Chapitre 17 - P1

La semaine qui suivit ne fut pas la plus palpitante de l’existence de Nathan. Son arrivée en Isoria avait fait grimper son niveau d’exigence d’un cran, et observer cet océan plat le démotivait. Ses journées n’étaient pas vides non plus, évidemment, mais l’excitation qu’il ressentait à la découverte de nouveaux environnements pendant son voyage, de Mémorys à Témérys, s’était estompée, pour que la monotonie de la routine ne la remplace. Il ne restait heureusement que six ou sept jours de navigation, en fonction de la force du vent. S’ils poursuivaient à la vitesse stable de dix-huit nœuds à laquelle ils avançaient actuellement, six jours paraissaient même être l’option la plus crédible.

D’après Rose, ils atteindraient bientôt la fameuse barrière que les marins appelaient la Transition, séparant l’Océan Chaud et la Mer Froide des Glaces. À partir de là, ils seraient totalement tranquilles. Les risques de rencontrer des Pidoques seraient réduits à zéro. Après cette étape clé, ils seraient à Estcereel rapidement. À condition, bien sûr, que le vent souffle dans le bon sens.

Après être monté à bord, Mendoza leur avait donnés une brève visite guidée du Tapéinótita, tandis que Brassard manœuvrait à la barre. Les trois mâts verticaux impressionnaient notablement ceux qui voyaient le navire pour la première fois. Lors des escales dans les différents ports isorians , ils attiraient toujours les regards. La coque en bois ne laissait pas les passants indifférents non plus mais, comme le commandant l’avait si bien dit, observer cette partie du bateau depuis le pont n’était pas une mince affaire. Il ne leur en parla donc pas et se concentra entièrement sur les éléments que ses marins pouvaient apprécier.

Le pont faisait neuf mètres de large sur quarante-huit mètres de long. Les trois-cent soixante-sept passagers ne risquaient ainsi pas de se bousculer. Il leur expliqua aussi que la Tapéinótita avait un équipage moins nombreux que d’habitude, du fait que sa mission actuelle était non-officielle. La paix durable – peut-être pas si durable que cela, par ailleurs – rendait le vaisseau légèrement désuet mais, le roi réquisitionnant parfois ses services pour ses besoins personnels, son utilité persistait dans la durée. Les passagers comprenaient deux officiers supérieurs, le commandant et son second, une quinzaine de sous-officiers, de simples marins et mousses, puis d’autres avec des fonctions plus spécifiques. Les cuisiniers faisaient parti de cette dernière catégorie. Mendoza vanta d’ailleurs les mérites du chef lorsqu’il leur montra la cuisine. Sa réputation le suivait dans toute l’Isoria, puisque Aaron lui-même avait ordonné qu’il soit assigné à ce bâtiment, de sorte qu’il puisse apprécier ses qualités lors de ces séjours maritimes.

Seuls les officiers supérieurs, le chef cuisinier et les invités de marque avaient le droit à une cabine, car il n’y en avait qu’une dizaine, en comptant la cabine personnelle du souverain. Les Sentinelles partageaient toutefois leurs quartiers, puisqu’ils étaient prévues pour deux et que l’on ne souhaitait pas gaspiller de place.

Rose et Fylynx avec Sarah. Voyageuse avec Solitaire. Solange avec Nathan.

Leur hôte ne leur décrivit que très peu l’aspect offensif du vaisseau. Il évoqua le nombre total de canons, s’élevant à soixante, mais ne s’éparpilla pas dans les détails des procédures d’abordage ou autres données sans rapport avec la traversée de ses invités. La dernière chose qu’il pointa du doigt fut le nid-de-pie, au sommet du grand-mât et à trente mètres de hauteur, où la vigie surveillait l’horizon avec une vision périphérique couvrant un rayon de vingt kilomètres. Juste au-dessus de cet observateur privilégié se situait le pavillon, sur lequel on avait brodé le phénix royal. Lorsque cet imposant vaisseau ne s’en occupait pas lui-même, cet étendard maintenait généralement les ennemis à bonne distance.

Si les journées passaient plus lentement que d’habitude à cause de la platitude ambiante, Nathan n’en était pas pour autant oisif du matin au soir. Rose insistait depuis déjà quelque temps sur la nécessité vitale qu’il perfectionne son maniement de l’épée.

À présent qu’il possédait Plume Sanglante, il n’avait plus d’excuse pour refuser de s’entraîner. Il croisait donc le fer plusieurs heures par jour avec elle, parfois également avec Solitaire ou même Voyageuse, afin de s’initier aussi au maniement Crépuscule. Cette dernière Sentinelle n’aurait jamais prétendu lui enseigner le grand art du combat mais elle savait se battre en conditions réelles. L’affronter était donc un cas pratique idéal.

