Chapitre 17 : La famille Junon.
Lieu inconnu. Date inconnue.
Thibault ouvrit un œil hagard. Il inspira et eut la sensation qu’on lui avait plongé la tête dans un liquide particulièrement nauséabond, tant l’air était épais et puant. S’efforçant de ne pas céder à la panique, il respira profondément à travers la manche de sa chemise. On lui avait retiré son masque. Lentement, il se redressa en position assise. Son corps était bizarrement endolori, tout particulièrement son poignet gauche.
Il se trouvait dans une pièce sombre. Seul un menu faisceau de lumière lui parvenait, semblant provenir d’une porte un peu plus loin. Il porta machinalement la main à son cou, où le collier n’était plus. On ne lui en avait pas remis. Que s’était-il passé alors ? Des hommes encagoulés l’avaient balancé sans sommation dans leur fourgon et puis… Lison ! Il avait vu Lison ! C’était elle, n’est-ce pas ? Elle lui ressemblait. Sa voix était plus grave qu’à l’époque, et ses cheveux plus courts, mais on aurait dit Lison. Puis il avait perdu connaissance et s’était réveillé ici. Il essaya de se lever, pour se diriger vers la porte au fond de la sombre pièce, mais un cliquetis métallique attira son attention. Il baissa les yeux, mais ne parvint pas à discerner ce qui avait fait le bruit. Il se baissa alors pour en trouver l’origine, et ses doigts entrèrent en contact avec une surface froide, lisse, et qui formait un arrondi encerclant langoureusement sa cheville.
Son cœur fit un bond. Il était enchaîné. S’efforçant une nouvelle fois de rester calme, il enlaça sa cheville de ses mains, par-dessus la boucle de métal, et découvrit une chaîne qu’il suivit jusqu’au mur dans lequel elle s’encastrait profondément… On l’avait attaché au mur. Il était prisonnier. C’était de plus en plus dur de résister à la peur viscérale qui s’insinuait en lui. Il tira d’un coup sec sur la chaîne, mais elle ne céda pas. Elle vibra à peine. Pourtant, il n’était pas dépourvu de muscles à présent. Il recommença, sans plus de succès. Sa respiration s’accéléra et bientôt, il se mit à tousser.
Calmement. Inspirer doucement. Expirer lentement. Gabi. Penser à Gabriel. Il s’assit face au mur, ramena ses genoux contre son torse, et les enserra de ses bras. Qu’est-ce qu’il était soulagé d’avoir demandé à Gabriel de rester au Sommet. Il aurait haï qu’il soit là lui aussi.
Le temps passa. Thibault restait devant son mur, dans la pièce obscure. L’avait-on attaché là pour le laisser y mourir ? Ça n’avait pas de sens. Sinon celui de le laisser à une mort particulièrement cruelle. Ils auraient aussi bien pu le tuer pendant qu’il était inconscient. Plus les secondes défilaient, plus Thibault songeait que la femme qu’il avait vue ne pouvait pas être Lison. Il avait dû le rêver, parce qu’il espérait la revoir. Parfois l’esprit laissait imaginer des choses, quand on était vraiment désespéré, et il ne trouvait pas d’autre mot pour se qualifier à cet instant. Qu’est-ce qu’il lui avait pris… Pourquoi n’avait-il pas demandé à Solène de faire venir sa famille au Sommet ? Pourquoi avait-il tenu à descendre lui-même au Sixième ? Où se trouvait-il, d’ailleurs, à présent ?
Il sentit une colère sourde monter en lui. Une vraie rage. À deux mains, il se saisit à nouveau de la chaîne, et tira dessus de toutes ses forces. Encore. Et encore. Le bruit du métal fouettant la pierre était assourdissant. Il allait vite s’épuiser à la tâche, d’autant qu’il ne parvenait pas à respirer correctement, mais c’était toujours mieux que de mourir de faim ou de soif. Le vacarme, qui plus est, lui procurait un étrange plaisir. C’était le son qui prouvait qu’il était encore en vie.
Les paumes douloureuses, il finit par laisser échapper la chaîne en poussant un cri rageur, et se laissa une nouvelle fois tomber face au mur, le front contre la pierre froide de sa sombre cellule. Sa respiration était saccadée. Il se laissa basculer en arrière, les bras en croix. Il n’entendait plus que son propre bruit, sa tentative affligeante pour réoxygéner son cerveau.
