Chapitre 17 : Le monstre

— Donne-lui une droite ! Nan… une gauche ! Maintenant esquive !

Au premier rang, Koki assistait à toute la scène. Elle tentait du mieux qu’elle pouvait de cacher sa peur sous des encouragements et des conseils contradictoires. Si elle avait décapité Ailes-Noires sans soucis d’équité, la réputation des Serviteurs de l’Aube aurait été entachée pour toujours. Mais à sa grande surprise, Vinh s’était porté volontaire pour sauver leur honneur.

Ce dernier évita de justesse un crochet. La chance peut-être ? Ailes-Noires était vif et bougeait sans cesse. Il tournait autour de lui comme un vautour, ses longs cheveux ébène flottant comme des ailes sombres… Finalement, il portait bien son nom, songea Vinh. Captant son attention, Ailes-Noires en profita pour lui asséner un coup au niveau du foie. Vinh eut si mal qu’il en eut le souffle coupé mais il profita de cet instant pour faire une manchette. Son adversaire ne vacilla même pas. Il sourit, comme s’il s’y attendait, puis lui crocheta le pied et tous deux tombèrent à la renverse. Le pirate lui faisait maintenant une clé d’étranglement, bloquant la gorge de Vinh qui commençait à prendre une teinte écarlate.

— Il n’est pas trop tard pour fuir les Serviteurs de l’Aube. Je peux faire diversion et t’aider à sortir d’ici.

Vinh cessa de se débattre, interloqué. Ailes-Noires se pencha jusqu’à son oreille et murmura :

— Tu n’as rien à faire parmi eux. Regarde-toi, tu es à peine un homme.

La vue de Vinh devenait de plus en plus floue. Ses poumons se vidaient d’air et il sentait vaguement l’odeur du vomi, de la cigarette et du sel marin imprégné dans l’haleine tiède de son assaillant.

— Xai n’est pas celui que tu crois. C’est un être versatile, manipulateur, imprévisible et toujours en quête de vengeance, énuméra Ailes-Noires en desserrant sa prise. Il a lié des enfants innocents à des esprits millénaires pour constituer son armée. Regarde cette gamine qui t’accompagne… Elle n’hésiterait pas une seconde à poignarder des nourrissons si Xai le lui ordonnait. Plonge-toi dans ses yeux et regarde-la attentivement… Cette fille est hantée par un esprit vieux de dix mille ans. Elle n’est plus du tout elle-même.   

Un coup de pied entre les jambes fit basculer Ailes-Noires dans un gémissement de douleur puis Vinh prit le dessus. Koki poussa une exclamation de joie et donna un coup de poing en l’air.

— Vos hommes ont tenté de violer ma sœur. Vous avez créé une île de désolation et de misère. Vous êtes le fautif de l’histoire mais les Serviteurs de l’Aube sont là pour changer le mon...

— Alors comme ça, tu penses que je suis à l’origine de tes maux ? Désolée pour ta sœur, mais je n’en suis pas responsable. Tout comme cette île n’est pas sous mon contrôle. La vérité, c’est que je ne maîtrise plus rien du tout. Ce trésor est tout ce qu’il reste de ma gloire passée.

Le visage pétrifié de Bao revint en souvenir à Vinh. Envahi par la colère, il asséna un violent coup de poing à la figure d’Ailes-Noires. Vinh grimaça. Ses jointures avaient craqué et son pouce s’était probablement déplacé.

— Du calme, petit, du calme… tempéra Ailes-Noires en ricanant. C’est dur, hein ? C’est dur quand il n’y a pas de coupables à blâmer. Ce n’est pas la faute des Zaj… Ni la mienne. Juste la faute à gars minable qui voulait violer ta sœur, comme tant d’autres hommes. Y a pas de grands méchants à abattre… On vit juste dans un monde merdique… Mais après tout, tu as sauvé ta sœur n’est-ce pas ?

Du sang gluant coula des narines d’Ailes-Noires avant de dégouliner entre ses lèvres. 

— Je parie que c’est… Jojo, c’est ça ? C’est elle qui vous a sauvé, hein ? C’est pour ça que tu te sens redevable envers les mini-justiciers de l’aube… Tu vois ? Tu es à peine un homme. Mais puisque tu persistes à vouloir rejoindre les Serviteurs de l’Aube, je vais devoir t’éliminer. Ne t’en fais pas, ça ne fera pas mal.

