Rena et Nevra avaient validé leur période d'essai avec succès, puis ils avaient progressivement monté les échelons. L’année suivante, ils avaient obtenu le grade de caporal ainsi que le droit de se procurer un familier s'il n'en possédait pas déjà un.
Les familiers étaient des créatures magiques créées par le Grand Cristal. À une époque, il était de coutume de présenter un familier à chaque nouveau-né, offrant ainsi à l'enfant un compagnon de jeu qui grandirait avec lui et le protégerait.
Ces derniers temps, cette tradition était tombée en désuétude, certains faeries ne se procurant un familier qu'à l'âge adulte, tandis que les familles les plus conservatrices continuaient à offrir un familier au neuvième anniversaire de leur enfant, qu'on estimait être « l'âge de raison », mais aussi le premier anniversaire qu'on fêtait dans la vie d'un faery.
Nevra se souvenait vaguement des familiers de ses parents, il les avait trouvés fascinants, faisant souvent des caprices pour en avoir un lui aussi. Quand ils étaient morts, leurs familiers avaient péri avec eux. Orphelin à l'âge de quatre ans, Nevra n'avait jamais reçu le compagnon tant convoité, et Lundiva avait renoncé à cette idée, jugeant l'entretien d'une jeune créature inexpérimentée trop onéreux.
Le vampire s'était alors mis à envier les enfants qui arrivaient à l'orphelinat avec leurs propres familiers, sa marraine ne pouvant pas décemment leur demander de les abandonner.
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La Couveuse d'Eel se trouvait à quelques pâtés de maisons du QG, au bord de la falaise, derrière le quartier des Sargousets. C'était un grand bâtiment ovoïde, recouvert d'ardoises aux diverses nuances grises, taillées en forme d'écailles qui accrochaient la lumière, et brillant d'un sublime éclat irisé qui donnait l'impression que la façade ondulait.
Les deux amis pénétrèrent dans le hall d'entrée, puis présentèrent leur lettre de recommandation au comptoir. Ils furent ensuite introduits dans une vaste salle circulaire au mur d'un blanc si pur qu'il en était éblouissant. Des étagères, s'élevant à une hauteur si vertigineuse qu'on ne pouvait en distinguer la cime, étaient disposées en cercles concentriques. Elles s’articulaient autour d'un centre où trônait une sorte de gros œuf blanc, posé sur un coussin de velours bleu roi. Les étagères contenaient des centaines de milliers d'œufs reposant sur des petits socles rembourrés avec un coussin de velours aux couleurs variées, ordonnés en rangées serrées.
Le responsable leur souhaita la bienvenue. C'était un petit homme aux cheveux argentés et à la longue barbe blanche, taillée en pointe, affublé d'une large robe de mage bleu nuit constellée d'étoiles dorées, et d'un chapeau pointu à l'ancienne mode.
Le vampire et la yôkai savaient qu'ils étaient là pour qu'on leur attribue un familier, mais c'était tout. Heureusement – ou malheureusement – pour eux, le mage, qui s'appelait Melaine, entreprit de leur donner un cours complet sur les familiers et leur création.
La Couveuse était reliée directement au Grand Cristal via les flux magiques qui parcouraient la croûte terrestre. Plusieurs fois par jour, des œufs étaient créés dans la Pondeuse. Ils étaient semblables à des pierres, leur coquille parfaitement lisse, dure et froide comme le marbre. Les œufs contenant les familiers étaient classés par race grâce aux motifs de leur coquille et par rareté en fonction de leur taux d'apparition. Par exemple, environ cinquante œufs de Sabali étaient créés par jour pour seulement vingt-cinq œufs de Plumobec, douze œufs de Chestok et six œufs de Panalulu.
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Personne ne savait exactement quelles étaient les règles qui régissaient la création de familiers. Ce qui était certain, c'était qu'ils ne pouvaient pas se reproduire dans la nature comme d'autres créatures plus primitives. On avait d'abord pensé qu'à chaque naissance sur Eldarya, un familier destiné au nouveau-né était créé. Or, il s'était avéré qu'un faery pouvait posséder plusieurs familiers simultanément ou séparément à divers stades de sa vie.
Il était cependant clair que le destin des familiers et celui des faeries étaient intimement liés, d'autant plus que c'était le familier qui choisissait son maître, et jamais l'inverse. Un œuf ne pouvait éclore que pour celui à qui il était destiné par la volonté de l'Oracle. C'était à cela que servait l'Œuf Vierge au centre de la pièce.
Melaine invita Rena à essayer la première, tandis que Nevra observait attentivement le processus. Le mage demanda à la jeune fille de poser sa main sur l'œuf et de fermer les yeux. Pendant une minute ou deux, il ne se passa rien. Nevra pouvait voir que son amie commençait à s'impatienter, il demanda alors à leur guide s'il était sûr que son truc marchait, à quoi le mage répondit qu'il fallait laisser le temps à ce genre de choses. Le choix n'était pas toujours évident à formuler, surtout lorsqu'il s'agissait de son premier familier, et si les rejets existaient, ces occurrences étaient extrêmement rares et n'arrivaient que dans le cas d'une instabilité psychique chez le faery.