« Juste un peu de lumière serait la bienvenue… », songea-t-il. « Je détesterais mourir dans le noir comme ça. »
Et comme une réponse à cette prière silencieuse, un instant plus tard, un son lui parvint de l’extérieur. Le faisceau de lumière sous la porte s’agita, contrarié par ce qu’il devinait être une silhouette passant derrière, et dans un grincement terrible, la porte s’ouvrit. La lumière s’alluma, et Thibault cligna des yeux. L’ampoule était juste au-dessus de sa tête et l’avait à moitié aveuglé.
Il se releva, découvrant pour la première fois la pièce où il était enfermé. Pour tout mobilier, un lit, un lavabo, et des toilettes à demi-cachées par une paroi. Les murs, le sol, et le crépi au plafond étaient d’un gris uniforme. Il n’y avait aucune fenêtre.
— Qu’est-ce que tu faisais par terre ?
Thibault se figea. Lentement, il tourna la tête, pour se retrouver face à face avec la jeune femme aux cheveux courts qu’il avait entraperçu dans le fourgon. C’était Lison. C’était bien elle. Maintenant qu’il la voyait de près, il n’avait plus de doute. Et pourtant, ce fut un choc de la revoir. Ce qu’elle avait changé… Sa voix, plus grave qu’à l’époque, avait probablement été transformée par la pollution qu’elle inhalait à longueur de journée. Ses vêtements, constitués d’un pantalon de cuir noir et d’une chemise également sombre, tranchaient brutalement avec les jolies robes roses qu’elle portait dix ou onze ans auparavant. Ses belles boucles brunes avaient été élaguées, et le côté droit de sa tête était rasée à blanc, laissant apercevoir une fine cicatrice en cours de guérison. Mais le pire, c’était son visage. Sa peau était sillonnée par des dizaines de petites rides. Elle avait l’air d’avoir vieilli beaucoup plus vite que Thibault. Et dans tout ce désolant spectacle, ce qui choqua le plus le garçon, c’était le regard de sa sœur. Son regard avait changé. Il s’était défait de sa chaleur. Ses yeux couleur noisette, autrefois rieurs, étaient maintenant empreints d’une gravité sévère. Elle fronçait les sourcils, ce qui n’arrangeait rien.
Thibault en resta bouche bée.
— Tu n’as pas changée, lui dit-elle alors. Pas beaucoup.
Elle consentit enfin à sourire, peut-être amusée par l’expression ahurie de son jumeau.
— Lison, c’est toi ?
Le sourire s’élargit, puis disparut.
— J’imagine que moi, en revanche, j’ai dû pas mal changer.
— Lison… Où est-ce qu’on est ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi…
— Tu es en sécurité, Thibault. Ne t’inquiète pas. Je suis venue te chercher, comme je te l’avais promis.
— Je ne comprends pas… L’appartement… Qu’est-ce que…
— L’appartement est toujours à notre nom, parce qu’on l’a laissé comme ça quand on est partis, indiqua Lison en le regardant toujours bien dans les yeux. Maman est morte, au fait.
Thibault sentit son cœur cogner dur dans sa poitrine. Olga était morte ? Elle le lui annonçait comme ça, l’air de rien. Olga était morte. Il resta un moment silencieux, puis, passé le premier choc, avisa le visage de Lison, qui n’avait laissé transparaître aucune émotion à cette annonce.
— Morte ? répéta-t-il alors, plus tellement sûr d’avoir bien compris devant l’absence d’expression de sa sœur.
Elle hocha la tête.
Ce fut difficile de définir ce qu’il ressentait. De tous les scénarios possibles, il n’avait pas envisagé celui où sa mère n’était plus. Il se sentit envahi par une certaine tristesse, qu’il aurait voulu pouvoir chasser, puis bientôt une frustration intense vint la remplacer. Il ne saurait donc jamais pourquoi elle l’avait haï.
— En 2713, c’était il y a un moment maintenant, reprit sa sœur. Quatre ans à peine après ton départ. Elle était malade. On est parti du Sixième après ça. On a coupé tous les abonnements mais on a gardé l’appartement. Je pensais bien que tu t’y rendrais le jour où tu terminerais ta peine. Et puis il nous sert, de temps à autre, quand on en a besoin.
— Je ne comprends pas, Lison, on est où là ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi tu m’as fait ça ? Tu étais dans le fourgon, n’est-ce pas ? Pourquoi je suis enchaîné ?
Lison le quitta du regard une seconde, l’air plongé dans une grande réflexion.
— C’est compliqué. On est au Septième, ça, je peux te le dire. Oh et puis… Peut-être que tu comprendras mieux si je suis tout à fait honnête. On est au quartier général de Diane. J’en fais partie.