À la fin d’une de ses séances quotidiennes, vers midi, Nathan s’était aventuré à demander à Solange pourquoi il préférait la hache à une arme plus fine et sophistiquée. Tandis que des mousses nettoyaient le pont, le Maître lui avait fait une réponse claire et franche, fidèle à son tempérament :

« Loin de moi la prétention d’être subtile, Nathaniel. Ma hache a l’air brut, c’est vrai. Cependant, sa forme n’est pas un mensonge comme celle de l’épée. Une arme est une arme. Elle est destructrice. Il n’y a rien de beau, de fin ou glorieux à utiliser un tel outil pour retirer la vie de quelqu’un d’autre. Jamais. Même si c’est parfois une nécessité, comme tu l’apprendras malheureusement avec l’expérience. Peut-être même plus vite qu’anticipé. Souviens-t’en si tu montes un jour sur le trône et… surtout souviens-t’en si tu es un jour confronté à une situation où tu détiendras entre tes mains la vie d’un homme.

— Ça ne te dérange donc pas que l’on puisse dire que tu as une arme vulgaire ?

— Il y a quelque chose de vrai et de pur dans la vulgarité, que l’on ne trouve pas dans les belles paroles, l’ami. Rose serait tout à fait d’accord avec moi à ce sujet. Cette arme vulgaire est diablement plus efficace que vos minables rasoirs, voilà pourquoi je ne m’en séparerais pour aucune autre. »

L’échange s’en tint là. Solange n’argumenta pas davantage puisqu’il était sûr d’avoir convaincu Nathaniel, qui n’avait rien à rétorquer aux propos très sensés de son aîné. Il n’eut toutefois pas le temps de méditer sur ces derniers, car un appel de la vigie interrompit sa pensée :

« Mon Commandant ! Navire à bâbord ! »

Mendoza, qui était à la barre pour soulager son second, laissa un autre matelot à la manœuvre afin de rejoindre le guetteur au pied du mât central.

« Qu’as-tu vu, Pal ?

— Un navire à tout juste une demi-journée à pleine voilure, mon commandant. Pas de pavillon.

— Tu es sûr ? Pas de pavillon ?

— Aussi sûr que je vous vois en face de moi, mon commandant.

— Des Pidoques seraient après nous… Voyons donc ça ! »

Mendoza s’empara de sa longue-vue et entreprit d’observer l’horizon en direction de l’ouest par rapport à leur position.

« Mais tu te fiches de moi, Pal !

— Mais non, mon commandant !

— Pourquoi me dis-tu qu’il y a un navire alors ?

— Mais j’vous jure, mon commandant ! Je l’ai vu !

— Comment ça ! Tu me jures ? Est-là une façon de t’adresser à ton supérieur, Pal ?

— Euh…

— Ne fais donc pas cette tête d’ahuri! N’as-tu donc pas vu le deuxième navire suivant le premier ? »

Pal ne répondit rien mais se précipita dans les cordages qu’il escalada comme si le diable en personne était à ses trousses.

« Mon commandant ! Je n’vois qu’un seul navire à l’ouest du nôtre. Pas d’couleur ! »

Mendoza conserva un silence lourd de sens. Un rictus illumina ses traits tandis qu’il riait intérieurement d’avoir piégé le jeunot. Un peu d’humour ne faisait jamais de mal, surtout dans les situations sérieuses.

— Qu’allez-vous faire, Mendoza, s’enquit Solange, curieux de découvrir la suite des événements.

— Pas d’affolement, l’ami. Pour l’instant, nous gardons notre cap plein nord, direction la Transition. Nous les sèmerons dans le brouillard que crée la barrière. Je ne pense pas qu’il le traverse, ces marins d’eau douce sont bien trop à l’aise dans leur bain moussant.

— C’est comme ça que vous appelez l’Océan Chaud, vous ?

— Il faut bien se distraire… Si vous me permettez, j’ai maintenant des ordres à transmettre. BRANLE-BAS DE COMBAT ! C’en est fini de se dorer la pilule ! Je veux deux fois vingt rameurs prêts à se relayer toutes les demi-heures! Dépêchez-vous de montrer à ces amateurs qu’on ne rattrape pas la Tapéinótita sans suer sang et eau ! »

Une énergie formidable se dégageait de Mendoza. Ses hommes l’aimaient et l’admiraient pour cela, lui pardonnant des fois trop facilement ses écarts farfelus. Au fond d’eux-mêmes, ils savaient qu’ils ne trouveraient pas un homme plus qualifié à l’issue d’une mutinerie. La plupart le suivait d’ailleurs depuis de nombreuses années et avait donc appris à composer avec l’extravagance leur étant imposée. Par conséquent, personne ne remit en question sa décision. Dans la minute qui suivit, une quarantaine de marins défilaient sur le pont, tous avec une rame dans les mains, prêts à exécuter l’ordre précédent.

Pendant des heures, ils ramèrent et continuèrent de ramer. Chaque fois que la fatigue se faisait trop pesante, ils se relayaient. En milieu d’après-midi, d’autres matelots avaient pris la relève sur leurs camarades, poursuivant la tâche en y mettant du coeur, car ils voulaient impressionner leur commandant. Ils entamèrent même un chant pour se donner de la force.

Si ce fut la cause de la tempête qui se déclencha en début de soirée, personne ne le sut...

