Il est 9 heures et j’entends sonner à la porte. C’est Paul.
« Tu es matinal. Tu as oublié de changer les piles de ta montre ? Tu ne devrais pas plutôt être au boulot ?
- Non, j’ai pris une journée de congé et j’ai décidé de t’emmener en balade pour te changer les idées. J’ai lu l’article d’un confrère qui expliquait qu’il fallait du calcium et de la vitamine D pour consolider les os. Notre corps produit cette vitamine sous l’action du soleil. Comme tu restes souvent enfermée, j’ai peur que tes réserves s’épuisent.
- Tout ce laïus pour me convaincre de t’accompagner ! C’est sympa mais je tente de suivre un régime dodo la semaine.
- Je sais. Attends ici, j’ai quelque chose pour toi. »
Il sort, j’entends qu’il referme son coffre et il entre à nouveau dans la pièce avec une chaise roulante qu’il déplie devant moi.
« Je l’ai louée pour la journée. Ainsi, on pourra se promener sans te fatiguer.
- Non, je ne veux pas m’asseoir là-dedans !
- Pourquoi ?
- C’est la honte !
- Mais, je pensais que tu te fichais toujours de ce que les autres pouvaient penser.
- C’est gentil mais j’ai la flegme et tu as vu la tête que j’ai !
- Bon, je ne te force pas. Mais je comptais aller à la mer et t’inviter au restaurant.
- C’est toi qui paie ?
- Bien sûr, je ne suis pas un rustre !
- Non, tu es juste un chauffard.
- Tu es d’accord maintenant, on y va ?
- Laisse-moi tout de même enfiler quelque chose d’autre que ma robe de nuit sinon ils refuseront de me laisser entrer au resto. Et il faut attendre que l’infirmière soit passée. Elle ne devrait plus tarder. »
Paul m’aide à me préparer. Je fignole avec un foulard autour du cou pour cacher ma cicatrice et des lunettes pour le coquart. Marguerite fait son passage habituel. Elle remarque :
« Vous allez partir ?
- (Paul) On va prendre l’air du large.
- (Marguerite) Certains ont de la chance !
- (moi) Si on veut … »
Ensuite, nous sortons. Paul est garé juste en face. Il ouvre le coffre pour remettre le fauteuil.
« Tu as fait réparer ta voiture. C’est nickel, on ne voit plus rien.
- J’ai un copain garagiste, il sait tout réparer.
- Et moi, il saurait me réparer aussi bien que ta bagnole ?
- Tu me feras toujours marrer ! »
Je m’installe à l’arrière. Les béquilles dans le coffre et Paul démarre.
A la sortie d’autoroute, nous arrivons à un barrage policier pour des contrôles de routine. Paul est invité à se mettre sur le côté. Le policier lui demande les papiers classiques. Il regarde alors dans ma direction :
« Vous savez que tous les passagers doivent porter la ceinture de sécurité.
- (moi) Mais je suis incapable de m’asseoir.
- Vous pouvez quand même attacher votre ceinture. »
Je fais ce qu’il me dit sur-le-champ.
« C’est passible d’une amende. Je dois faire le constat.
- (moi) Je vous en prie. Il y a deux semaines, j’ai été victime d’un accident. Et j’ai été agressée à mon domicile il y a deux jours. Regardez. »
Je retire lunettes et foulard en continuant mon plaidoyer :
« Mon ami m’a proposé d’aller me changer les idées à la côte. Vous gâcheriez notre journée. Je vous promets de toujours porter ma ceinture à l’avenir. »
L’homme en uniforme réfléchit.
« C’est bon pour cette fois. Mais n’oubliez plus de vous attacher si vous ne voulez pas encore finir en victime. »
L’agent de police nous souhaite bonne route et on repart.
« Tu m’as fait faire l’économie d’un PV.
- Je me rattraperai au restaurant. »
La route me paraît interminable. Je commence à m’assoupir quand j’entends :
« On y est. Réveille-toi, la Belle au bois dormant !