Thibault écarquilla les yeux, en proie à une furieuse émotion. Les lèvres de Lison s’étaient ourlées d’un léger sourire. Il secoua la tête. Pas Lison. C’était forcément une mauvaise plaisanterie. Elle ne pouvait pas avoir rejoint la pire organisation criminelle de Délos, des fous, des assassins, des tueurs d’enfants.
— Non, répondit-il, comme si son désaccord à cette révélation avait eu le pouvoir de l’annuler.
— Si, fit-elle, laissant son sourire s’évaporer. Je suppose que ça doit être surprenant pour toi. Et pour répondre à ta question « pourquoi tu es enchaîné », c’est par simple mesure de précaution. J’ai vu tellement d’esclaves s’être fait laver le cerveau…
— Quoi ? Laver le cerveau ? De quoi tu parles ?
— Je veux connaître l’étendue des dégâts. Ça doit être particulier, de vivre aux côtés de l’impératrice, n’est-ce pas ?
Une nouvelle fois, le cœur de Thibault cogna fort dans sa poitrine.
— Tu savais que j’étais au Sommet ?
— Bien évidemment. J’aurais voulu te le faire quitter plus tôt, mais c’est encore un endroit qu’on a du mal à atteindre. Plus pour longtemps. Quand on en aura terminé avec la lignée impériale, ce sera plus…
Thibault fit brusquement un pas en avant. Lison se tut, mais ne bougea pas, l’observant avec une intensité nouvelle. Elle était restée suffisamment loin pour que lui, retenu par sa chaîne, ne puisse l’atteindre.
— En finir avec la lignée impériale ? répéta-t-il, la voix vibrante sous l’effet de la colère. Qu’est-ce que tu racontes ? Solène est quelqu’un de bien !
Il vit nettement le regard de Lison s’assombrir. Elle le détailla de la tête aux pieds et eut une moue qui indiquait clairement son déplaisir.
— « Solène », répéta-t-elle après un moment. Tu l’appelles par son prénom… Vous êtes proches ?
Thibault se tut. Une appréhension mortelle s’insinuait à présent en lui. Il avait la sensation d’entrer dans le jeu de sa sœur. De lui donner exactement ce qu’elle était venue chercher, et il n’était pas certain que cela jouait en sa faveur.
— Non, mentit-il, comme pour se protéger.
— Mais tu l’appelles par son prénom.
— Tout le monde, au Sommet, l’appelle par son prénom ! s’écria-t-il. Lison je t’en prie, détache-moi… Je… Je voulais juste te revoir. On m’attend, je dois rentrer maintenant…
— Solène t’attend ?
Thibault resta interdit. Il se sentait en danger. Lison était devenue… C’était difficile à définir. Elle n’était plus la même. Il ne ressentait plus aucune tendresse de sa part. C’était sa sœur préférée. Sa jumelle. Que lui était-il arrivé ?
— Lison, qu’est-ce qu’il s’est passé après mon départ ? Parle-moi… Tu n’es plus… Tu as changé.
— Oui, je n’en doute pas, admit-elle.
Elle fit un pas dans sa direction, et Thibault se tint parfaitement immobile. Il était effrayé à présent. Il ne se souvenait pas d’avoir été tant effrayé dans sa vie. Elle tendit la main vers lui et il retint son souffle alors qu’elle l’effleurait délicatement de ses doigts. Pendant une fraction de seconde, il la reconnut. Il leva à son tour la main vers elle, la gauche, mais son regard fut attiré par une marque rouge. Il écarquilla les yeux, et approcha son poignet de son visage. Un rond rouge, barré en son milieu, lui décorait la peau.
— Qu’est-ce que…
— Notre marque, répondit Lison.
Déjà, elle s’était éloignée de son frère.
— C’est pour te protéger, Thibault. J’ai la même. Ça veut dire que tu es l’un des nôtres.
Il la regarda, les yeux exorbités par l’incrédulité, mais elle fit volte-face, et marcha droit vers la sortie. Juste avant d’ouvrir la porte, elle tourna la tête par-dessus son épaule.
— Je suis contente que tu sois revenu, Thibault. Repose-toi pour le moment. On va t’amener de quoi manger.
Et sans lui laisser le temps de protester, elle quitta la pièce, le laissant de nouveau complétement seul.
