Chapitre 18 : Jeudi 22 mai : Les Robin des villes et les Carbon des champs

Jeudi 22 mai : Les Robin des villes et les Carbon des champs  

En pleine nuit, je suis réveillée par des petits bruits et des murmures. Ma radio affiche  2 h18. Deux faisceaux lumineux s’agitent dans la pièce et deux ombres se profilent. La peur au ventre, j’actionne l’interrupteur à côté de ma tête.

« Qu’est-ce que vous cherchez ? »

Deux personnes cagoulées se retournent surprises vers moi. J’entends l’un chuchoter à l’autre :

« Merde, on l’avait pas vue. »

            Puis, le plus grand des deux intrus sort un revolver qu’il pointe maladroitement dans ma direction.

«  Montre-nous où tu caches tes bijoux et ton argent. »

            C’est une voix masculine et agressive.

« Tout ce que je possède de valeur se trouve dans le sac que vous avez trouvé. »

Evidemment, je ne leur parle pas de ma cachette secrète dans le livre de la réussite.

« Y’a que dalle là-dedans !

-          C’est tout ce qui me reste pour finir le mois. Je suis serveuse, pas Crésus. »

L’autre prend la parole, un homme également :

« Arrête de nous mener en bateau. Lève-toi et montre-moi où tu planques ton pognon.

-          Impossible !

-          Lève-toi ou je te bute.

-          Ecoutez, c’est la deuxième fois qu’on me menace cette semaine. J’en porte encore la marque au cou. Alors … tirez, vous me rendrez peut-être service car je suis en pleine galère depuis ça …(en retirant le drap qui me recouvre mes jambes.). Vous comprendrez donc que je ne puisse pas me lever. »

Je me redresse un peu pour remettre le drap ; ce qui m’envoie directement une décharge et une explosion douloureuse dans le mollet droit. Du regard, je cherche la tablette de médicaments qui ne se trouve plus sur la table. Je gémis.

« Aidez-moi à retrouver mes cachets.

-          C’est ça ? »

Le plus petit retire quelque chose de la poche intérieure de sa veste.

« C’est pas de l’XTC ?

-          NON ! De l’ADC.

-          De l’acide ?

-          Non. Anti Douleur Carabinée. Vite … rendez-les-moi. »

Il s’exécute sur-le-champ et me donne aussi le verre d’eau sur la table.

« C’est vrai que tu es dans la merde ?

-          Jusqu’au cou ! Sans couverture sociale, je suis obligée d’aller bosser ainsi … je ne sais même pas comment je vais payer mes frais médicaux. Si vous voulez faire une meilleure collecte, allez trois portes plus haut. C’est ma propriétaire. Elle possède de nombreux bâtiments et de beaux bijoux. De plus, elle reçoit tous les loyers en liquide. Je sais qu’elle cache l’argent dans l’horloge de la cuisine.

-          Merci du tuyau. Tu ne vas pas nous cafter aux keufs ?

-          A condition que vous ne lui fassiez aucun mal. C’est une vieille peau mais elle n’est pas mauvaise.

-          C’est promis.  Salut !

-          Attendez, juste une question. Vous m’auriez tiré dessus ?

-          Non, il n’est même pas chargé. On est voleurs, pas meurtriers.

-          Alors, bonne collecte. Si vous voulez bien refermer à clé derrière vous. Je n’ai plus la mienne.

-          Sans problème. »

Ils ressortent par l’arrière et ferment à clé ! Pendant que la douleur s’endort, je fais de même.

Au réveil, sous ma tablette de médocs, il y a un gros billet avec un morceau de papier déchiré sur lequel on peut lire : « Pour l’aupitale ». Ces voleurs sont nuls en orthographe mais ils sont sympas de me laisser plus riche après leur passage. C’est tout de même effrayant de savoir que n’importe quel fin serrurier puisse s’introduire chez vous aussi facilement. Paul ne me croira jamais. Elle va criser la proprio. Tiens, j’entends déjà les sirènes de la police. Ce n’est pas chez moi qu’ils viennent aujourd’hui.