- Non, c’est ma muse. Tu as oublié ? »
Paul trouve une place entre deux voitures. Mais il doit se résigner à chercher un parking ailleurs car je suis inextricable de la voiture. Enfin, une bonne place mais à deux kilomètres de la digue. Avec l’aide de Paul, je m’installe dans le fauteuil roulant de location.
« Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour je devrais emprunter ce genre de véhicule pour me promener. J’ai pris cinquante ans d’un coup !
- Mais non, ma vieille !
- C’est le surnom dont j’affuble ma sœur. Et n’oublie pas que je suis ta cadette ! »
Nous nous baladons dans les rues animées. Je maintiens ma jupe sur mes fesses car un coup de vent pourrait dévoiler mes dessous inexistants. Je suis triste de ne pas pouvoir tenir la main de mon chéri car il a besoin de ses deux bras pour nous faufiler entre les touristes qui s’agglutinent devant les vitrines de souvenirs, les enfants qui courent à gauche à droite et leurs parents qui cavalent derrière en beuglant. Les petits dans leur poussette me regardent d’un air amusé. Il y en a même un qui me tend son doudou pourri. Je refuse avec un grand sourire. Un autre veut m’imiter et tient ses jambes raides devant lui. Il est vrai que je ressemble un peu à un chevalier prêt à donner l’assaut avec ma jambe en guise de lance : Lord Delphine contre les chevaliers en short !
Vers 11 h 30, on s’installe à la terrasse d’un snack implantée dans le sable. Je commande un coca et Paul un jus de tomates (beurk). En attendant de nous désaltérer, Paul en profite pour sortir son appareil photo.
« J’ai une tête affreuse. Tu n’aurais pas pu choisir un autre jour ?
- Je veux pouvoir te mettre dans ma poche.
- Mais je suis déjà toute à toi.
- Je ne sais pas te plier pour te mettre dans mon portefeuille. Allez … prends la pose.
- Attends. »
Je positionne une mèche au-dessus de la cicatrice encore apparente sur mon front et remonte mon foulard.
« C’est bon, J’ai caché toutes mes marques d’infortune. Sinon, ça risque de ressembler à des photos d’un reporter de guerre.
- Retire tes lunettes aussi.
- Tu es sûr ?
- Oui, je veux voir tes yeux. »
Paul me demande de modifier mes expressions. Il a pris une dizaine de photos quand le garçon arrive avec notre commande. Il dépose mon verre mais ne voit pas le petit caillou en dessous. Au moment où il le lâche, tout le contenu se déverse sur … ma jambe. Paul attrape le verre mais le mal est fait.
« Il faut te retirer les bandes tout de suite sinon le coca va traverser. Mais pas ici, il y a trop de sable qui vole. »
Le serveur, rouge comme les écrevisses dans l’assiette de la dame d’à côté, nous escorte à l’intérieur aussi vite que si j’allais accoucher. Il souffle quelques mots à l’oreille du patron qui fait signe de le suivre dans la partie privée du bâtiment. Celle-ci se compose d’une salle à manger, d’une cuisine et d’un escalier menant à une cave. Comme la chaise est pleine de la boisson collante, on me transfère dans un vieux canapé à fleurs. Paul commence par me retirer l’attèle. Puis, avec l’aide de la mère du patron, il me retire les bandelettes. Mais le liquide brunâtre a réussi à pénétrer jusqu’au petit carré de coton blanc posé sur mon tibia. Ce dernier rempart de protection m’est délicatement retiré par la dame car Paul manque de tourner de l’œil. On m’en pose un autre provenant de l’armoire familiale. Paul sort de la pièce et revient cinq minutes plus tard.
« Le centre de la croix rouge est fermé hors saison et l’hôpital est assez loin. Ils ont appelé un médecin.
- Tu dramatises un peu. Il suffit de désinfecter et de remballer. C’est malheureux que le coca n’ait pas les mêmes vertus thérapeutiques que la tambouille de Maman.
