Victor venait de tomber de deux mètres, sur le dos, à même le sol du vétuste laboratoire. Il n’aurait pas pu si mal chuter, car en vérité, le conduit d’aération par lequel il avait été contraint de se faufiler avait cédé sous son poids. Non pas qu’il fût si massif, du haut de ses un mètre soixante, mais le lieu n’avait sûrement pas été pensé pour une telle utilisation.
Par ailleurs, il n’avait pas non plus été conçu par un homme de grande stature. L’intéressé n’avait pas dévissé ni le regard de son écran ni le dos de son illustre siège, pour daigner saluer son invité. D’en bas, Victor pouvait deviner la pugnacité de l’ingénieur, affairé qu’il était, autant que son mépris.
Sans oublier sa prudence. « Eh bien, l’on peut dire que pour une entrée difficile, elle ne vole pas sa réputation ! C’est ainsi donc que vous vivez, sans que l’Araignée ne vous trouve. Intimiste, s’il en est.
— Vous êtes en retard. » Cosprow parlait aussi lentement que ses doigts tapaient vite sur le clavier. « Je n’ai pas que cela à faire. Venons-en aux faits. »
Se massant le dos, le professeur se releva et s’approcha de son hôte. Désireux de se détendre, il attrapa un petit tabouret à l’air douteusement confortable, et entreprit d’y poser son séant, qui rencontra le sol avec violence. La petite chaise venait de s’enfuir !
« Ne touchez pas au mobilier.
— Diantre que c’est embêtant ! Toute votre demeure bouge de la même manière ? Cela explique les problèmes que rencontre notre ami commun à vous débusquer… »
Déjà fourbu de cette entrevue, Victor s’assit sur le bureau du chercheur, sans attendre d’y obtenir quelconque invitation. Il s’épongea le front avec un mouchoir de soie, se délestant du cambouis et de la poussière qui s’y étaient déposés. Cherchant aux alentours un quelconque témoin de son reflet : « Pouvez-vous me dire si j’en ai encore dans les cheveux ? J’ai horreur des toiles d’araignées, ou de ce qui peut grouiller dedans…
— Votre fille est morte. »
Sans préambule, Cosprow s’écarta du bureau, massant ses doigts. Puis, tendant ceux-ci dans le vide, se fit apporter par un robot à roulettes un mug de café – avec des glaçons ? –, qu’il but sans attendre. Son regard télescopique s’allongea jusqu’au visage du jeune père, comme pour guetter sa réaction, comme pour tester sa confiance.
« Il est de coutume d’offrir un thé à un invité avant de lui annoncer si sinistre nouvelle, se lamenta simplement Victor. Oh… merci, petite chose. » Il attrapa une tasse, que venait de lui rapporter un petit robot, à l’odeur alléchée. Craignant la ciguë qui pouvait s’y planquer, il la déposa à même le bureau. « Cela étant dit, je suis au regret de vous apprendre que vous avez failli à votre tâche.
— Hm, grogna Cosprow, mécontent. Qu’importe, je m’en occuperai plus tard. Vous me serez suffisamment gênant pour que vous ayez une paire d’yeux ailleurs. Enfin, une paire, façon de parler.
— Oh. Non, je ne parlais pas en ces termes-là. Je soulevais un autre genre d’erreur, mais je suis certain que votre perspicacité sans failles trouvera la réponse. Cette même perspicacité qui vous a mené à m’avouer votre odieuse tentative, afin de me pousser dos au mur. »
Il refusa le petit gâteau que lui proposa le robot, pourtant tiraillé par l’appel du sucre, attendant que son interlocuteur enchaînât. Il n’en fit rien, et put donc reprendre :
« Ma fille Shelly se trouve… suffisamment loin pour ne pas vous gêner. Mais tentez donc avec l’autre ! Vous n’arriverez pas à frôler ne serait-ce qu’un cheveu de Neila.
— En l’occurrence, ça a déjà été fait. Mais qu’est-ce qui vous laisse entendre qu’elle est aussi intouchable ? En quoi cela vous concerne d’ailleurs si, comme vous le prétendez, vous n’êtes pas son paternel ?