Ailes-Noires fit pivoter sa bague en forme de crâne, dévoilant une petite aiguille. Il la planta violemment dans la veine jugulaire de Vinh qui recula. Un liquide noirâtre se déversa alors dans son corps, aussi froid que de la glace.

— Vous… êtes un menteur, souffla Vinh. Vous n’avez pas respecté les règles…

— J’ai interdit les armes et la magie, pas le poison, conclut Ailes-Noires. Crois-moi, je t’aide seulement.

Ailes-Noires avait l’air réellement désolée et contrit. Ce fut la dernière chose que les yeux de Vinh perçurent.

Le jeune homme tomba au sol comme une masse, le corps paralysé. Il sentit progressivement ses membres devenir lourds et incapables de bouger. Les battements de son cœur ralentirent dangereusement, ses poumons expirèrent le peu d’air qu’ils contenaient. Il entendit au loin Koki, qui hurla son nom avant de se jeter sur Ailes-Noires.

— Ce garçon n’en a plus pour longtemps, annonça sombrement ce dernier. J’imagine que tu n’as pas le sang d’immortel pour le sauver ?

Koki ne répondit pas. Elle retroussa ses manches et marcha d’un pas déterminé vers son adversaire avec la même fureur calme des lions.

— Je n’ai pas le sang de la grenouille aujourd’hui, mais j’aurais le tien bientôt.

Vinh ne pouvait même pas voir ce qui se passait. Il était allongé, immobile, la vue floutée par les larmes. Il faisait terriblement froid et humide dans ces égouts. Et son cœur était si lent... Alors c’était ainsi que sa vie s’achevait ? Quelle fin décevante… Pourtant, ces dernières heures, Vinh s’était imaginé une mort plus grandiose, comme mourir en sacrifiant sa vie pour quelqu’un d’autre. Au moins, les gens se rappelleraient de lui.

Ses membres étaient si lourds à porter, ses muscles si engourdis… Ce poison ne lui faisait pas souffrir le moins du monde, cependant, il lui donnait l’effrayante sensation de dormir. Koki allait-elle réussir à le soigner à temps ? Il ne doutait pas que son combat avec Ailes-Noires allait s’avérer long. En ce cas, il était condamné. Il fut assailli par la peur. Une peur brute. Sa tête allait-elle rejoindre les autres crânes dans les tunnels ? Sa famille allait-elle retrouver son cadavre ? Qu’y avait-il après la mort ? Y avait-il une obscurité indéchiffrable ? Allait-il se réincarner ?

Son corps battait en retraite et sa respiration se faisait plus lente. Vinh se sentait mourir. Une larme s’échappa de son œil pendant que de la bave coulait de sa bouche entrouverte. Très loin de la mort glorieuse auquel il avait songé. Il y avait quelque chose de déroutant dans la réalité.   

Une main douce comme un pétale de rose releva sa tête, chaude et rassurante comme un bain de soleil. Cette main redressa sa tête avec délicatesse. Vinh sentit pourtant qu’elle cachait sous cette douceur une force surhumaine. Une main de fer dans un gant de soie.

Quelque chose dans ce geste lui redonna envie de vivre. 

— Laisse-moi t’aider.

Incapable de parler, Vinh dirigea lentement ses yeux vers la voix mais sa vision était trop floue à cause du poison. Il distingua seulement une silhouette sombre. Et puis un liquide chaud, salé et poisseux glissa dans sa bouche. Le sang coula partout sur son visage : son nez, son cou et même ses yeux. Mais ce n’était pas le sang de Vinh.

— Avale. Encore.

Un éclat scintillant, puis un couteau plongea profondément dans la chair et fit couler une cascade écarlate. La bouche de Vinh était remplie de sang tiède. Ses hématomes disparurent, sa plaie au cou cicatrisa, son corps se remit à lui répondre. La même sensation que lorsqu’il avait engloutit les fioles de Kitti et Koki s’empara de lui. Un bien-être indescriptible, qui lui faisait se sentir au meilleur de sa forme. Le poison se faisait progressivement chasser de son organisme.

— C’est bien. Encore un effort.

— Merci...

À bout de souffle, Vinh engloutit une dernière gorgée de sang. Et puis il le vit.

