De mon lit, sur lequel j’attends dans une parfaite immobilité que vienne l’éveil, je peux voir par la fenêtre un coin de ciel bleu clair que chatouille avec une langueur toute méditerranéenne un plumet d’épines rendues rousses par le soleil implacable des longs mois d’été dont on sort à peine. Hormis le froufrou des aiguilles de pins mollement agitées par la brise, les pépiements d’une dizaine d’oiseaux et l’occasionnel bêlement de Margaret, l’auberge est plongée dans un parfait silence. Le Cataclysme ayant passé son chemin, Rodolf et Fiona sont sans doute partis travailler à l’aube, comme tous les jours. Je devais, pour ne pas avoir été réveillé par le concert formidable de grincements, grognements, pets et autres manifestations sonores en tous genres qui accompagnent immanquablement les déplacements du vieil homme dans la maison, voguer alors au plus profond des eaux troubles du sommeil paradoxal. De ces songes-là, je ne me souviens de rien d’autre qu’une merveilleuse impression d’apesanteur soutenue comme celle que peut parfois apporter, quand les conditions idéales sont réunies, l’immersion totale dans une cuve de régénération. Je me sens d’ailleurs étonnamment bien étant données mes folies de la veille.
C’est du moins ce que je crois jusqu’à ce que je décide de me lever et réalise avec horreur qu’on m’a transporté pendant que je dormais dans le corps d’un vieillard qu’on aurait au préalable vertement tabassé à coups de gourdin.
Tandis que je claudique douloureusement vers l’escalier, je fais la liste interminables des diverses contusions, foulures, déchirures, courbatures et estafilades que j’ai récoltées hier.
Miséricorde ! Ai-je vraiment tant de muscles que ça ? On n’a pas idée.
Une fois au rez-de-chaussée, je vais, par acquis de conscience, pour appeler mes hôtes une fois ou deux quand je me souviens qu’il me suffit de demander à Diane s’ils sont dans les environs. Non. Ils sont à quelques kilomètres au Nord-Est, sur le haut-plateau. Je leur enverrai un message tout à l’heure mais j’aimerais d’abord aller me mettre au soleil, faire une séance de photosynthèse pour me requinquer, puis manger un morceau.
L’univers doit m’avoir à la bonne car, quand j’ouvre la porte qui donne sur l’extérieur, je découvre qu’un petit-déjeuner m’attend sur la grande table en bois où nous avons diné hier. Elle baigne tout entière dans un large faisceau de lumière.
Margaret salue mon arrivée d’un cri hybride dont je ne saurais dire, si ma vie était en jeu, s’il est amical ou menaçant. À ma droite, Foam m’attend, sa Sphère gonflée d’impatience de nous propulser vers Uruk. Au-dessus de nous, pas un seul nuage, c’est le calme plat. On aurait peine à croire que ce même toit, désormais d’une bienveillance souveraine, hébergeait il y a quelques heures à peine une rage démesurée. Quelques indices saupoudrés alentour me permettent tout de même de ne pas douter de mon aventure : un peu plus loin dans le prolongement de la vallée, aux limites du protectorat de la falaise, le sol détrempé est recouvert de détritus naturels de tous genres et de toutes tailles, des branchages épars, de la mousse, quelques tristes cadavres d’oiseaux … Au milieu de ce champ de désolation, que la luminosité rieuse réussit pourtant presque à rendre bucolique, trône une splendeur : un arbre entier planté dans la terre par sa cime, tel qu’un javelot énorme lancé par un titan depuis le Tartare,
Bigre. On en voit, des choses, quand on voyage !
Sur la table, coincée entre un gros pain et un bocal de marmelade, m’attend une lettre. De cet arrangement, digne d’un sujet de nature morte pour peintre débutant, se dégage un genre de charme rustique et désuet tout à fait singulier dont il me semble faire l’expérience pour la première fois de ma vie. Je jette un nouveau coup d’œil vers le pin en équilibre sur sa tête pour m’assurer définitivement que je n’ai pas été projeté par la tornade dans le passé puis m’assoie et lit le mot, très court, que m’a écrit Fiona. Ça dit : « Ablebloluleuleu. »
…
La journée va être longue.