— Ha ! Elle portait un scaphandre, ça ne compte pas. Et je surveille vos protégés de près, à vrai dire. De très, très près. Enfin… je me vois obligé d’obéir aux caprices de certaines personnes, et bien que cela me coûte, je m’y plie ! »
Le musicien reposa ses pieds sur le sol et, sous le regard attentif de son hôte, visita les lieux. Pas bien grands. Il observa les conduits, les pièces de machines, circuits imprimés, fils, boulons, caisses à outils, torchons usés et délavés, membres de robots, plans d’anatomie sinistrée, écrans remplis de neige, lumières vacillantes, machines mobiles et sautillantes, étincelles échappées de panneaux de contrôle, lunettes, lunettes et encore lunettes, cadavres d’expériences, restes de parapluies, vêtements déchirés et salis de suie, ou encore le fusil chargé posté tout près de Cosprow.
« Ça ne me concerne pas, finit par soupirer ce dernier. Tant que vous vous occupez de Lorace, cela me va. Nous ne devrions pas avoir plus de raisons de nous côtoyer à l’avenir. Dans le cas contraire, je n’aurais aucun mal à vous pister. Savez-vous ce que je faisais, en tant que sénateur et garde des sceaux, il y a dix ans ?
— Laveur de cerveau. Me trompé-je ?
— Entre autres diableries que vous subirez, si vous me trahissez. Je vidais l’esprit des malheureux, avec une machine de ma création. Conçue pour libérer la justice de ses maux, je leur en ai donné plus encore. La vérité est un poids à conserver, pour le bien commun. Elle ne le sert jamais.
— Je ne serais pas aussi catégorique, mais ici, l’as en la matière, ce n’est point moi. Je ne fais qu’observer la vérité, je ne la propage pas. Maxwell joue dans l’entre-deux, peut-être est-il le plus sage de nous trois.
— Ce faraud. Un lèche-botte de Swaren. Payé à fournir gratuitement le journal aux habitants, pour contrôler librement l’opinion. Le Time News, les liseuses du garde des sceaux, les chouettes du musicien prétentieux, le monde mérite-t-il aussi malfaisant ? »
Il vida sa tasse et quitta son siège, enfin. Les mains plongées dans ses petites poches, il rumina le silence, comme pour le faire fuir. Tâche que, et avec plaisir, Victor entreprit :
« Le monde, je ne sais pas, mais cette ville ne mérite rien de moins que ça ! Personne ne vient ici pour le bien, pourquoi ce concept devrait-il être roi, ici ? Mettez n’importe qui à la place de Swaren, pire même, de l’Empereur. Tuez l’un de ces deux-là et donnez le pouvoir à cet inconnu : il fera pire !
— Vous illustrez bien la position de Hugues, à ce que je vois. Sauf qu’il s’est lui-même chargé du meurtre en question…
— Je vous arrête tout de suite ! » Victor avait élevé la voix, de gaieté de cœur. Puis, il claqua des mains, ravi de son effet. « L’Empereur est en vie. »
Victor avait douté que la gorge d’un si petit homme pût grogner aussi fort. Aussi fut-il surpris quelques instants, laissant le champ libre à son interlocuteur de jurer, pester, puis lui lancer :
« Foutaises de croire ça. Vous qui pourtant prétendez tout savoir.
— Je prétends en savoir plus que ceux qui le prétendent, plutôt. Ceux comme vous, manifestement. Je suis étonné que le maire ne vous ait pas mis la puce à l’oreille, en vous parlant des liseuses.
— Un esprit aussi lent… Comment pensez-vous pouvoir me débarrasser de Lorace si vous ne regardez pas la réalité en face ?
— Tant d’agacement ! pouffa Victor. Je vous le confirme pourtant, j’ai moi-même participé à la chute du monarque. Humphrey n’est pas mort.