Rena semblait équilibrée et en harmonie avec sa nature profonde, il n'y avait donc aucune raison que le rituel échoue. Le vampire était un peu rassuré par l'explication érudite du vieux barbu, même s'il commençait également à s'impatienter, non plus parce qu'il s'inquiétait pour son amie, mais parce qu'il avait hâte de voir quel familier le destin lui réservait. Après une attente qui ne fut finalement pas si longue que cela, quelque chose d'extraordinaire se produisit. L'œuf, parfaitement blanc et lisse, commença à se teinter d'une vive couleur orange à sa base, se dégradant en beige puis en gris vers le sommet, le tout couronné de trois rayures marron horizontales qui l'entourèrent complètement.
— Hm... un Seryphon, acquiesça le mage. Intéressant !
Il tendit le bras, puis d'un geste souple du poignet, il lança un enchantement silencieux. Quelques instants plus tard, un sifflement fit vibrer l'air et une pierre ovoïde apparut au détour d'une étagère, fondant sur eux à la vitesse d'un bolide. L'œuf ralentit sa course lorsqu'elle arriva à la hauteur du mage, puis s'immobilisa complètement, lévitant paresseusement dans les airs. C'était une copie parfaite de celui qui se trouvait sur le socle blanc. Le mage se saisit de l'œuf, brisant ainsi l'enchantement de lévitation, puis le tendit à Rena avec un sourire. Elle le remercia chaleureusement, serrant son futur compagnon contre elle avec une expression si candide et innocente que Nevra ne put s'empêcher d'esquisser, lui aussi, un sourire attendri.
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C'était à son tour de se soumettre au rituel de sélection. Il appréhendait un peu ce moment. Il posa sa main sur l'Œuf central qui était redevenu parfaitement blanc. Il ferma les yeux, ne ressentant rien de particulier au début, puis bientôt, un picotement lui parcourut le bout des doigts. Il sentit alors quelque chose s'immiscer en lui, comme si un esprit étranger cherchait à sonder son âme. C'était une sensation de violation intime des plus désagréables. Lorsqu'il rouvrit les yeux, l'œuf s'était coloré de gris parsemé d'éclats blanc et orné de ce qui ressemblait à une pousse verte.
— Minaloo, songea une nouvelle fois le mage. C'est décidément une journée pleine de surprises !
— Est-ce vraiment si surprenant que ça ? interrogea Nevra.
— Disons que ce n'est pas courant pour de jeunes sous-officiers encore dans l’âge de la Tendresse de se retrouver avec des familiers d'une telle qualité. En plus de la personnalité, le choix dépend aussi de critères comme la maturité intellectuelle, la maîtrise magique, la force physique, ainsi que tout un tas de compétences qui caractérisent le sujet. Le niveau des familiers s'accorde généralement avec celui du gardien. Cela signifie simplement que vous avez énormément de potentiel et que vous serez amenés à accomplir de grandes choses aux côtés de vos compagnons, expliqua le barbu avec un sourire bienveillant.
Melaine lança un nouvel enchantement et l'œuf de Nevra déboula comme son prédécesseur. Il le remit au vampire, puis claqua des doigts, un employé apparaissant aussitôt à ses côtés. Le mage lui demanda de prendre les deux œufs et de les déposer dans l'Incubateur. Les deux jeunes gardiens donnèrent leur œuf un peu à contrecœur. Melaine invita les deux amis à revenir le lendemain, en fin de journée.
À l'heure convenue, Rena se retrouva face à son Seryphon qu'elle avait nommé Mika. Nevra, quant à lui, eut plus de mal à se décider sur un nom. Tandis qu'il grattait le jeune minaloo derrière les oreilles, il songeait aux points communs entre lui et le canidé. La loyauté et l'obéissance d'un chien envers ses proches, alliées à la férocité et la puissance d'un loup capable d'arracher d'un coup de dents la gorge de ses ennemis, c'était ainsi que le vampire interprétait le sens de ce familier reflétant sa propre intériorité. Il avait choisi de s’inspirer de la langue originelle du peuple des yôkais dont faisaient partie Rena et Maître Sakumo. Ainsi, il avait nommé son tout premier familier Kiba.
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Les mois s'enchaînaient, et chaque jour se ressemblait, sans jamais être tout à fait le même. Le talent des deux amis et la particularité de leur style de combat s'étaient vite remarqués lors des entraînements. Rurik les avait pris sous son aile pour superviser personnellement leur entraînement. C'était un épéiste de renom, sans doute le meilleur de toute la Garde D'Eel, digne d'affronter le plus talentueux des Obsidiens, et le fait qu'il ait décidé d'inculquer son art à deux jeunes gardiens n'avait pas manqué de faire jaser au sein de la garde de l'Ombre.