Un visage angulaire, impassible. Des yeux tracés au pinceau, capturant à eux seuls l’obscurité effrayante de la nuit. Un regard sondant toujours le lointain. Une délicate odeur de myrte mêlée au parfum salé du sang.  

Puis les yeux de Vinh se posèrent sur une gigantesque entaille barrant un poignet. La plaie avait été si sauvagement taillée au couteau qu’il voyait un os blanc. Le jeune homme en eut la chair de poule mais il fut encore plus horrifié quand il vit la plaie se refermer toute seule. En une seconde, le poignet de l’inconnu avait parfaitement guéri et laissé place à un tatouage en forme de balance. 

— Qui êtes-vous ? bredouilla Vinh. 

— Reste en arrière, je vais affronter Ailes-Noires.

Vinh ouvrit de grands yeux lorsqu’il entendit ce nom.

Ailes-Noires ! 

Depuis tout ce temps, Koki se battait farouchement contre le chef des pirates. Il tourna la tête et la vit lui adresser un grand sourire, si lumineux que même le soleil ne pouvait pas rivaliser avec. Heureux de la voir saine et sauve, Vinh lui rendit un sourire encore plus joyeux.

— Tu es revenu sauver tes petits protégés, Xai ?

La voix moqueuse d’Ailes-Noires résonna jusqu’aux oreilles d’un Vinh complètement sonné. Sa voix était aussi insidieuse et piquante que l’aiguille qu’il lui avait plantée mais ce furent ses propos qui le tétanisèrent.

Ainsi, celui qui venait de lui sauver la vie n’était autre que Xai ? Le Xai dont Koki n’arrêtait pas de parler ? Vinh tenta de se relever mais encore affaibli par le poison, il perdit équilibre et chuta au sol, tombant sur ses fesses comme un enfant qui apprenait à marcher.  

— Je t’ai dit de rester en arrière, s’impatienta sèchement Xai. Ne nous gêne pas. 

Ces quelques mots firent cesser tout espoir en Vinh. Voilà ce qu’il était : un fardeau. Un boulet qu’on traînait. Un petit caillou qui grippait les rouages. Après tout, il s’en était douté. Bien sûr qu’il n’avait aucune chance d’arriver à la hauteur des Serviteurs de l’Aube.

Vinh n’était que Vinh, c’est-à-dire un être sans capacités exceptionnelles. Or, pour être un Serviteur de l’Aube, il fallait manipuler de l’eau, invoquer du feu, commander la terre et être doté d’une force prodigieuse.

Il fallait être exceptionnel.

Un sentiment de déception et de frustration parcourut son dos. Il se recroquevilla sur lui-même, tâchant de rester aussi discret qu’il le pouvait.

Comment avait-il pu croire qu’il pouvait vaincre Ailes-Noires ? Durant un court instant, il s’était cru invincible et capable de choisir son destin, tel un héros de contes de fées. Mais la réalité le rattrapait brutalement et le remettait à sa place : il n’avait pas su éviter le poison, et il avait été aux portes de la mort.

Xai, dont le visage restait impassible, fit basculer sa tête de gauche à droite pour s’échauffer. Ailes-Noires esquissa un sourire quand il le vit marcher dans sa direction. Le chef des Serviteurs de l’Aube possédait la même démarche confiante des fauves, imposant sa présence par sa seule silhouette athlétique.

— Ne ressens-tu rien en voyant tes compagnons mourir ? L’esprit de l’or aurait-il consumé ton cœur ?

— Il en faudra plus pour ébranler le Seigneur Suprême.

À cet instant, Vinh s’aperçut du silence qui les entourait. Où était passée l’armée de pirates d’Ailes-Noires ? Il sursauta quand il tourna la tête et distingua une montagne de cadavres ruisselante de sang. Il comprit immédiatement.

Pendant son duel avec Ailes-Noires, Xai était passé discrètement à l’action en poignardant silencieusement chaque pirate, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul en vie.

Sa force légendaire n’était pas un mythe. Il valait mieux l’avoir comme allié que comme ennemi.

— Tu aurais dû accepter ma proposition, hier soir, poursuivit le chef des Serviteurs de l’Aube avec une voix teintée d’autorité.

— Pour rejoindre un groupe d’adolescents révolutionnaires guidés par leurs hormones ? Non merci, répliqua Ailes-Noires, pince-sans-rire. 