      Vers midi, Paul m’appelle de son bureau.

« Maman insiste pour t’avoir à souper ce soir. Tu te sentirais d’attaque ?

-          Oui, ça me changera des petits plats de Maman Morel. Tu ne devineras jamais ce qui m’est arrivé cette nuit. Des cambrioleurs ont forcé ma porte arrière. Ils cherchaient des bijoux et de l’argent. Je les ai surpris en train de fouiller mes affaires.

-          Tu attires les criminels en ce moment.

-          Ils avaient une arme mais pas chargée. C’est moins dangereux qu’une voiture !

-          Ou qu’un couteau … et ensuite ?

-          Je leur ai raconté mes galères et ils sont partis. Je les ai envoyés chez ma propriétaire.

-          Tu ne l’aimes pas !

-          Elle s’en remettra. Et quand je me suis réveillée, j’ai trouvé un gros billet et un petit mot. C’est sympa, hein ?

-          C’est mieux qu’un petit billet et un gros mot mais je pense que Lesage devra te changer tes cachets ; tu es victime d’hallucinations.

-          Si ce billet est une hallucination, je veux bien en avoir tous les jours. Je te montrerai tout à l’heure, Saint Thomas !

-          D’accord. Moi aussi, j’aurai quelque chose à te montrer. Je t’embrasse fort, ma muse.

-          A tout à l’heure. »

Il est 17 h 15 quand Paul revient de son boulot. Il me trouve en chemise de nuit en flanelle avec des petits oursons.

«  J’adore ta tenue de soirée. Elle est très sexy.

-          Tu crois que ça plaira à ta mère ? »

Paul reste silencieux quelques secondes, l’air pensif.

« Tu n’as pas envie de venir, c’est ça ? Pas de problème, je téléphone tout de suite.

-          Non, c’est pas ça. Je suis restée en pyjama toute la journée. J’ai dormi quelques heures pour être en forme ce soir. Je ne veux pas piquer du nez au dessert.

-          Ne t’en fais pas, je te ramènerai tôt. Montre-moi ce que les petites souris t’ont laissé cette nuit. »

Je lui sors le billet et le mot.

« Celui qui a écrit ça devrait investir dans un bon dictionnaire. C’est assez incroyable.

-          Et toi, qu’est-ce que tu m’as rapporté ?

-          L’article de presse paru aujourd’hui concernant ton agression.

-          Comment sont-ils au courant ?

-          C’est moi qui ai tout relaté à Jean-François des faits divers. Il est allé interviewer l’agent Delahaye  et ses collègues présents samedi et lundi, ainsi que ton patron et ton collègue Didier. »

L’article fait toute la page et relate l’altercation de vendredi, l’arrestation de samedi et la séquestration suivie d’incarcération de lundi. En photo, on voit la devanture du Grincheux, la façade de ma maison et une photo de moi prise hier.

« Tu aurais pu me dire que tu comptais faire paraître une de tes photos. Quelle tête j’ai !

-          J’ai choisi celle qui correspondait le mieux à ta situation : tu as un petit sourire, tes yeux sont cernés et tristes mais magnifiques de courage et de force.

-          Tu vois tout ça toi ! Moi, je ne remarque que le cocard !

-          Jean-François voulait venir t’interroger mais j’ai dit que tu avais besoin de te reposer.

-          Ce n’est pas plutôt parce qu’il est mignon, ton collègue J-F ? »

Paul se met à rire.

« Explique-moi l’objet de ton fou rire.

-          J-F, comme tu l’appelles, est un grand rouquin de 25 ans.

-          Et alors, qui te dit que je n’aime pas les roux ?

-          Mais tu ne risques pas de lui plaire beaucoup.

-          Pourquoi ? Il n’aime que les grandes rousses ?