Mais … Quel genre d’individu pervers imagine une mise en scène pareille pour provoquer une déconfiture dont il ne sera même pas témoin ? À moins que … Eh ! Bien sûr. La voilà, sottement posée sur la table, juste devant mon nez, sans le moindre effort de camouflage. Fiona me connait déjà par cœur, elle savait que je ne me méfierais de rien, que mon attention serait concentrée sur ce détail inhabituel : une feuille de papier d’une blancheur étincelante au milieu des victuailles, comme une missive importante délivrée au réveil à un haut-gradé en campagne. J’ai été joué comme un bleu. Une fois de plus.
En sentant mon regard tomber sur elle, la Libellule de Fiona déploie ses ailes et vient vrombir son insupportable goguenardise devant mon visage contrit.
- Salut Artyom !
J’incline la tête en une raide révérence.
- Votre Saloperie …
La jeune fille rit de bon cœur. Son paysage intérieur est un océan de tendresse.
- T’inquiète pas, le Copieur, tu vas avoir ton content de compliments et d’amour, aujourd’hui. Je me suis dit qu’il fallait que quelqu’un veille sur ta modestie.
Avec Senga, ma mère, Luciole … Je dois avoir une vraie sale tête d’arrogant quand même, pour que tout le monde autour de moi ait la même idée.
- « Le Copieur » ?
- Ah !? Tu n’as pas encore eu le temps d’écouter les commentaires sur ton exploit d’hier ? Alors je te laisse t’y mettre et manger. Ici aussi, c’est l’excitation, on a peut-être trouvé à Raja une petite sœur insoumise ! Ce serait dingue ! On se tient au courant plus tard ?
- Ça marche, fillette. Mais dis-moi quand même, rapidement … C’était un peu chouette ?
Je vois une onde de doute traverser l’esprit de Fiona, un voile de brume qui vient assombrir ses flots autrefois d’une transparence idyllique.
- « Un peu chouette » ? Zut alors, peut-être bien que j’ai fait fausse route avec mon histoire de modestie … J’aurais mieux fait de t’aider à bosser sur ton manque de confiance en toi. Artyom, c’était DÉMENT ! Les gens n’en reviennent pas … Il y a déjà au moins deux cents émissions qui ont été faites sur ta transmission. Écoutes-en quelques-unes pendant que tu manges, tu verras. T’as été génial ! Fou, fort, beau, poétique ... Et tellement drôle !
Ça …
- Deux cents ? Sérieux ? Nan mais ... Bon. D’accord. Je vais me renseigner un coup, on en discute une autre fois. Merci Fiona. Et merci pour ton aide hier soir.
- Tu as regardé ce que j’ai fait ?
- Non, pas encore.
- Alors tu me remercieras après. Bisous !
Et elle se déconnecte sans autre fioriture. Sa Libellule, après ce que je jurerais être un genre de clin d’œil, file la rejoindre, droit vers le Nord-Est.
Deux cents émissions ? Pour dire quoi ?
Avant que j’aie le temps de me pencher sur la question ou, d’ailleurs, de me faire une tartine, je sens que Senga essaye de me joindre.
J’entends son rire avant même d’accepter l’appel. Une seconde plus tard, je vois apparaître des tournesols jobards en tutus roses. Allez, c’est parti pour la deuxième couche !
- T’as écouté « L’Arbitraire », Art ‘ ? Il faut que tu l’écoutes. Je ne m’étais plus autant marré depuis des années.
Droit à l’essentiel, j’aime ça.
Je m’accroche à la Branche recommandée. Diane m’en fait l’introduction. « L’Arbitraire » est une quotidienne fort suivie – quelques millions de mes congénères y sont abonnés – durant laquelle le présentateur, un certain Novak Chang, commente deux ou trois sujets d’actualités, parfois seul, parfois avec un invité, sur un ton mordant. On peut écouter Novak, regarder Novak ou même, bien entendu, être Novak : se glisser dans la peau de ce dandy roux aux muscles saillants pour caresser avec lui les pointes soigneusement entretenues de sa barbe tricolore tandis qu’il produit en série ses brillantes répliques.