— C’est tout comme ! » Un mug de café vola à travers la pièce, que le musicien prit soin, et à raison, d’esquiver. Un petit robot sortit de son armoire pour tout nettoyer, mais se prit la tasse de thé en plein visage, grillant sur le coup. « Ne voyez-vous pas ce que vous avez fait ?! Considérez-vous toujours ça comme être en vie ?
— … Oui. Ce n’est pas comme s’il ne nous posait pas quelques soucis. Enfin, à Swaren, tout particulièrement. Et cela n’est pas près de s’arrêter… Mais, j’imagine que le maire obtiendra un jour ce qu’il souhaite de vous. Vous êtes le seul à pouvoir plonger dans la mémoire de l’Empereur. »
À ceci, Cosprow ne répondit que par un claquement de langue sonore et adressé au sol. Il ramassa les restes du petit robot, court-circuité par le thé. « Le maire ne me trouvera jamais, et ne m’obligera jamais à rien. Et ni vous ni lui ne pourrez faire quoi que ce soit pour me pousser à chanter, pas même toucher à mes enfants. Cette discussion s’éternise, et ça m’énerve. Occupons-nous de Swaren. Et sans attendre. Je n’ai aucune envie de répéter cet entretien. »
Retournant sur son siège, fortement préoccupé par ce qu’il voyait à l’écran, Cosprow ne vit pas Victor regarder sa montre à gousset. Puis, la rangeant, il se racla la gorge. Effet théâtral raté. Il recommença, plus près de l’ex-sénateur.
« Concernant vos “enfants”, comme vous dites, je crains que cela soit un petit peu plus compliqué… C’est-à-dire que vous m’avez mis dos au mur, d’une manière certes efficace, mais sans subtilité. Cela m’a particulièrement désarçonné, je dois le dire !
— L’objectif était là. Donnez-moi l’emplacement.
— L’emplacement, oui… Il est vrai que je ne peux débrancher le cœur de Swaren par mes seuls moyens, honte à moi de l’avouer ici. Mais il existe une autre possibilité. »
Comme poussé par la curiosité, le regard mécanique de l’ingénieur se décrocha une seconde de l’écran, pour venir épouser celui, plissé, du musicien. Plus près qu’il ne l’avait pensé.
« Pour moi, j’entends. Celui de réserver à vos “enfants” le même destin qu’à l’Empereur et à sa fille. Nul doute que le petit Noah sera ravi de passer du temps en compagnie de sa belle. Vous, en revanche, vous nous servirez de larbin. Monsieur le Maire sera ravi, j’en suis certain, de voler la combinaison de l’Empereur. »
Victor claqua des doigts, figeant la pièce. Le son résonna sur les murs de tôle du laboratoire, avant d’y imposer un silence pesant. Et gênant, car rien ne se passa.
Il claqua une deuxième fois, sans plus d’effet. Cosprow n’avait depuis pas retouché à son clavier, partagé entre la rage et l’ahurissement. D’un visage probablement pétri de honte, Victor sortit sa montre à gousset, avant de lever les sourcils.
« Pour une fois que je suis en avance. Pardonnez-moi… Cinquante-huit, cinquante-neuf… Voilà ! » Il claqua une ultime fois des doigts, et l’écran de l’ordinateur grésilla.
Cosprow, qui avait lentement avancé sa main en direction de son fusil, tourna vivement la tête en direction du verre cathodique. Il lâcha un « Non ! », à demi étouffé et avalé, torturant le clavier de ses doigts usés. L’écran continuait de grésiller, et les informations affichées de s’effacer progressivement. Mu par le désespoir, l’informaticien frappa les touches de ses deux poings, admirant avec impuissance l’entièreté de son œuvre se faire aspirer par le néant.
L’écran se calma. Ne restait qu’un curseur clignotant, en haut à gauche, face à un désert vert bouteille.
Le reste des écrans de la pièce grésillèrent de la même manière, avant d’afficher la même chose. Les robots qui se mouvaient par endroits cessèrent tout mouvement.
Et les lunettes de Cosprow, de lui obéir.