***
Thibault était assis en tailleur sur le lit. Il avait pleuré comme un bébé après le départ de cette femme qui avait volé les traits de Lison. La colère et la frustration étaient intenses. Il avait le sentiment qu’on lui avait pris sa sœur. Diane la lui avait volée. La marque sur son poignet était douloureuse. On l’avait tatoué… Elle avait laissé ceux de Diane lui faire ça… C’était elle, qui avait subi un lavage de cerveau. Thibault était resté le même, il avait même pris la peine de retourner au Sixième pour la revoir. Il s’était senti prêt à la présenter à Solène. Heureusement qu’il ne l’avait pas fait, parce que visiblement, sa jumelle était devenue complètement folle.
Il tenait sa tête dans ses mains. Il ne s’était jamais senti si impuissant. Même en tant qu’esclave, il avait toujours eu une certaine liberté. Ne se rendait-elle pas compte de ce qu’elle lui faisait endurer ?
Quelqu’un toqua à la porte, et Thibault sursauta. Il essuya rapidement ses yeux du revers de la manche et attendit, alors que le battant de la porte s’ouvrait avec délicatesse, et qu’une jeune fille blonde pénétrait dans la pièce. Elle lui adressa un sourire timide.
— Bonjour… dit-elle d’une voix fluette. Tu as faim ?
Thibault hocha la tête, et la jeune fille approcha, déposant un plateau chargé tout au bout du lit. Elle avait sûrement peur que Thibault lui saute à la gorge. Lison aussi, était restée distante. Thibault attendit qu’elle ait fait un pas en arrière et prit le plateau pour le déposer sur ses genoux.
Il n’avait aucune idée de ce qu’il regardait. C’était marronnasse. Il y avait un verre d’eau, et il le descendit d’un trait, mais il ne pouvait se résoudre à ingurgiter l’horreur dans l’assiette. Il repoussa le plateau, et ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune fille. Elle les avait bleu profond, un peu comme celui de Gabi. Gabi… Il devait être tellement inquiet. Depuis combien de temps était-il parti ? La jeune fille ne semblait pas aussi sévère que Lison, et il songea qu’il pourrait peut-être en tirer davantage d’informations.
— Excuse-moi… Je… Depuis combien de temps je suis là ?
Elle l’observa, l’air surpris.
— Tu es arrivé hier, Thibault.
Elle connaissait son nom. Lison avait dû le lui dire. Elle n’avait pas l’air méchante, il décida donc qu’il valait mieux se montrer sous son meilleur jour.
— Comment tu t’appelles ? lui demanda-t-il alors gentiment.
Elle ouvrit la bouche, l’air de plus en plus stupéfaite. Thibault ne comprenait pas sa réaction.
— Zoë… répondit-elle finalement, sans le quitter des yeux.
Thibault eut le sentiment qu’il recevait un seau d’eau glacé sur la tête. Un frisson l’avait parcouru, ses poils s’étaient hérissés sur ses bras.
— Tu… Tu ne me reconnais pas ? demanda-t-elle, incertaine.
Il resta muet de stupeur. Bien sûr, qu’en dix ans, Zoë avait grandi. Elle n’avait que neuf ans quand il avait été emmené. Elle en avait donc dix-neuf, désormais. C’était devenue une jolie jeune fille. Ses longs cheveux blond doré étaient toujours les mêmes. Il crut suffoquer. Il la revit, gamine, blottie dans les bras de Donovan. Il la revit le pointer du doigt, pour suggérer à monsieur Esteban de l’emmener lui plutôt que leur aîné…
Zoë, celle de ses sœurs qui l’avait toujours le plus ouvertement détesté.
Il fut incapable de parler. Elle paraissait terriblement gênée. Il la voyait se tordre les mains à présent.
— J’ai grandi, dit-elle d’une petite voix. N’est-ce pas ?
Impossible de dire quoi que ce soit.
— Ça doit te faire curieux. Toi tu n’as pas tellement changé…
Il cligna enfin des yeux, et essaya de reprendre son souffle. Il n’avait pas respiré depuis au moins une minute. Il fronça les sourcils.
— Enfin tu as un peu grandi je crois… continua-t-elle du même ton embarrassé.
— Va-t’en.
Il était ulcéré. Il n’avait jamais voulu la revoir, elle. Il résista à une violente pulsion qui lui dictait de l’attraper par les cheveux pour la mettre lui-même dehors.
— J’ai des choses à te dire, Thibault…
— Je m’en moque. Si tu savais à quel point je m’en moque. Sors d’ici. Je ne veux pas te voir.
— J’espérais que Lison t’avait dit qu’on était là.