Koki était à deux doigts de tuer Ailes-Noires, folle de rage. Le gigantesque marteau de glace qu’elle avait formé tremblait dangereusement entre ses doigts crispés. D’un signe de tête, Xai lui ordonna de rejoindre Vinh. Koki s’exécuta avec un hochement de tête.

— Finissons-en, fit Xai. Juste toi et moi.

Les yeux fermés, Ailes-Noires sortit un bout de ficelle de sa poche et noua avec sa longue chevelure en une queue de cheval battant derrière son dos, puis il rouvrit ses paupières. Une lueur de folie brillait démesurément dans ses prunelles, comme s’il attendait cet instant depuis toujours.

— Je vais t’offrir l’occasion de me voir à mon paroxysme, déclara-t-il. 

Aussitôt, tout l’or des égouts fondit pour se rejoindre dans une mer dorée qui ondulait. Des reflets d’or éclairèrent la scène tandis que des tintements de métal résonnaient. Vinh n’en crut pas ses yeux. Ces égouts, aussi crasseux étaient-ils, semblaient aussi luxueux que le célèbre salon de jade de la Cité Fleurie. Ailes-Noires était un animiste de l’or, or qu’il ne maniait comme personne. Un tourbillon doré, aussi gracieux que des rubans dansants, encercla Xai. L’or prit la forme de gigantesques serpents qui ouvrirent leur mâchoire et firent claquer leurs crocs. Leurs écailles se frottaient entre elles, leurs langues sifflaient des mélodies d’antan, leurs yeux faits d’émeraude cherchaient à hypnotiser.

Xai demeura stoïque. Discrètement, il sortit une flèche de sa manche. L’empennage était fait de plumes de faisans, la pointe en fer rouillait et le bois usé se fragilisait. Tout bon archer l’aurait jetée, mais pas Xai. 

Un des serpents dorés se précipita sur ce dernier, mais la flèche se planta dans sa mâchoire. Le serpent se transforma en rivière d’or fondu, au grand étonnement d’Ailes-Noires. Un par un, les serpents tombèrent au sol, devenant des flaques aux reflets de sang. Xai marcha dessus sans ménagement.

— C’est tout ce que tu peux faire ? Les légendes sur toi m’ont induit en erreur.

Ailes-Noires préféra le silence.

Puis Xai passa à la contre-attaque. Il fonça sur Ailes-Noires, furtif comme l’éclair. Les deux hommes s’engagèrent dans un combat tortueux. Ils étaient si rapides que ni Koki ni Vinh ne comprirent la moindre de leurs actions. De loin, ils ressemblaient à deux fauves se déchirant et s’attaquant.

Xai se battait uniquement avec sa flèche tandis qu’Ailes-Noires se défendait à l’aide de deux poignards. Ce dernier para un enchaînement successif d’attaques avant de se retrouver acculé contre un mur. Baissant sa vigilance, Xai rata son adversaire de peu et planta malencontreusement sa flèche dans une poutre. Ailes-Noires en profita pour le poignarder à la gorge mais sa tentative fut déviée par un coup de poing. Une estafilade se grava sur la mâchoire de Xai qui, la seconde d’après, lui brisa le bras dans un craquement sonore puis planta sa flèche dans son abdomen. Ailes-Noires se figea, sentant une morsure dure et froide s’infiltrer profondément dans sa chair. Xai le relâcha et le pirate s’écroula.

Au comble de la honte, il rampa au sol tel un serpent, laissant une traînée rouge sur son passage. Mais cette fois, ni sa magie ni son or ne le sauvèrent.

— Je peux pas mourir, je peux pas mourir… répéta Ailes-Noires. Pas maintenant… pas ici…

Xai s’avança vers lui, aussi paisible que s’il faisait une balade de santé. Son estafilade à la joue avait déjà guéri, ne laissant aucune trace du duel. Il se pencha, ramassa l’un des poignards qu’Ailes-Noires avait abandonnés et fit tournoyer l’arme entre ses doigts. D’un coup de pieds, il retourna Ailes-Noires sur le dos. Il émanait de Xai une aura malsaine tandis qu’un sourire effrayant dévoilait la lactescence de ses dents.  Plus que jamais, il ressemblait à un monstre.

Puis ses lèvres aux couleurs de l’aube se mouvèrent.  

— Salut les démons de l’au-delà pour moi.

Le poignard se logea dans le cœur d’Ailes-Noires.