elle prosaïquement. Ça n'allait pas être de la tarte. Elle souffla un grand coup pour s'éclaircir les idées.

"De toute évidence, tu as sacrément merdé, et moi aussi, quoi… Ça ne te dirait pas qu'on fasse quelque chose pour remettre un peu d'ordre dans notre foutoir ?", lança Ethel en le fixant droit dans les yeux de ses rétines d'un bleu surnaturel. Yan tenta d'éviter son regard en détournant les siens.

"Écoute… T'as entendu ce que je viens de te raconter, on est d'accord ? Donc tu as dû comprendre que je suis pieds et poings liés, ici… Feniel a littéralement signé un contrat sur mon âme à la mafia locale. C'est même pour ça qu'il me fait autant confiance. Il sait très bien que si la moindre chose va de travers avec moi, il n'a qu'à me livrer aux chiens pour qu'ils me dévorent dans la seconde."

Ethel fut traversée d'une décharge de colère devant tant de lâcheté. Et ses camarades, qu'ils avaient livrées sur un plateau d'argent à ce psychopathe, elles comptaient pour du beurre à ses yeux ?

"Écoute voir, je ne sais pas ce que ce maniaque t'a injecté pour te rendre aussi mollasson, mais il va falloir penser à te réveiller avant que tout ne s'effondre autour de toi. Mes amies se sont fait chopper, et je n'imagine même pas ce qu'il est en train de leur faire à l'heure qu'il est. Moi, j'ai aucune intention de les laisser se faire torturer pendant le restant de leurs jours juste pour sauver nos petits culs. Alors tu choisis. Ou tu décides de ne pas m'aider : tu perds ta seule alliée dans la place, et tu termines ta vie en tant que paillasson personnel d'un grand malade. Ou on fait péter cette usine ensemble, et ça sera tellement gros qu'on dégotera bien un moyen de négocier ta liberté au passage."

Bon, elle n'avait pas la moindre idée de comment faire pour réaliser la dernière partie de son affirmation, mais elle n'était certainement pas fausse, et son frère avait de toute évidence besoin d'être rassuré. Cela ne suffit pas. Yan se leva brusquement du lit comme si elle l'avait piqué avec un morceau de métal en fusion, ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, puis, en désespoir de cause, s'enfuit littéralement en claquant la porte derrière lui. Et merde, pensa Ethel laconiquement.

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