- Ici, ils n’ont que de l’alcool à 90 degrés !
- Houla ! On peut retourner à la maison, j’ai tout le matériel.
- Non, je ne pourrais jamais me pardonner si tu développais une infection, la gangrène ou je ne sais quoi. »
Il me fait parfois peur avec ses idées alarmistes. Je suis la victime et pourtant je reste zen malgré la sensation de brûlure qui targue mon tibia.
Quinze minutes plus tard, le médecin arrive ou plutôt la doctoresse. Elle a la quarantaine, cheveux légèrement roux, une tenue des plus classiques et un visage avenant et respirant la santé. Un médecin qui se porte bien est signe d’efficacité ! Elle enfile des gants en plastique blanc et se penche illico sur mon cas(tastrophe). C’est Paul qui répond à toutes ses questions. Elle ouvre alors sa grosse sacoche noire et prépare son matériel. Avec une pince préalablement désinfectée, elle retire une gaze stérile de son emballage et l’inonde d’un liquide rose avant de tamponner sur la plaie. J’enfonce mes ongles dans les coussins du fauteuil. Ensuite, j’ai droit à une belle piqûre. Et elle remballe le tout précieusement, tant ses ustensiles que ma blessure, non sans entendre quelques uns de mes gémissements car c’est l’heure du cachet. Pour terminer, elle décide de vérifier ma tension. Sur ce, elle entame une séance de questions et conseils.
« Vous devriez manger et retourner vous reposer chez vous. C’est un peu tôt pour les sorties. Je vous trouve faible. Avez-vous perdu du poids depuis votre accident ?
- C’est possible.
- Avez-vous un traitement antidouleur ?
- Oui »
J’attrape mon sac et en sort mon ami « stop bobo » qui termine illico dans mon estomac.
« La prochaine fois, enrobez votre jambe dans une couverture. Cela la protégera du froid et des boissons.
- Je m’en souviendrai. »
Avant de partir, elle me repose l’attèle soigneusement nettoyée par la vieille dame. J’ai une envie pressante. La propriétaire me répond que les toilettes se trouvent au sous-sol. Je demande à Paul :
« Passe-moi mes jambes de secours. »
C’est alors que je remarque que mes cannes sont restées dans le coffre de la voiture qui cuit sur le parking si lointain. Paul me porte donc dans la cage d’escalier très étroite. Il avance en crabe, cherchant chaque marche du bout des pieds. J’ai peur qu’il en rate une. En bas, se trouvent deux portes avec des dessins explicites : hommes à gauche, femmes à droite.
« (Paul) Je ne peux pas entrer chez les dames !
- Et moi, je ne sais pas uriner debout ! »
Il pénètre donc dans l’espace réservé aux femmes et me dépose dans la première toilette vide. Il fait le guet devant ma porte en attendant mon appel.
En haut, je retrouve ma place dans la chaise à roulettes encore plus propre qu’avant. La maîtresse de maison nous propose de partager le repas familial. Nous refusons poliment mais mon estomac fait des siennes et émet un gargouillis très long ; ce qui incite la dame à insister. Nous acceptons, un peu confus. C’est très bon. Paul demande de payer. Mais elle refuse énergiquement. Après de longs remerciements, nous sortons.
« Tu m’as fait faire encore une économie aujourd’hui. Mais je regrette de t’avoir forcée à venir.
- Tu ne pouvais pas deviner qu’un coca déciderait de se suicider sur ma jambe.
- On va suivre les conseils de la doctoresse. Je te ramène dans tes pénates. »
On flâne un peu dans la rue commerçante avant de rejoindre la boîte de conserve qui s’est transformée en sauna pendant notre absence. Nous rentrons juste à l’heure pour ma sieste quotidienne. A mon réveil, nous soupons du poisson grillé que nous avons acheté comme trophée de notre petit périple à la mer.
Elle est méchante avec Paul, il l'invite au resto et elle lui demande si il va payer, ce n'est vraiment pas gentil...