Libérant un râle de douleur, l’ancien sénateur chuta de son siège, tirant sur sa prothèse télescopique. Ses mugissements devinrent plus prononcés, à mesure qu’il tirait contre l’appareil, devenu fou : les tubes bougeaient de manière frénétique, lui frappant la rétine, et les réglages sur les côtés écrasaient sa boîte crânienne. Peu à peu, les vis se décrochèrent de son visage, et il réussit à se débarrasser de l’engin, qui chuta, dévoilant un visage défiguré, et deux globes rougis, sans paupières. Une partie du visage sans peau, celle-ci abandonnée sur la ferraille, et un regard rond et saignant de rage.
Victor siffla, admirant la vue, d’un air satisfait. « Quel spectacle, vous êtes aussi séduisant que devait l’être Swaren dans sa fringante jeunesse ! Toujours à l’heure, celui-ci, notons-le.
— Avorton ! Je vous broierai la cervelle pour ça !!
— Je vous en prie, point de vulgarités entre nous. Cela ne me fait nullement plaisir d’obéir à cette tarentule avide de pouvoir, mais que voulez-vous… La dignité m’abandonne, autant que la victoire de votre côté. Permettez que je vous donne un… »
Il fut vivement interrompu, lorsque Cosprow se jeta sur le fusil qu’il tenait près de lui. D’abord tenté de reculer, Victor fut pris de court, le voyant diriger le canon en direction de son propre crâne dégarni. Le coup partit… contre le mur, le vieil homme désormais ficelé par toute une ribambelle de câbles. N’ayant eu la chance de s’ôter la vie, et de priver ses ennemis de ses connaissances.
Les fils de cuivre sortaient des murs et des machines, pour attacher l’ingénieur et l’écarter de son arme. Mâchoire serrée, résigné, il finit la tête à l’envers, et son regard globuleux se jeta sur son jeune adversaire.
« Absolument terrifiant, dut admettre Victor. Cela m’aurait arrangé, de me débarrasser de vous seulement après avoir écarté Swaren, mais l’inverse se dut d’être ma priorité. Je reprends donc, et permettez que je vous donne un conseil… »
Un craquement sourd se fit entendre, suivi d’un cri. Les câbles continuaient de se serrer le pauvre homme, dont le crâne se couvrait de sang à mesure que ses yeux en perlaient. Victor sortit une chouette de sa poche, contrarié :
« Calmez-vous, Monsieur Swaren, dit-il à l’oiseau. Desserrez l’étreinte, je vous prie. Que disions-nous… Oui ! Ce conseil, le voici… » Victor sortit une troisième fois sa montre et observa son contenu avec attention. Un sourire, torve, traversa sa petite trogne, de celui qui s’amusait plus qu’il ne risquait sa peau. « Tuer Neila – ou, celle que vous pensiez être ma fille – aurait dû me contraindre à vous suivre aveuglément, puisque j’aurai perdu un soutien considérable. Vous n’avez cependant pas pensé au fait que je me méfierai de vous davantage que de Swaren, qui ne rêvait que d’une occasion pareille pour se débarrasser de vous. Votre erreur m’a fourni de nombreux indices, ainsi qu’une aide plus précieuse. Et bien plus cruelle. Lorsqu’on trahit, futur Garde des Sceaux, on le fait à fond. »
Cosprow avait arrêté d’écouter, et avait tenté de se mordre la langue pour s’ôter la vie. Il finit férocement bâillonné, et empêché de tout mouvement, maintenu contre le mur de son propre laboratoire, telle une proie prise dans la toile de l’arachnide planqué.
Victor, lui, se détourna de l’odieuse scène, pour ne regarder que sa montre. Il tourna la couronne de réglage, changeant les scénettes du petit écran qu’il regardait. Celles-ci le ravirent, mais, principalement, le contraignirent à se hâter. Dans la même veine, il rangea son outil d’espionnage, adressa un dernier regard à Cosprow, et s’inclina.
« Mes deux Sénateurs, je vous prie de m’excuser. C’est que je suis fort attendu. Puissent nos futures affaires être productives ! »