Mendoza soupçonnait cependant Sophie de faire preuve d’humour noir. Puisque cela leur donnait du courage, il laissa ses subordonnées chanter encore, même lorsque la pluie et les hautes vagues furent rejointes par le brouillard de la Transition. À ce moment là, les rameurs, qui étaient retournés à leurs postes respectifs dès l’arrivée du mauvais temps, se turent instantanément.

S’orienter serait plus compliqué pendant quelques kilomètres, Rose avait prévenu Nathan. La traversée de la Transition par beau temps serait toutefois très courte, avait-elle ajoutée plus tôt. Le problème était bien simple, ils demeuraient à présent coincés dans une zone où ils ne voyaient plus rien. Ayant originalement l’intention de perdre leurs poursuivants, ils s’étaient trop rapidement enfoncés sans réfléchir. La tempête n’en serait que plus difficile à vivre mais aucun danger supplémentaire n’était à craindre, d’après la Sentinelle Originelle.

« Que les invités rejoignent leurs quartiers ! Je ne veux que des marins d’expérience prêts à faire face aux intempéries ! Je veux dix hommes avec des seaux pour écoper si nécessaire. Brassard, à la barre ! Et bon sang de mince, repliez-moi ces satanés voiles ! »

Mendoza hurlaient ses instructions pour être bien entendu. Les sons se répandaient très mal à cause du bruit des vagues s’écrasant sur la coque. La visibilité était aussi compromise, c’est pourquoi il ne se douta pas le moins du monde qu’un passager clandestin foulait le sol de son bâtiment, se dirigeant tout droit vers un Nathan encore sur le pont, bravant ses directives.

Une trentaine de secondes avant de discerner les traits de l’intrus, Nathan put ressentir sa puissante présence. Il ne savait pas comment c’était possible car ses propres pouvoirs n’avaient pas été activés, mais son instinct ne mentait pas. Une inconnue dotée d’une force incommensurable s’approchait effectivement de lui, sans que personne autour de lui ne réalise qu’il était en danger, de toute évidence.

« Bonsoir, Nathaniel.

— Qui êtes vous ? »

L’inconnue protégeait son identité à l’aide d’une cape et d’un capuchon. L’obscurité cachait très bien le reste, comme elle l’avait prévue.

« Tu ne me connais pas, petit prince, mais ça n’importe que peu. Ce qui compte, c’est qui tu es, toi. Tu n’as pas été facile à attraper, mais je te tiens désormais. La volonté de la déesse sera bientôt exaucée. »

À ces mots, elle retira son capuchon, dévoilant aux yeux de Nathan – tout de même relativement aveuglés par la tempête, rappelons-le – une chevelure et des traits familiers.

« Rose ? Mais qu’est-ce que... ?

— Haha ha, petit prince, ne me fais pas rire, dit-elle en s’appuyant sur le rebord du navire. Tu vas mourir, ce soir, tu sais ? Pas que ça me fasse plaisir, mais c’est nécessaire. Crois-le bien, ça n’a rien de personnel. »

Elle remonta alors sa manche gauche et sortit un couteau de son étui. Elle s’entailla ensuite les veines sans lâcher le plus petit cri de douleur, puis fit s’écouler son sang par dessus bord. L’océan déchaîné s’abreuva des perles rouges puis secoua la coque de noix avec encore plus de vigueur.

« Tu as déjà vu un Zeaurageux, petit prince ? Bien sûr que non… Mais ça ne saurait tarder. Tu auras cette chance avant de trépasser. Tous ne peuvent pas s’en vanter au Territoire Inconnu.

— Arrêtes-te ficher de moi, Rose ! Qu’est-ce qu’il te prend ? »

Nathan tira Plume Sanglante de son fourreau et se prépara à se battre, même s’il avait bien conscience que la chance n’était pas de son côté. L’histoire ne dirait pas de lui qu’il était mort sans opposer de résistance, si jamais elle l’évoquait. Peut-être dirait-on de lui qu’il avait été le prétendant le plus court et le moins crédible… Évidemment, il ne le découvrirait pas mais… Peu importe !

« Tu veux te battre ? Mais tu n’es qu’un enfant ? Ce ne serait pas équitable. Allons, allons, sois sage et tout ira bien. Profite de tes derniers instants et admire le spectacle. On ne voit pas ce genre de merveille tous les jours.

— Je ne me laisserai pas insulter, cria Nathan en feintant vers l’avant.

— Je constate que c’est de famille d’agir de façon inconsidérée. N’est-ce pas ? »

Elle repoussa presque Plume Sanglante avec douceur, pour prouver à quel point elle était supérieure à son adversaire. Le désarmer ne lui coûta pas beaucoup plus, puis elle lui enfonça le couteau tâché de sang dont elle venait de se servir en pleine poitrine, manquant de peu le poumon gauche. Elle saisit enfin Nathan et le jeta dans l’océan.

Tandis qu’une coupable inconnue disparaissait, une épée de légende gisait sur le pont, inaperçue… et son propriétaire s’enfonçait lentement dans l’obscurité des eaux de la Transition.

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