Il était 20 heures.
Les filles étaient installées face à face, jambes croisées, les mains posées sur les genoux, assises en tailleur sur le tapis.
Mira avait lancé une musique douce et relaxante, à peine perceptible.
Sa voix, calme et posée, accompagnait le silence ambiant, guidant la respiration et incitant à la détente.
Ayra peinait à se détendre.
Les cours, son travail avec Kael… tout cela lui avait déjà pris une bonne part de son énergie.
Elle essayait d’y mettre ce qu’il lui restait.
Les yeux fermés, elle tentait de visualiser les lieux, les odeurs, les bruits que Mira évoquait à voix basse.
Elle commençait à y arriver. Un instant.
Mais à chaque fois, le visage de Kael surgissait.
S’imposait.
Elle avait l’impression qu’en trois semaines à peine, il avait trouvé sa place dans son quotidien.
Comme s’il avait toujours été là.
Aussi imbuvable qu’elle le trouvait…
Il était quand même toujours là.
Sa tante, qui avait sans doute perçu son agitation, souffla doucement :
— Reviens à toi, Ayra.
Écoute simplement le rythme de ta respiration.
Ayra hocha imperceptiblement la tête, puis essaya de nouveau.
Elle inspira lentement, s’accrochant à ce fil fragile entre calme et chaos.
Cela la perturbait de ne rien voir.
Elle ignorait comment Élika réagissait, si elle parvenait à se détendre, si elle était plus avancée qu’elle.
Ayra se sentait seule, enfermée dans sa propre tête, sans le moindre indice extérieur.
Elle n’avait d’autre choix que de se fier à ses sens.
Écouter. Ressentir. Laisser venir.
Alors qu’elle s’efforçait de rester centrée sur sa respiration, quelque chose… glissa.
À peine une vibration.
Un souffle.
Un frisson, plus mental que physique.
Ce n’était pas une pensée. Ni une image.
Juste une sensation étrange, venue de nulle part, qui ne lui appartenait pas.
Ayra rouvrit lentement les yeux.
La sensation s’était dissipée, comme si elle n’avait jamais existé.
Face à elle, Élika était toujours immobile, les traits concentrés mais calmes.
Mira, en retrait, gardait les yeux fermés, sa respiration parfaitement posée.
Ayra n’osa rien dire.
C’était peut-être une illusion. Une erreur.
Ou autre chose.
Elle tenta encore, quelques secondes. En vain.
La connexion ne s’établissait pas. Pas avec Élika, en tout cas.
— On va s’arrêter là pour ce soir, murmura Mira, rouvrant les yeux comme si elle avait senti que le moment était passé.
Les filles hochèrent doucement la tête, chacune perdue dans ses pensées.
En se relevant, Ayra jeta un dernier regard vers le cercle qu’elles avaient formé.
Elle ne savait pas ce qu’elle avait effleuré…
Mais ce n’était pas rien.
— Tout va bien, Ayra ? demanda doucement sa tante.
— Oui… Tu avais dit que ça ne se ferait pas en une seule séance.
Mira sourit, compréhensive.
— Quand vous apprendrez à vraiment vider votre esprit, ce sera plus facile.
En tout cas, ça m’a achevée, soupira Élika en se relevant lentement.
— Oui… c’est plus fatiguant qu’il n’y paraît, répondit Mira.
Un repos bien mérité s’impose.
Eren était installé à table, penché sur quelques notes à compléter pour le travail des Gardiens.
Non loin de là, Kael semblait, lui aussi, concentré sur ses ouvrages.
Un silence studieux régnait dans la pièce.
Eren ne put s’empêcher de penser que tout cela semblait trop… normal.
Comme si les vibrations étranges ressenties ces derniers jours n’avaient jamais existé.
Comme si Clairmont n’avait rien d’anormal.
Et pourtant… il savait que c’était faux.
Que tout ça n’était qu’une façade.
Que cela vienne de cette ville… ou de leur jeu à lui et à son frère.
À force de jouer la comédie, ils finiraient peut-être par s’y perdre vraiment.
Kael, de son côté, paraissait parfaitement à l’aise dans ce rôle d’étudiant appliqué.
Lui qui, il y a encore quatre semaines, revendiquait haut et fort son rang, son pouvoir, sa place à Abyrel,
Agissait à présent comme s’il avait toujours été ici.
Tout à coup, il se sentit engourdi.
Ses mains picotaient légèrement, comme si le sang y circulait trop vite.
Un vertige bref, sans raison.
Et puis…
Le visage de Kael.
Clair, net, sans contexte.
Juste lui.
Fixe.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? marmonna-t-il, le souffle court.