-          Non, il préfère … les hommes ! » 

Nous éclatons de rire. Après ce petit moment de détente, je demande à Paul de m’aider à gravir l’escalier pour chercher des vêtements convenables dans ma chambre. Pour le bas, une jupe longue est obligatoire. J’en choisis une bleue, ma couleur fétiche, avec un chemisier en jean, un gilet sans manches, le petit foulard en touche finale pour faire oublier le cauchemar de lundi et mes lunettes de soleil, copies d’une grande marque, pour faire chic et masquer mon œil encore bleu. Je demande l’avis de Paul.

« Je ne ressemble pas trop à une cowgirl tombée de son cheval ?

-          C’est parfait ! »

La maison familiale est une villa de plain pied dans un quartier résidentiel retiré et un peu perdu parmi les champs. En entrant, je rencontre d’abord le père de Paul. Un homme d’une cinquantaine d’années, chauve. Il me serre la main, sans se lever du sofa ni détourner les yeux de la télé. La mère de Paul sort de la cuisine, un tablier attaché à la taille. Une délicieuse odeur l’accompagne.

«  Bonsoir, Madame.

-          Appelez-moi Martha et vous avez fait connaissance avec mon mari Francis. Allez debout, toi (en parlant à son époux). Eteins cette télé et va chercher des oreillers pour installer cette petite.

-          Une chaise et un tabouret m’iront très bien.

-          Non, non, non.

-          (Paul) Je vais chercher les coussins. »

Francis se lève et semble tout perdu d’être chassé de son empire de deux mètres carré. Un bras de Martha sous le mien, je m’installe dans le fauteuil paternel et Paul intercale de gros coussins sous mon genou et dans mon dos.

« (Martha) Retirez vos lunettes. Elles sont inutiles à l’intérieur.

-          Elles masquent ce qui ne peut l’être suffisamment par le maquillage. »

Je les retire alors.

« (Martha) Cet homme vous a vraiment frappée fort.

-          (moi) Il n’avait aucune raison de se retenir. Dans quelques jours, ça ne se verra plus.

-          (Paul) Et tu retrouveras ton magnifique regard bleu azur.

-          (moi) Ce n’est qu’un changement de bleu.

-          (Paul) Changeons de sujet. Ca doit être une soirée de détente. »

Martha repart dans sa cuisine. Francis reste scotché au poste de télé où une vieille série américaine comique passe, une de celles où les rires sont ajoutés. Pas besoin de réfléchir pour repérer le moment drôle, il suffit de pratiquer le mimétisme humoristique : rire en même temps que le faux public. J’ai le temps de détailler la maison. Elle est d’un ordre exemplaire. Il y a des photos de Paul à tous âges partout sur les murs, sur les armoires : du bébé dans son berceau, au jeune homme diplômé. Une grande peinture posée sur un chevalet le représente à sa petite communion, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel comme s’il avait eu une apparition mystique. La seule photo sur laquelle il ne figure pas, c’est celle en noir et blanc du mariage de Martha et Francis. Il ne manque qu’un cliché de Paul avec son épouse … ce sera peut-être moi. Bref, cette maison est un vrai temple dédié au dieu vivant Paul Carbon !

Le générique de fin du sitcom défile et le poste est enfin réduit au silence. Je peux donc envisager d’entamer la conversation avec Francis :

« Vous travaillez dans quel domaine, Monsieur ? »

            Martha arrive alors avec un plateau de chips et de toasts, et s’empresse de répondre à la place de l’intéressé.

« Mon mari est employé communal, à l’état civil depuis plus de vingt ans !

-          Et vous, Martha ?

-          Je m’occupe de la maison, c’est un boulot à temps plein aussi.

-          Je sais maintenant de qui Paul tient son sens de l’ordre et du rangement.

-          Oui, je l’ai bien appris !

-          (Paul) Arrête !

-          (Martha) Et vous ? Avoir un intérieur bien rangé, c’est important ?

-          (Paul) Delphine était plutôt une sportive.