Sentant que l’apaisement que me confère mon environnement ne sera pas de trop pour survivre à ce qui vient, je me contente d’enclencher le son.
La voix roulante de Novak, diction précise et intonations surannées, vient s’appuyer sans accroc sur le murmure hétérogène qui émane de la vallée en convalescence.
- Mesdames et messieurs, merci pour votre fidélité et bienvenue pour un nouvel épisode de « L’Arbitraire » …
Quelques notes d’une sonate de Schubert, parait-il, accompagne son entame.
- … Qui sera consacré aujourd’hui, pour sa plus grande part, à Artyom Brisláan, le phénomène dont tout le monde parle, celui que certains appellent déjà « le Copieur », avec un C majuscule, parce qu’il reproduit en les magnifiant les exploits les plus fous de nos casters les plus populaires : il a affronté une meute d’orangs-outans 24h à peine après que Iori a pris l’apéro avec un très, très gros, certes, mais unique gorille. Cela ne lui a pas suffi. Hier soir, dans le sillage direct de Shandia qui nous avait offert quelques heures auparavant une expérience de vol en tempête absolument stupéfiante, ce disciple du taikyuudo d’Askeladd est allé mettre sa résistance à l’épreuve en plongeant depuis le haut d’une falaise dans le champ d’action d’une tornade littéralement Cataclysmique, avec un C majuscule. Aux alentours de minuit, l’Arbre a enregistré une audience, effarante pour un tel jeunot, de 37 millions de personnes, propulsant ainsi ce Voyageur prodige dans le Top 10 des humains les plus Incarnés de la planète, après seulement deux transmissions.
Quoi ?!
Senga devine mon ébahissement.
- T’excite pas trop, petit homme. Il n’y en a pas que pour tes beaux yeux.
Novak poursuit.
- Un exploit mérité, je dois bien l’avouer, peut-être à votre grande surprise. L’Immersion de cette nuit était incontestablement l’une des plus belles, des plus excitantes, des plus dangereuses, que j’ai vécue de toute ma vie. Sa réalisation aussi, pour inhabituelle qu’elle fut, s’avéra magistrale. À dire vrai, ce dernier point mériterait qu’on y consacre une émission entière mais j’en dirais quand même un mot ici car le succès d’Artyom a révélé au monde un talent plus précoce encore que le sien, celui de Fiona Ó Ríordáin, 13 ans, aveugle et doctorante en myrmécologie de son état, si vous voulez bien le croire, qui contrôlait lors de la transmission les deux seules Libellules – sur cinq – qui comptassent. Il suffit de regarder les taux d’oscillation entre les Immersions complètes et incomplètes, tout au long de l’aventure, pour se faire une idée de la qualité inouïe du travail de cette enfant et ce, malgré des conditions de tournage on-ne-peut-plus déplorables. Non contente de réussir à suivre infailliblement les actions pourtant souvent complètement insensées d’Artyom, elle nous a aussi offert une poignée de cadrages, de tableaux, disons-le, dignes des plus grands maîtres de l’image sous toutes ses formes. Au point, par moments, d’insuffler un sens profond, presque bouleversant, aux cabrioles semi-suicidaires du Copieur, dont on peut douter qu’elles contiennent un quelconque message réfléchi tant elles semblent pur instinct.
Je profite de la courte pause que Novak marque dans son monologue pour avaler une bouchée de pain qui tentait de se faire oublier.
Un sens bouleversant, qu’il dit ! Merde alors … Il faut que je voie ça. Mais Senga veille au grain. Je l’entends ricaner.
- Patience, Art’, ça va commencer …
- À propos de sens, je suggère que nous entrions dans le vif du sujet et que nous attaquions d’emblée par LA question que tout le monde se pose : à savoir, la signification de cette exclamation aquatique baroque qui servit de point final à la transmission. Plait-il ? Ai-je dit « grotesque » ? Je voulais dire « désopilante ». Mais je vous enjoins à vous faire votre propre opinion. Écoutez plutôt cet enregistrement.