Mais l’instant s’était déjà dissipé.
Comme s’il venait de rêver… parfaitement éveillé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kael sans lever les yeux de son livre.
— Rien… Je deviens fou. La fatigue, sûrement.
Oui.
Ça devait être ça.
Sa mauvaise nuit, la mission du jour… tout s’additionnait.
— Ça avance, tes recherches avec les Gardiens de la paix ? lança Kael, en appuyant légèrement sur les mots, toujours ce même ton moqueur dans la voix.
— J’aurais besoin de toi pour éclaircir un point...
Kael soupira, toujours sans lever les yeux.
— Qu’est-ce que tu vas encore me sortir...
— Ce sont des choses que je ne peux pas aborder avec Élika.
Elle me prendrait pour un cinglé.
— Elle doit déjà le penser, tu sais...
— Tu veux bien être sérieux une minute ? lança Eren, plus ferme.
Kael ne répondit pas. Mais cette fois, il leva les yeux. Prêt à l’écouter.
— Quelque chose rôde. Et j’ai besoin de toi pour aller dans la forêt.
— Et c’est quoi, exactement ? demanda Kael, sceptique.
— Une créature capable de tuer une vache en quelques secondes. Sans laisser la moindre trace.
Il marqua une pause, le regard fixé sur la table.
— Un garçon a vu une chose énorme, les yeux brillants dans le noir.
Et l’instant d’après… la bête avait disparu. Avec l’animal.
— Ça me fait penser à quelque chose…
Mais c’est impossible que ce soit ici.
Kael avait changé de ton. Plus moqueur, plus détaché.
Juste sérieux.
Il fronça légèrement les sourcils, le regard fixé dans le vide.
Il semblait peser cette possibilité… contre toute logique.
— Si c’est ce que je pense… elle ne se limitera pas aux animaux, dit Kael, grave.
Eren se redressa légèrement.
— Ne me dis pas que tu penses à un Varnak ?
— En plein dans le mille.
— Tu vois une autre explication, toi ?
Eren ne répondit pas. Il n’en voyait aucune.
— Peut-être que le petit a rêvé… murmura-t-il, sans trop y croire.
— Ça serait mieux, c’est sûr, répondit Kael, le regard sombre.
Mais il semblait, lui aussi, préférer cette hypothèse.
Eren croisa les bras, baissa un peu la voix :
— Tu crois qu’il aurait été capable d’en envoyer un ici ? Pour nous compliquer la vie ?
Kael eut un rire bref, sans joie.
— Il est capable de tout.
— Et ces bestioles… il les adore.
— Limite ce sont ses animaux de compagnie.
— Bon…
Eren se leva d’un bond, comme pour couper court à toute hésitation.
Ses muscles étaient tendus, son esprit déjà ailleurs.
— Je vais enfiler une tenue plus pratique. On part.
Kael acquiesça sans discuter.
Dans la pièce, l’air semblait plus lourd qu’avant.
Le calme avait quelque chose d’étrange, presque étouffant.
Comme si la forêt elle-même retenait son souffle.
Ayra était installée sur son large lit, en compagnie d’Elenor et de Dahlia.
Toutes les trois étaient blotties sous des couvertures épaisses, entourées de coussins moelleux.
Devant elles, l’écran projetait les images d’un vieux film que Mira leur avait mis à disposition pour l’occasion.
Demain, pas de cours : c’était un jour de repos.
Et Ayra adorait ça. Cette ambiance cosy, les chants, les dialogues.
Et ce Mr Higgins qui criait toujours sur la pauvre Eliza…
Les filles riaient de bon cœur.
Elles n’avaient pas eu l’occasion de passer un moment aussi détendu depuis leur arrivée à Clairmont.
— On dirait Kael qui t’ennuie ! Et toi qui lui réponds, lança Dahlia en riant.
— Oh, arrête avec celui-là, soupira Ayra.
— Accorde-moi au moins ces quelques heures de répit, s’il te plaît…
— Dahlia m’a tellement décrit votre relation que je pourrais la dessiner au complet, lança Elenor avec un sourire malicieux.
— Oh mais arrêteeeez !
Ayra attrapa un coussin et le lança sans sommation sur ses deux complices.
Un petit cri, un éclat de rire, et le coussin atterrit en plein sur Dahlia, qui répliqua aussitôt.
Ayra observa Elenor un instant. Elle riait, sincèrement, le visage éclairé par la lueur de l’écran. Ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vue aussi détendue.
Elle reporta son regard sur l’écran, un sourire aux lèvres.
L’idée de Kael dans la peau de Mr Higgins l’amusait plus qu’elle ne l’aurait cru.