— « On » ?
Il n’avait pas pu s’empêcher, mais regrettait déjà sa question. Zoë, encouragée, s’était approchée de lui.
— Don et Margot aussi sont là.
— J’en ai rien à faire.
— Thibault, est-ce qu’elle t’a dit que… À propos de maman…
— Je sais qu’elle est morte. Je m’en moque, ce n’était pas ma mère à moi.
— Elle a été dure avec toi, Thibault, mais je sais qu’elle l’a regretté…
Il eut un rire sans joie.
— Eh bien tout va bien alors, si elle a regretté. Je me sens beaucoup mieux maintenant !
Zoë s’était encore approchée. Elle s’assit sur le lit. Elle avait bien confiance, la petite. Thibault n’était pas certain qu’il pourrait résister à l’envie de lui faire du mal.
— Tu as toutes les raisons de nous en vouloir. On t’a abandonné. Mais il y a quelque chose dont je voudrais te parler, s’il te plaît.
Elle avança un peu la main vers lui, et il se recula autant que possible contre la tête de lit. Qu’est-ce qu’elle croyait au juste ? Qu’ils allaient tomber dans les bras l’un de l’autre et tout oublier, et que tout irait désormais pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
Zoë arrêta son geste. Elle lui lançait un regard suppliant.
— Margot est malade. C’est un cancer. Elle ne tiendra plus longtemps.
— J’en ai…
Thibault s’arrêta au milieu de sa phrase. « … rien à faire », aurait-il voulu dire, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Un sentiment glacial s’était répandu dans tout son corps. Quand ils étaient petits, il aimait Margot. C’était devenue une vraie peste à l’adolescence, et il était certain qu’elle ne l’avait pas pleuré quand il était parti. Mais des souvenirs douloureux lui remontèrent en mémoire. Quand elle le tenait par la main sur la route pour aller à l’école. Les bonbons. Quand elle en recevait, elle gardait toujours les préférés de Thibault de côté pour les lui offrir. La balançoire dans leur petit jardin. Elle adorait quand il l’envoyait voler si haut qu’Olga se mettait dans une colère noire.
— C’est triste, admit-il en essayant de refouler les souvenirs. Mais je n’y peux rien.
— Elle voudrait te voir. Elle attendait ton retour avec impatience. Lison lui a dit qu’il faudrait encore patienter un peu, mais si tu veux bien, on pourrait peut-être t’emmener à son chevet…
— Je ne crois pas.
Il détourna le regard. C’était quoi qu’elle voudrait au fond ? Son absolution ?
— Tu peux y réfléchir ? Je ne prétends pas qu’on mérite que tu oublies tout ce qu’il s’est passé. Je suis sûre que tu as dû passer par des choses horribles… Mais elle ne tiendra plus longtemps. Réfléchis-y, d’accord ?
Thibault ne répondit pas. Il aperçut du coin de l’œil Zoë qui s’était levée et se dirigeait maintenant vers la porte. Il ne tenta pas de la retenir. Son cœur semblait avoir redécouvert une blessure à vif. Il ne s’était vraiment pas attendu à ça. Rien ne se passait comme prévu.
***
— Tu sais, Thibault, quand tu es parti, pendant longtemps, j’ai repensé à une chose que monsieur Esteban m’avait dite.
Thibault ne répondit pas. Cela faisait trois jours qu’il était là, et chaque jour, Zoë était revenue le voir. Il avait vite remarqué qu’elle aussi, portait la marque au poignet. Personne d’autre n’était venu, mais il supposait que tous ceux ici présents devaient l’arborer. La mâchoire serrée, il gardait résolument les yeux rivés vers le sol. Il se moquait bien de ce que Zoë pouvait avoir à lui raconter. Il ne comprenait pas pourquoi elle venait lui parler. Avant, elle n’avait jamais fait ça.
— Il avait dit qu’une décennie, ça me paraissait long parce que j’étais jeune, mais que ça passerait plus vite que je ne le croyais. Moi j’étais persuadée du contraire. C’est pour ça que je voulais que ça soit toi qui partes. Je ne t’aimais pas. J’aimais Don. C’était un choix facile.
Ah, la belle affaire. Thibault se retint de commenter, même si son rythme cardiaque s’était douloureusement accéléré. Ce n’était pourtant pas comme s’il le découvrait juste. Il avait toujours été conscient que tous ceux qui les connaissaient, son frère et lui, préféraient l’aîné de la famille Junon. Zoë plus encore que les autres.