- « Ablebloluleuleu » !
Par réflexe, mes mains viennent se poser, d’épouvante, de chaque côté de mon crâne.
- illions de personnes !!
Novak poursuit, impitoyable.
- Figurez-vous que nous avons procédé à un sondage à grande échelle pour savoir ce par quoi, selon vous, Artyom aura voulu conclure son exploit légendaire. Sans grande surprise, la réponse la plus donnée, avec 73% d’adhésion, et certains sont allés jusqu’à plonger leur visage dans un bocal rempli d’eau pour le confirmer, est : « Je t’aime, Luciole ! »
Ma tête tourne sous la vague de chaleur qui me monte au front et plus encore lorsque je réalise que je comptais, initialement, m’exprimer en clair.
- Admettons. C’est bravache, premier degré et complètement hors-sujet … Ça correspond au bonhomme. Cependant, d’autres propositions moins populaires m’ont semblé beaucoup plus intéressantes.
J’entends Senga recommencer à se bidonner.
- Celle-ci, par exemple, envoyée par Sing : « Oh putain, elle est froide ! » Simple, mais de circonstance. Ou celle-là, sobre, désespérée, glaçante, de Kumino : « Je ne sais pas nager. » Imaginez l’horreur : un appel à l’aide qui n’aurait récolté de ses innombrables récipiendaires qu’un énorme éclat de rire … Mais rassurez-vous, Artyom est en pleine forme, il récupère de sa nuit en ronflant comme un sourd dans un bon lit douillet. Vous pouvez ravaler vos faux scrupules et vous joindre à moi le cœur léger pour vous gausser de cet idiot admirable. Écoutez plutôt cette dernière traduction, ma préférée de loin, soumise à notre hilarité par Silah. Selon lui, notre cher héros se serait exclamé : « 500 kilooOOOOs !! »
Je recrache ma gorgée de jus de raisin.
Qu’ils sont cons !
Avec, en fond, les gloussements frénétiques et contagieux de Senga qui me chatouillent les narines, je n’ai plus le choix. Il faut reconnaître la débâcle et sonner la retraite.
- Pitié, je me rends ! C’est comme ça pendant une heure ?!
Le monde intérieur de mon ami, chose invraisemblable, prend à ces mots des teintes encore plus kitchs que précédemment. Des bigoudis poussent aux tournesols, des sucettes rayées apparaissent çà et là. On est en plein dans Alice aux Pays des Merveilles.
- Hein ? Non, c’est rien du tout, ça. Des blagues d’ados. Attends encore une petite minute, tu vas comprendre. On y est presque.
Je crains le pire … Et à raison. Après deux ou trois autres remarques gratuitement fâcheuses à mon égard, Novak fait mine de cesser ses pitreries et passe à la séquence suivante.
- Comme vous le savez, j’essaye chaque jour d’interroger un spécialiste dans le domaine qui nous concerne. Une règle qui risquait de poser problème aujourd’hui, pensais-je cette nuit, tandis que je préparais l’émission. Comment allais-je trouver un expert ès Artyom, un illustre inconnu l’avant-veille encore, en quelques heures à peine ? La famille serait trop partisane, Maître Askeladd me faisait peur, Luciole refusa très poliment, arguant qu’elle ne savait pour ainsi dire rien encore du bonhomme. J’étais, je l’avoue volontiers, désarmé. Imaginez ma surprise, et mon soulagement, lorsque mon invité du jour se présenta à moi de lui-même, sous un premier abord déconcertant, certes : ce jeune homme m’appelait pour me proposer un sujet sur les éoliennes.