Ce favoritisme avait attisé la jalousie de nombreux autres membres, autant parmi les nouvelles recrues que parmi les gardiens plus aguerris. Le vampire et la yôkai étaient le sujet de brimades et de railleries incessantes, leurs supérieurs hiérarchiques prenant un malin plaisir à doubler leurs corvées et à les traiter comme des larbins. Nevra s’en plaignait sans cesse et les maudissait dès qu’il en avait l’occasion. Rena était plus stoïque et prenait son mal en patience.
Après six mois à enchaîner diverses missions plus ou moins édifiantes, ils purent profiter de quelques jours de congé qu'ils passèrent en compagnie de Maître Sakumo. Nevra avait envoyé un message à Scorpio pour qu'il passe leur rendre visite, mais son aîné avait ignoré son message et ne s'était pas montré. Le vampire ne le voyait qu'en de rares occasions, une fois tous les deux ou trois mois. Il ne manquait jamais de lui lancer une invitation lorsqu'il avait du temps à tuer, mais ses lettres restaient souvent sans réponse.
Scorpio ne se donnait même pas la peine de lui répondre par écrit. Il avait souvent été tenté de lui envoyer un message en feignant une urgence, mais il savait qu'il en prendrait pour son grade s'il lançait de faux appels au secours et qu'il risquait de le regretter amèrement. Il prenait donc son mal en patience, et se contentait du peu de temps que son mentor et rival voulait bien lui consacrer.
Le dojo de Maître Sakumo était tristement vide depuis qu'il n'avait plus ses élèves pour égayer ses journées. Ils étaient donc toujours très heureux de recevoir ses deux plus fidèles disciples, comme il les appelait. Ils parlaient de leur vie à la garde, de leurs missions, des hauts et des bas. C'était un des rares moments où ils se confiaient sur leurs doutes et leurs difficultés, car le tanuki avait toujours les bons mots pour les conseiller et les encourager à poursuivre leurs efforts.
Sakumo leur avait fait remarquer qu'ils avaient bien changé au cours de ces deux dernières années. Ils avaient encore des traits relativement juvéniles, mais ils avaient gagné en maturité, aussi bien physiquement que moralement.
— Vous m'avez parlé de vos missions, mais qu'en est-il de vos relations avec vos collègues ? Vous vous êtes fait des amis ?
— Pas vraiment, répondit Nevra. On s'entend bien avec certains collègues, un peu moins avec d'autres. On sort boire un coup de temps en temps, mais c'est tout.
— Je vois. C'est un bon début. Et côté cœur, il n'y a pas une fille ou un garçon qui vous a tapé dans l'œil ? Vous avez l'âge de vous intéresser à ce genre de choses, et ce genre de choses m'intéressent aussi.
— Je n'ai pas vraiment le temps pour ça, répondit le vampire en esquissant une moue gênée.
— Moi non plus, dit Rena. Ça ne m'intéresse pas vraiment.
— C'est dommage. Très dommage. J'espère que vous trouverez chaussure à votre pied. On va plus loin avec deux chaussures qu'avec une seule.
— On est déjà deux, répliqua le vampire. On ira tout aussi loin.
— Certes, mais ce n'est pas pareil.
— Je ne vois pas en quoi c'est différent, insista le jeune vampire opiniâtre.
Il avait bien eu quelques propositions, mais jusqu’à maintenant, il avait rejeté toutes les tentatives de séduction dont il avait fait l’objet. Une part de lui avait redoutait la trahison et craignait d’être à nouveau blessé s’il ouvrait son cœur à l’amour. D’autre part, il était encore trop attaché à Rena pour donner une chance à une nouvelle relation, même superficielle. Pourtant, son maître avait raison. Le vampire supportait mal la solitude, il appréciait qu’on lui donne de l’attention, et il ne pouvait pas nier que certaines – et même certains – de ses collègues lui faisaient de l’effet.
En côtoyant des dizaines de gardiens et gardiennes au quotidien, ce n’était pas les occasions de fleureter qui manquaient. Les missions rapprochaient, les soirées arrosées à la taverne aussi, et Nevra appréciait aussi bien la compagnie féminine que masculine, mais il n’avait encore jamais osé franchir le pas et il se contentait de ce jeu de séduction innocent, de cette proximité ambiguë qui atténuait sa solitude. Dans un habile travestissement de sa personnalité, entre discrétion et ostentation, humilité et vantardise, bienséance et impudence, Nevra était tel un acteur sous les feux de la rampe. Il avait besoin d’être vu et entendu, d’être au centre de l’attention et des conversations, de se donner l’illusion de l’importance, et d’être entouré d’une foule en effervescence, pour oublier que dans le fond, il était seul.
Une partie de lui était encore loyale envers ses sentiments pour Rena auxquels il n’avait pas tout à fait renoncé. Entamer une nouvelle relation, de quelque nature qu’elle soit, c’était prendre le risque fermer la porte à cet amour, de creuser un peu plus la distance, et d’accepter qu’il ne soit qu’une chimère, un rêve, à jamais irréalisé et irréalisable.