Elle ne savait pas si c’était l’image absurde qui la faisait rire…
Ou simplement le fait de penser à lui.
Elle chassa doucement cette pensée.
Ce soir, elle voulait juste profiter.
Rire.
Et être avec ses amies.
— J’espère qu’on pourra encore vivre beaucoup de moments comme ça… ici, à Clairmont, dit enfin Dahlia, d’une voix plus calme.
— Moi aussi, murmura Elenor.
Un silence doux flotta un instant, avant qu’Ayra n’ose demander :
— Au fait, Dahlia… Tu as eu des nouvelles d’Aetheris ?
— Très brèves… répondit-elle en haussant les épaules.
— Je m’en doutais, de toute manière.
— Mais bon, ça n’enlèvera rien à ma bonne humeur du moment !
Et, dans un éclat de rire, elle relança un oreiller sur ses deux amies.
La soirée pour elles se termina dans la bonne humeur.
Loin des tracas.
Loin du destin.
La nuit était tombée sur Clairmont, et avec elle, un silence étrange.
Un silence qui n’appartenait pas à ce genre de village.
Trop figé.
Trop dense.
Eren resserra sa veste, le froid de la nuit mordant déjà ses avant-bras malgré les couches de tissu.
À ses côtés, Kael avançait d’un pas tranquille, presque nonchalant, mais ses yeux, eux, ne quittaient jamais l’horizon.
Ils avaient quitté la maison par la porte arrière, contournant les rues principales pour éviter les regards.
Pas besoin d’expliquer où ils allaient.
Pas ce soir.
La forêt semblait avaler les sons.
Pas un cri d’oiseau, pas un bruissement de feuilles.
Juste leurs pas, étouffés par la mousse humide, et le craquement sec de quelques branches.
Kael s’arrêta un instant, fronça les sourcils.
— T’as senti ?
Eren tourna la tête.
Une odeur. Lourde. Aigre.
Presque animale, mais… pourrie.
Comme de la viande laissée trop longtemps à l’air libre.
Ils échangèrent un regard silencieux avant d’avancer plus lentement.
Quelques mètres plus loin, la bave apparut.
Verdâtre, visqueuse, étalée en longs filaments sur l’écorce d’un arbre couché.
Elle fumait légèrement dans le froid.
— Charmant, marmonna Kael, en se penchant.
— Et ça… regarde.
Des écailles sombres, luisantes comme du métal.
Cassées, déformées, comme si la créature s’était frottée aux troncs.
Et puis, juste après, au détour d’un buisson arraché :
Un squelette en décomposition.
Une vache, probablement.
Eren se figea.
Il ferma brièvement les yeux, inspira…
Et sentit l’énergie.
Pas magique. Pas divine.
Mais ancienne. Tordue.
Comme une cicatrice invisible sur l’espace.
— Tu sens ça ? murmura-t-il.
Kael ne répondit pas.
Il observait les arbres autour d’eux, comme s’ils pouvaient bouger.
Eren se figea.
Il s’était avancé d’un pas, pensant contourner le squelette…
Mais quelque chose l’avait stoppé net.
Un souffle.
Ou non — une pression, presque imperceptible, comme si l’air autour de lui s’était épaissi d’un coup.
Il tendit la main, doucement.
— Tu sens ça ? murmura-t-il.
Kael plissa les yeux, s’approcha à son tour.
Et lui aussi, il le sentit.
Ce n’était pas du vent. Ni une aura magique.
C’était comme si le monde s’était froissé ici, comme si un point précis de l’espace portait une cicatrice invisible.
— C’est… instable, souffla Eren.
— Comme si quelque chose avait passé la frontière. Ou tenté de l’ouvrir.
Kael s’accroupit, observa le sol.
Rien de visible. Mais la terre était sèche, craquelée à cet endroit, malgré l’humidité ambiante.
— On devrait prévenir quelqu’un ? demanda Eren.
— Ah oui, et qui ? Dieu le Père ?
— Tu veux qu’on laisse un mot à l’archange Michel tant qu’on y est ?
Eren ne répondit pas. Il savait que Kael n’avait pas tort.
Ils étaient seuls.
Comme toujours.
Et puis… leur père ne bougerait pas le petit doigt pour un monde qui ne lui appartenait pas.
Peut-être même que ça le ferait jubiler.
Un craquement dans les feuillages les fit se retourner.
Mais ce n’était qu’un oiseau, qui s’éloigna en silence.
Le silence revint.
Plus épais qu’avant.
Et dans ce silence revenu… quelque chose semblait attendre.
Juste là, hors de portée.