Non …
- J’étais sur le point de le rabrouer, aimablement bien sûr, lorsque je me souvins avoir récemment entendu dire qu’il y a à Tremble-la-Blanche un immense champ d’éoliennes. À tout hasard, je tentais le coup. Venait-il de là-bas ? Oui ? Tudieu. Et se pouvait-il qu’il connaisse Artyom Brisláan ? Comme un cochon connaît son groin, répondit-il, on a grandi ensemble, pourquoi ? Pourquoi ? Oh bonheur ! Cet énergumène providentiel ignorait tout de la célébrité subite de son ami d’enfance. Voilà qui promettait, vous en conviendrez je l’espère, un avis d’une fraîcheur incomparable ! Je lui demandai son nom.
Expert ès Artyom ?
- Huni Hyäneblas.
Je lâche malgré moi un genre de renâclement, un bruit de gorge hybride à mi-chemin entre le pet de bouche incrédule et un début de rire nerveux sous lequel perce un soupçon de panique.
Senga est en extase.
- Huni, bienvenue et merci d’être avec nous aujourd’hui pour nous aider à déchiffrer l’énigme Artyom Brisláan.
- Pas de quoi, Novak.
Au son de sa voix, mon oreille exercée détecte déjà comme une once de mauvaise volonté. Par l’entremise de mon traducteur Huni-versel, j’ai l’impression de l’avoir entendu dire : « Franchement, je ne comprends pas pourquoi on ne parle pas plutôt des éoliennes mais bon ... »
- Pour commencer, j’aimerais vous poser la même question qu’à nos auditeurs : ce cri final, pensez-vous qu’il ait une signification particulière ? Et si oui, laquelle ? Êtes-vous d’accord avec l’opinion générale pour dire qu’il s’agit sans doute d’une forme de déclaration d’amour faite à Luciole ?
- En aucune façon.
Je m’étouffe une fois de plus sur mon repas. Il n’y a que Huni pour se gourer si complètement avec une si belle assurance ; son ton catégorique est impayable. J’en oublierais presque que je suis l’objet de la conversation tant je suis curieux d’entendre les invraisemblables intentions que ce diable d’homme va réussir à me prêter.
Il continue.
- Je ne comprends pas pourquoi tout le monde donne des allures épiques et nobles aux élancements d’Artyom pour Luciole. Il l’a vue trente secondes sur un écran : une jolie frimousse, des petits seins joyeux … Le gars est en pleine poussée hormonale … Il veut lui farfouiller l’entre-fesses, faut pas chercher plus loin. Pourquoi il irait lui crier des messages d’amour sous-marins ? Nan. Connaissant le genre du bonhomme, à toujours vouloir frimer sans en avoir trop l’air, je pencherais plutôt pour une connerie comme : « Ouh ! C’était dangereux … La prochaine fois, je prendrai un petit peu moins de risques ! »
- C’est un peu long comme proposition, comparé au son entendu.
- Écoutez, je ne sais pas vous mais moi, si je me rends compte au milieu d’une phrase que personne n’en capte un mot, je ne prends pas forcément la peine de la finir.
J’écarquille les yeux. Ai-je bien entendu ? Senga confirme.
- Pas mal celle-là, hein ? Je l’ai enregistrée. Compte sur moi pour la lui resservir à sa prochaine tirade incompréhensible.
Tout en restant rieur, son paysage mental reprend soudain des airs plus raisonnables.
- Bon, je vais devoir y aller, mec. J’ai cours. T’as compris l’idée de toute façon : il raconte absolument n’importe quoi. Tu pourras écouter la suite si tu veux, ça ne va pas en s’améliorant. Ça a quelque chose de terrifiant de se dire qu’un ami d’enfance peut avoir une compréhension si erronée de tes mécanismes et de ta personnalité … D’un autre côté, c’est sympa de sa part de dévier vers lui une fraction du torrent de railleries qui t’attend à ton retour à Tremble. Franchement, Art’ ... Je sais que t’étais concentré sur ta survie mais t’as déconné avec tes interventions. En deux mots, t’as presque réussi à transformer un chef d’œuvre en farce.
Alors qu’un coin de ma bouche commence à se replier malgré moi sous le coup du dépit qui m’envahit, Senga répète, comme balancé par-dessus de son épaule.
- Un chef d’œuvre, petit homme.