— Tu as dû me haïr. Au début, j’espérais que tu ne reviendrais jamais. J’avais peur, un peu. Je me disais que tu te vengerais de nous. J’avais peur que tu t’en prennes à maman, à Don ou à moi. Maman disait que tu étais comme papa, qu’on était mieux sans toi.
— Elle ne m’a jamais aimé, fit Thibault sans avoir pu se retenir.
C’était terriblement pénible de le dire à voix haute, d’autant plus à Zoë. Il regretta aussitôt son intervention et scella de nouveau ses lèvres.
— Bah, tu sais bien pourquoi, Thibault.
Il tourna le regard vers Zoë sans pouvoir retenir un haussement de sourcil. Elle l’observa fixement pendant quelques secondes, puis détourna les yeux avec un vague sourire.
— Tu ne t’en souviens pas ?
Elle avait une lueur d’intelligence dans le regard désormais qu’elle avait grandi, et il se sentait un peu impressionné. Il ne parvenait pas totalement à la mépriser, malgré la haine ancienne et irascible qu’il ressentait pour sa cadette.
— Moi non plus en fait, déclara-t-elle. Mais Don m’a raconté. Je crois que je n’avais même pas un an, et tu as essayé de me noyer. C’est maman qui t’a trouvée, me maintenant la tête sous l’eau dans la baignoire. Elle en était malade. Elle voulait t’envoyer dans un endroit où on s’occuperait de toi. Psychologiquement. Mais papa a refusé.
Une pulsation d’angoisse s’était emparée de Thibault. Son estomac répondait fébrilement à l’accusation de Zoë.
— Je n’ai jamais fait une chose pareille ! rétorqua-t-il avec véhémence. Ça ne va pas dans ta tête, je n’ai jamais essayé de te noyer !
Zoë haussa les épaules.
— Tu demanderas à Don. Il était déjà grand, il s’en souvient bien.
— Je m’en souviendrais aussi, si tu avais autour d’un an, alors moi j’étais déjà grand !
Elle ne répondit pas, et resta coite un moment. Elle paraissait très calme. Si la première fois qu’elle était venue, elle avait semblé nerveuse, ce comportement lui avait rapidement passé.
— Maman a quand même regretté, à la fin. On était avec elle quand elle est morte. C’est à toi qu’elle a pensé dans ses derniers moments. Elle culpabilisait…
— Tant mieux, au moins ça lui a pesé sur la conscience, répliqua-t-il sauvagement.
— Oui, on peut dire ça.
De nouveau, il y eut un silence.
— Au bout d’un moment, quatre ou cinq ans je dirais, reprit-elle, moi aussi j’ai commencé à regretter ton départ. À comprendre que j’avais joué un rôle là-dedans. Lison me le disait bien assez… Puis je voyais Donovan, il était rongé par la culpabilité. Il n’a plus été le même après qu’ils t’ont eu emmené… Il s’occupait toujours de nous, il a été merveilleux, sans aucun doute. Mais il souffrait. Je crois qu’il a senti qu’il avait échoué avec toi. Il s’était toujours mis tant de pression… Et si au début je ne comprenais pas, après, en grandissant, j’ai pu mieux interpréter ce qu’il ressentait. J’essayais de le rassurer en lui disant que tu vivais au Sommet, que les choses auraient pu être pires pour toi. Mais ça ne changeait pas la manière dont les choses s’étaient produites…
— Qu’est-ce que ça peut bien me faire ?
Elle lui jeta un regard de biais.
— C’était très long, dix ans sans toi.
Thibault sentit un peu de chaleur se répandre en lui, et il se détesta aussitôt pour cela. C’était trop facile. Il ne lui semblait même pas qu’elle regrettait réellement ce qu’il s’était passé dix ans auparavant.
— Va-t’en, Zoë. Je n’ai pas envie de parler avec toi. Vous n’êtes plus rien pour moi maintenant.
Elle resta impassible, mais l’observa longuement, et il soutint son regard, essayant lui aussi de garder une expression neutre.
— Margot aussi a regretté. Elle se cachait, mais elle pleurait tous les soirs. Un jour, j’ai trouvé une photo de toi sous son oreiller. Une photo de vous deux.
Thibault sentit une étrange émotion lui saisir la gorge. Margot ? Avait-elle vraiment fait ça ?
— Pourquoi ça ? demanda-t-il pour dissiper sa gêne.
— Parce qu’elle t’aimait, bien sûr. Et que tu lui manquais.
— Je l’aimais aussi, admit-il à mi-voix.