-          Je le suis toujours … dans l’âme. Quant au rangement, disons que j’ai une méthode très personnelle. Ca s’appelle le bordel organisé. Malgré le capharnaüm apparent, je suis capable de retrouver mes affaires sans chercher.

-          (Paul) Une méthode à breveter, n’est-ce pas ma muse ?

-          (Martha) Pourquoi tu l’appelles comme ça. C’est ridicule.

-          (Paul) Toi, tu m’appelle encore « mon bébé » alors que tu sais que ça m’énerve.

-          (Martha) Mais, aux yeux d’une mère, son enfant reste toujours un petit bébé.

-          (moi) Ma mère me surnomme « ma puce ». C’est vrai que c’est un peu gênant mais c’est tendre.

-          (Martha) Tu vois. Elle comprend, elle ! »

Je désire mettre un terme à cette petite discorde familiale.

« Excusez-moi. Auriez-vous quelque chose à boire ?

-   Bien sûr. Je suis une mauvaise hôtesse. »  

Elle me propose divers alcools, liqueurs et bières. Mais de tels breuvages en synergie avec le cachet avalé avant de partir m’assommeraient. J’opte donc pour un jus de fruits. Les chips et les toasts évitent à mon estomac de faire un trop grand tapage. Martha me pose plein de questions. Je reste très vague dans les réponses et tente de changer de sujet de conversation en posant des questions sur Paul. Elle commence alors un exposé de trois quarts d’heure depuis sa conception, en passant par sa naissance, ses premières dents, ses premiers mots, ses petites amies à l’école gardienne, ses matches de foot, ce qu’il aime manger, ses qualités (mais aucun défaut). Bref, elle aurait pu être engagée par une chaîne de téléachat avec un tel bagou.

Le coucou sonne 19 h 30. Martha se lève brusquement et commence un concert d’assiettes derrière moi. De délicieuses effluves me font saliver. Paul approche la table de salon du sofa.

« Non, je préfère manger avec vous. »

Je me lève et fais un passage au petit coin. La décoration y est très rustique. Tout est impeccable : le porte-savon brille, la serviette est posée, pliée en son milieu sur le porte essuie, pas de trace de calcaire dans la cuvette ni sur le robinet étincelant. Cette toilette pourrait être exposée dans le stand d’un magasin de sanitaire tellement elle est parfaite. A part la lunette qui a une forme rectangulaire ! C’est la première fois que j’en vois de pareille. Pourtant, aucun membre de cette famille n’a les fesses carrées !  Un mystère de la mode sanitaire. Avant de sortir, je vérifie si tout est remis à sa place. Je repositionne le savon bien au  milieu de la coupelle avant de prendre la direction de la salle à manger où les hommes sont attablés.

Je prends place de sorte à pouvoir déposer ma jambe sur les genoux de Paul, l’obligeant à manger d’une seule main. En contrepartie, je lui coupe sa viande ; ce qui semble déplaire à Martha :

« Vous seriez mieux avec votre jambe posée sur un tabouret.

-          Non, ça me va ainsi. Et toi, Paul ?

-          Aucun problème ! »

Nous échangeons un sourire complice avant de continuer notre repas. Deux assiettes sont nécessaires pour remplir ma panse. Je termine même celle de Paul qui  n’apprécie pas autant que moi la cuisine de Martha. Ma part de gâteau glacé a juste un peu  de place pour se loger dans mon œsophage. Avec la douce chaleur ambiante, je sens une torpeur m'envahir. Mes yeux clignotent. Paul comprend qu’il est temps de me ramener. Je remercie chaleureusement ses parents et promets de les inviter dès que je serai capable de rester au moins deux heures derrière mes fourneaux.

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dominosama
Posté le 17/04/2013
Une chance que mes repas de famille ne ressemble pas à ça... Même s'ils ont l'air très gentils les parents de Paul.
couscous1976
Posté le 17/04/2013
Ils sont un peu spéciaux.
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