Avant de s’évanouir dans le néant.
Je gigote des doigts de pieds dans la terre meuble et fraîche, à l’ombre de la table sur laquelle reposent mes avant-bras. J’en relève un pour poser une pommette sur mon poing puis dégage mon champ de vision en repoussant de devant moi les restes du petit-déjeuner. Je songe à ce que je viens d’entendre, au grandiose et au ridicule dont on m’affuble, aux compliments et aux rires, aux prouesses et aux fautes. Alors que je devrais être encore tout secoué d’émotions, entre honte et fierté, indignation et soulagement, je ne ressens, devant ce paysage étrange qui parvient à sembler immuable le lendemain d’un traumatisme sans précédent, qu’une douce et révélatrice impression de futilité.
J’ai proposé une séquence de vie à mes semblables. Ils en discutent, s’en inspirent, s’en moquent ; ils se l’approprient. Les conclusions qu’ils en tireront sur le monde qui nous entoure et notre place en son sein seront nos enfants légitimes, les fruits de l’union entre mes actions et leurs réceptions par d’autres que moi. Je suis désormais responsable de tout ce qui peut advenir en rapport avec cette transmission, en bien comme en mal. Pourtant, malgré l’ampleur possible de ces répercussions et leur indéniable réalité, je suis incapable de leur donner plus de poids en moi que ça, là, la tangibilité brute de cette main que je fais tourner devant mes yeux et, avec elle, les limites physiques, indépassables, des quelques 80 kilos de matière que je contrôle maladroitement : mon corps.
Pour seulement un pas de recul supplémentaire, même lui n’a objectivement aucune raison essentielle d’être. Il n’est pas une seule chose ici-bas, pas un être, pas une intelligence, pas un principe, qui possède intrinsèquement une quelconque importance. Ce que je suis et ce que je fais ne constituent pas une exception, ils restent des mouvements fugaces, infimes, dérisoires, produits par un danseur anonyme, parmi des milliards, au cœur d’un inimaginable ballet.
Si je bouge de nouveau un jour, si j’arrive à me dépêtrer de cette gangue d’insignifiance qui est venue alourdir mes membres pour replonger dans le chaos virtuose et insensé qu’est la grande marche de l’univers, ce ne sera pas parce qu’il le faudra, ni parce que j’ai une mission, ni parce que mon immobilité pourrait avoir quelques conséquences sur je-ne-sais-qui ou quoi, mais tout simplement parce que j’en aurai envie. En cela, je suis exactement semblable à mes ancêtres : le point de départ de chacun de mes mouvements est une étincelle de pur égoïsme.
Fort de cette constatation, je réalise combien j’ai eu tort de croire que les divergences entre nos civilisations étaient imputables à nos natures différentes, solitaires ou symbiotiques ; malgré les liens qui m’unissent aux autres et me permettent de m’ancrer à eux en un clin d’œil, ma perception première du monde est, ainsi que celle d’un hongrois ou d’un turc du Ve ou du XXe siècle, de l’ordre de l’intime. Alors pourquoi l’addition de leurs égoïsmes a-t-elle mené à la quasi-destruction de l’humanité quand l’addition des nôtres ne créé qu’intelligence, joie et entente ? D’où provenait-elle cette voracité qui en poussait certains à détruire des vies, des cultures, des pays, des espèces, des civilisations, pour élargir d’un rien l’étendue du superflu à leur disposition ? Pourquoi, si c’est un trait humain, est-ce que je ne la ressens pas du tout, cette insatiabilité ? Parce que je n’ai jamais manqué de rien ? Mais les élites des pays riches d’alors, quel vide matériel ou existentiel avaient-ils tant besoin de combler ? Celui parmi les nantis qui demeurait agressif dans sa façon de penser et d’agir, n’avait-il pas déjà dix, cent, mille fois plus que ceux qu’il pillait ?
Il y a là un mécanisme qui m’échappe absolument.
Comment, chez celui qui ne souffre pas, le vouloir peut-il dominer l’être ?