Et de nouveau, il regretta ses paroles. Comment parvenait-elle à lui retourner si facilement le cerveau ?
— Accepte de la voir s’il te plaît. Elle ne tiendra plus très longtemps, et elle est désespérée de te revoir. Elle a tant de choses à te dire, et si peu de temps…
— Est-ce que c’est ma faute ? Est-ce que j’ai demandé à partir si longtemps ?
— Ne la punis pas pour ça ! Que tu me haïsses moi, je le comprends. Je me moquais de ce qu’il t’arriverait à l’époque. Je comprends parfaitement que tu détestes maman aussi. Elle a été dure avec toi. Mais Margot… Margot, elle ne mérite pas que tu la détestes.
— Vous n’auriez jamais dû descendre au Septième. Vous le saviez pourtant, qu’ici l’air était mauvais. Pourquoi a-t-elle voulu vous suivre ?
— Lison ne t’a rien dit ?
— À part me révéler qu’elle faisait partie de l’organisation criminelle la plus dangereuse de Délos et m’enfermer ici, non, elle n’a strictement rien dit !
La colère reprenait le dessus.
— Laissez-moi partir, je ne dirai rien, je ne sais presque rien de toute manière ! explosa-t-il. Il y a des gens qui m’attendent. Qui m’attendent vraiment, qui veulent me revoir et pour qui je compte ! Ce sont eux, ma famille maintenant. Je ne suis plus… Je ne suis plus le même !
Zoë se redressa.
— Malheureusement, je ne peux pas décider de ça. Parle à Lison quand tu la verras, mais ne te fais pas trop d’espoir. Et si tu te décides enfin à aller voir Margot, on viendra te chercher.
— Zoë ! l’appela-t-il d’un ton presque suppliant, alors qu’elle se dirigeait vers la porte.
Elle se retourna.
— S’il te plaît, dis-le à Lison. Elle est persuadée qu’on m’a fait un lavage de cerveau ou que sais-je. S’il te plaît si tu regrettes vraiment, alors explique-lui…
— Lison… répéta-t-elle, le regard dans le vague. L’ennui, c’est que Lison n’accordera jamais aucun crédit à ce que je dis. Les choses ont changé pour nous aussi, tu sais…
Elle lui fit un bref sourire, et mit la main sur la poignée de porte. Que voulait-elle dire par là ? Il lui semblait deviner une légère animosité dans les paroles de Zoë, mais il n’aurait pu en être certain.
— Ah, j’ai failli oublier…
Zoë venait juste d’ouvrir la porte et fit volte-face.
— Il y a quelqu’un d’autre qui veut te voir. Vas-y, entre…
Elle écarta un peu le battant pour laisser passer la personne, et Thibault se redressa en apercevant les contours de l’homme qui se tenait désormais dans sa cellule. Son cœur battait à tout rompre. Il l’aurait reconnu entre mille.
— Bonjour, Thibault, lança-t-il de sa voix douce.
Thibault n’en croyait pas ses yeux.
— Tobias…
Mais ce chapitre est excellent !! Bon désolé ça va plus être un retour de fan que constructif xDD
Cette chute, mamma mia ^^
Bon, reprenons chronologiquement. Le début de chapitre est conforme à ce que j'attendais, la confrontation entre Lison et Thibault, qui affecte bien sûr plus le frère. Lison semble avoir anticipé que Thibault ne reviendrait pas après 10 ans sans une affection pour le sommet. Leur scène est fugace mais subtile. On voit des signes de potentielle réconciliation même si ça paraît lointain et bien difficile.
Le passage avec Zoë est très très bon. Tu la rends hyper consistante et attachante dans ce chapitre. Sa capacité à tenir face aux tentatives de repoussement de Thibault est admirable. Elle s'exprime avec justesse et lucidité. Je pense qu'elle est la seule qui peut rendre la paix à la famille. On sent quand même qu'elle est en décalage avec Lison, ce que tu vas sûrement exploiter par la suite.
Et puis cette chute. Elle m'a fait l'effet d'une bombe. Alors, j'avais en tête que Tobias avait pu rejoindre Diane etc mais la manière dont il entre en scène, avec une voix douce et en appelant Thibault par son prénom, est brillante. Wow, je me dépêche d'écrire actuellement pour foncer vers le chapitre 18.