Mon regard dérive à nouveau vers l’arbre inversé. Quelques racines tordues s’échappent en bouquet de son tronc mis à nu. Elles semblent vibrer dans l’air, comme les antennes d’un insecte géant à la recherche d’une terre, et de ses largesses nutritives, inatteignable. Se pourrait-il que ce pin soit encore vivant ? Peut-il être sauvé ? Ainsi que le jour de ma première Immersion, cette inquiétude du sort particulier des végétaux qui m’entourent se révèle à moi sous la forme d’une urgence impérieuse. Je dois m’en préoccuper. L’effet est similaire à la décharge, entre devoir et culpabilité, qui nous traverse lorsqu’on se souvient trop tard qu’on a oublié l’anniversaire de notre mère.
Je bondis hors de table et me précipite vers l’accidenté.
À mesure que j’approche de sa cime, mes espoirs d’être capable de l’aider s’amoindrissent. L’arbre, immense, tient sa position sans le moindre grincement, sans le moindre affaissement. Quoique de travers, il est si bien planté qu’il donnerait presque l’impression d’avoir grandi ainsi.
Arrivé à sa hauteur, j’écarte quelques fines branches, pose une main sur son tronc et appuie. Le pin ne frémit pas. À l’évidence, il a pénétré la terre sur une profondeur considérable.
Malgré mon expérience de la veille, j’ai toutes les peines du monde à faire accepter à mon entendement qu’une force capable d’un tel exploit puisse exister. Pourtant, bêtement sans doute, dans la lignée d’hier, je ne me résigne pas. J’entoure l’arbre de mes bras, en empoignant mes poignets de l’autre côté du tronc, fléchis les jambes, cale mon torse et mes épaules contre de solides moignons et tire et pousse et me tends jusqu’à faire craquer mes articulations. En pure perte. Je fais abstraction de mon corps endolori, inspire un bon coup, essaye encore. Sans résultat. Allez, tant pis, cette fois, j’y vais vraiment à fond, quitte à me dégonder un os ; je gonfle mes joues, mes veines, bande mes muscles à leur maximum et relâche tout d’un coup en une ultime charge formidable … Rien ; mes tentatives pour déplacer la carcasse de ce géant moribond se soldent par un plat échec.
Je pourrais appeler quelques comparses à l’aide mais combien faudrait-il que nous soyons ? Et saurions-nous réellement le remettre en place comme il conviendrait pour qu’il guérisse ? Est-ce seulement ce que lui désire ?
- Qu’est-ce que tu veux, toi ? Saurais-je l’entendre si tu me le disais ?
Sans y prêter attention, j’ai parlé à voix haute.
J’ai des sensilles dans ma sacoche et lui a les racines à l’air. N’est-ce pas là qu’on suppose être le centre névralgique de l’intelligence des arbres ?
C’est trop tentant.
En dix foulées, je suis dans ma chambre. Je fais mon lit, ouvre les fenêtres, retire des crottes de nez de sous la table de nuit, passe mon sac par-dessus mon épaule et ressors illico. Après avoir débarrassé le petit-déjeuner et fais, au pouce abrasif, la vaisselle dans la rivière, je me saisis de la lettre railleuse de Fiona, la retourne et inscris sur son envers : « Ablalulolo ! », ce qui ne veut rien dire du tout. En coinçant l’enveloppe sous une pierre pour qu’elle ne s’envole pas, je ricane de l’expression que fera la jeune fille en découvrant mon message. Si elle perd ne serait-ce que dix secondes à se demander quelle signification cela peut avoir, j’aurai, sans aller jusqu’à remettre en cause son écrasante victoire dans ce duel de dupes, au moins sauvé mon honneur.
Enfin, tout fiérot de ma civilité et de ma fourberie en tandem, je peux m’inquiéter derechef du sort de mon végétal agonisant.
Grâce à sa robustesse encore intacte, l’escalade est aisée et je suis bientôt perché sur sa base culminante, à me demander où je vais bien pouvoir mettre mes sensilles … Diane saurait peut-être me dire ? Non. Personne n’a songé à parler aux arbres avant moi ? Si, ils sont même des milliers mais nul n’a dû réussir car aucune méthode avérée n’a été partagée. Deux équipes de spécialistes travaillent sur le sujet depuis plusieurs années, sans avoir encore publié, ni l’une ni l’autre, de résultats probants.
Me voilà bien.
Bon, je ne vais pas réussir miraculeusement là où de plus malins et plus patients que moi ont déjà cent fois échoué, en tout cas certainement pas si j’emprunte la même route qu’eux. Laissons tomber les sensilles. Qu’est-ce que ça donne à l’instinct ?
Je plonge mes mains au plus près du cœur de la souche, là où s’entrecroise encore un indémêlable réseau en barbelé de racines secondaires. Je visualise les nutriments, les informations, les énergies qui y circulent, un puissant courant vital auquel je superpose le mien.
En quelques respirations profondes, j’entre en méditation et, les yeux mi-clos, fixés sur rien, je laisse mes pensées dériver librement.
Une vision de Luciole me saute au visage : nue, les jambes légèrement écartées, les bras tendus dans ma direction, la tête renversée en arrière, son regard de braise, à peine visible sous la fente de ses paupières lourdes de désir, me suppliant de la prendre ; le sexe, toujours. Je laisse cette bulle de paradis imaginaire m’échapper ; mon attention, en gros plan, glisse sur la peau de la jeune femme, depuis son pied, sur sa cuisse, elle suit la courbe des hanches vers ses cotes, remonte l’épaule et rebrousse chemin vers son biceps et l’entaille qui le barre dans le sens de la longueur. J’ai à peine le temps de formuler un furtif « Comment ? » que la bande brunâtre du tissu cicatriciel s’ouvre en son milieu et m’engloutit. Acceptant sans hésitation ma nouvelle existence de globule rouge, je dévale en asphyxie la pente des veines palpitantes de mon amante virtuelle, vers Avalon, son cœur imprenable, pour mes plaies médiciner. Je pénètre par la veine cave au creux d’une grotte immense, occupée en son centre par un géant recroquevillé sur lui-même. Il est le noyau autour duquel nous autres, simples hématies en attente d’oxygène, gravitons et, après nous, toute l’existence de Luciole. Bien que son visage soit enfoui dans ses bras, je le reconnais, à sa peau de bronze, au dessin de ses muscles ciselés, à l’élégante implantation de sa barbe … Chayan. Derrière son crâne flotte une chevelure noire dont je reconnais la forme, ce sont les racines de l’arbre inversé. Alors que j’entame un mouvement pour m’approcher de l’entremêlas, dans l’idée de l’étudier, mon rival relève lentement la tête et me darde d’un regard glacial qui me pétrifie. Rendu incapable par ce sort d’esquisser le moindre geste, je suis emporté par le tourbillon d’hémoglobine, loin du sanctuaire tant convoité, que mon passage aura laissé intact. Son gardien, d’ailleurs, déjà se rendort. Le message a été transmis. Il est limpide.
« Passe ton chemin, microbe. »
Je m’exécute docilement. De branches en branches, je dégringole de mon promontoire un peu trop vite et m’éloigne sans me retourner. Indifférent à mon environnement, je me dirige droit vers Foam. J’ai déjà un pied dedans lorsque me vient enfin, en interrogation, le pourquoi de cet empressement à déguerpir. Quelle part de ce songe – et de cette urgence, m’a été soufflée par un autre ? Quelle part n’était que pure autosuggestion ? Je reste immobile un instant et sonde la clairière, les sens en alerte, à l’affût d’une éventuelle influence extérieure. Mais le monde brille par sa neutralité. Il m’enjoint comme toujours à faire ce que je désire et se dédouane à l’avance de toute intention anthropomorphe qu’on pourrait lui prêter.
Dans ce cas …
Après avoir lancé un salut général à la maisonnée et reçu en réponse automatique un bêlement de Margaret, j’achève de m’installer à l’intérieur de Foam, et lui indique notre destination.
- Uruk.