Mes remarques au fil de la lecture :
"Son cœur fit un bond. Il était enchaîné." j'aime beaucoup ce rappel subtil du trauma de l'esclavage
"C’était le son qui prouvait qu’il était encore en vie." -> ce son lui prouvait que ? (un verbe être en moins^^)
"laisser échapper la chaîne en poussant un cri rageur, et se laissa" répétition laisser
"Tu n’as pas changée," -> changé
"Maman est morte, au fait." la violence du "au fait", wow
"Il ne saurait donc jamais pourquoi elle l’avait haï." je pense que tu peux couper le donc, le lien entre les deux idées est assez clair
"Il avait le sentiment qu’on lui avait pris sa sœur. Diane la lui avait volée" rassembler les deux phrases ? -> il avait le sentiment que Diane lui avait volé sa soeur
"— Zoë… répondit-elle finalement, sans le quitter des yeux. Thibault eut le sentiment qu’il recevait un seau d’eau glacé sur la tête. Un frisson l’avait parcouru, ses poils s’étaient hérissés sur ses bras." bien joué, je n'avais pas capté, c'est une sacré révélation^^
"Il ne s’était vraiment pas attendu à ça. Rien ne se passait comme prévu." ah ça^^
"— Moi non plus en fait, déclara-t-elle. Mais Don m’a raconté. Je crois que je n’avais même pas un an, et tu as essayé de me noyer." wow, alors ça c'est une sacré infooo, ça permet de comprendre beaucoup mieux les relations de Thibault avec sa famille. Je n'ai aucun mal à croire qu'il ait oublié ce douloureux souvenir. J'espère que tu vas creuser ce trauma, qui éclaire sa psychologie différemment
"— C’était très long, dix ans sans toi." magnifique, Zoë gagne dans mon estime de ligne en ligne
J'attaque la suite !!
Je suis ravie que tu apprécies Zoë. Je pouvais pas le glisser avant par souci de ne pas trop en dire, mais Zoë fait aussi partie de mes personnages préférés ! Ça me fait hyper plaisir quand tu dis qu'elle devient hyper consistante ici. Elle est assez discrète dans ses mini-pdv, d'autant que dans son dernier, elle est encore jeune (14 ans). Donc là on la retrouve après un saut de cinq ans dans le temps, mine de rien, et elle n'est plus enfant, ni même adolescente. Et puis elle contraste sûrement avec les souvenirs - voire l'absence de souvenirs - de Thibault à son égard :)
Tu avais relevé ça, d'ailleurs, au chapitre 10, et ça m'avait fait sourire. Quand Thibault songe à la mort de son père, il se dit qu'il ne se souvient plus comment Zoë avait réagi, mais pas comme il l'aurait fallu, en tout cas.
Et la chuuuuuute le retour de Tobias ! On pouvait quand même pas rester sans nouvelle de lui :O
Oh ! Le voilà marqué d'un symbole qu'il l'empêchera de remonter, mais aussi de se faire trucider trop vite ici-bas.
Wow. Le passage avec Zoé est d'une intensité rare. Il prend aux tripes.
Et Tobias ! Le revoici, l'âme vengeresse ! L'écoutera-t-il, lui ?
Le chapitre est passé plus vite que je ne le pensais. J'ai juste eu un souci que je mets ensuite. Tu as bien fait de faire la mise à jour, je pense, car depuis que je suis sur cette version, le texte est plus abouti, j'ai moins à redire. J'ai hâte de lire la suite !
Dans le paragraphe qui décrit la découverte de Lison, ça allait bien jusqu'à la phrase « On n’aurait pas dit que seule une décennie avait passé dans son cas. » Elle m'a sorti du flux de la lecture. Sa syntaxe est trop difficile à lire. Je pense que tu peux même essayer de la supprimer complètement.
De même, je trouve que la répétition du « mais » en début de phrase ne passe pas, parce qu'elle fait écho au précédent, qui est différent. Peut-être « Et dans tout ce désolant spectacle »
Alors je suis vraiment contente que tu aies apprécié les retrouvailles avec Zoë ! C'est l'un de mes passages préférés de l'histoire. Zoë est l'un de mes personnages préféré d'ailleurs, dans mon top 3.
J'ai bien noté pour la phrase que tu m'as indiquée. En effet, en la supprimant le sens reste le même... Je n'avais pas ressenti un problème de syntaxe, mais je crois que je me suis habituée aussi, à force de lire et relire ce passage qui, pour le coup, n'a pas tellement changé depuis sa première écriture.
Et je suis ravie que tu trouves moins de remarques ! Ça me soulage, c'est que je dois approcher du but. J'espère aussi que l'histoire sera à la hauteur ^^