« La poupée, hein ? »
Victor sirotait son thé, avec l’amertume du perdant. En temps normal, la venue de l’Araignée dans son bureau privé, tout en fatras, ne répandait qu’une nauséabonde odeur d’agacement. Cette fois-ci, son arrogance rajoutait un arrière-goût de défaite en bouche, d’une longueur difficilement supportable. Et les mouvements de main satisfaits du sinistré, qui agitait sa lettre tel un éventail, n’étaient pas pour l’en débarrasser.
« C’était très finement joué de votre part, M. Owlho. N’oubliez ceci dit pas que, écriture manuscrite ou non, rien ne finit par m’échapper très longtemps.
— Allons donc. De quoi vous arguez-vous cette fois-ci ?
— “Le garçon au bandana, qui recherche cet artéfact cubique, reçoit des ordres d’une de mes proches”, lut Swaren. “Tout cela n’est en rien de mon fait.” Une lettre adressée à la jeune fille à lunette, aux traits en tout point semblables à votre pseudo-progéniture.
— Faites attention ! sourit Victor. Je pourrais me vexer.
— Vous m’avez dupé ! Bien sûr que vous connaissiez l’identité de la poupée. Bien entendu que vous êtes entré en contact avec elle. Vous prétendez le contraire dans cette lettre, mais en réalité c’est vous qui tiriez les ficelles de cette manigance. Créer une taupe de toutes pièces, utiliser l’écriture de votre fille, la mettre en correspondance avec un gamin aisément manipulable et aux nobles ambitions, et brouiller les pistes par une enquête. Bien que je peine à comprendre ce qui vous animait, cela ne m’importe désormais que trop peu. Votre manège fut fort pénible, mais tout aussi court. Cette ville restera mienne, et vous perdrez tout.
» Quel dommage, qu’un si jeune spécimen périsse aussi vite. Cela m’aurait bien amusé de vous savoir à mon service, observant tous les recoins de cette ville avec la technologie d’Abel. Mes araignées ne sont que trop fragiles, mes mouchards ne peuvent que pister sans précision. Et je doute que vos drones puissent m’obéir un jour. Soit ! Je trouverai un moyen, lorsque j’aurai récupéré un corps. J’espère d’ailleurs que vous l’admirerez, lors de votre procès. Je n’aurai aucun mal à vous trouver moult chefs d’accusation. »
Les yeux noyés dans sa tasse, le professeur n’y trempait que le bout des lèvres, regrettant d’avoir utilisé sa machine à écrire pour convoquer le sénateur. Alors qu’enfin ce dernier eut fini sa tirade, il la posa sur son bureau, sur lequel il était assis, puis défit son nœud papillon.
« Vous en avez terminé ?
— Avec vous, oui. Je vous souhaite ainsi une excellente soirée, M. Owlho.
— Oh, mais non enfin ! Restez donc prendre un thé. Nous avons tant à nous dire, en vérité. Permettez que je me livre à vous, qui m’avez rassasié de vos paroles épicées. » Victor se jeta en direction de la porte, pour la fermer à double tour, puis laissa passer un courant d’air par la fenêtre, pour que les chouettes pussent y entrer. « Ne sait-on jamais, se sentir observé est toujours rassurant.
— Vous perdez votre temps. Vous êtes finis, vous et votre garce de fille, sans oublier la pénible sœur qui lui court après.
— La pénible sœur ? Celle avec laquelle j’ai dansé avant-hier, présente à la une du journal de ce matin ? Ma fille ? Celle qui étudie actuellement à Atélia, à quelque trois cents kilomètres d’ici ? De par leur simple ressemblance, vous êtes parvenus à associer deux éléments parfaitement contradictoires ? Cela est quelque peu fort de café, mon cher, et ce n’est pas pour rien que mes papilles honnissent tant ce parfum. J’imagine que ma propension à la solitude n’était pas pour vous aider : de quelle autre “proche” aurais-je bien pu parler, si ce n’était ma Shelly ? M’enfin ! me voilà obligé de vous fournir quelques honnêtes explications. »
D’un air ennuyé, Victor arracha la lettre des mains du sénateur, qui ne broncha pas. Il s’en amusa même, imaginant qu’il cherchait à éliminer les preuves. Du tout :
« Cette lettre, je l’ai faite à l’attention de la jeune Neila, pour lui montrer ma propre écriture. J’ai appris à écrire ici même, à Everlaw, le mois de mon arrivée. Je devais bien marquer mon statut social, et m’exercer à la plume. Cela ne m’est jamais rentré dans la tête. Ma fille a si vite appris, en comparaison !
— Je ne peux que confirmer, la poupée écrit superbement bien, le provoqua Swaren.
— Comment vous contredire, je la vois toutes les semaines, au conservatoire. »
Le sinistré secoua tristement la tête, replaçant son haut-de-forme. À ses oreilles, si l’on pouvait les nommer ainsi, ces paroles ne parurent sonner qu’à l’instar de facéties.
« Ne pensez pas que j’ignore que l’absence de mes hommes dans la cachette du sonneur fut de votre fait. Ni, que vous avez planqué l’étranger exprès pour me contrarier. Voudriez-vous me faire croire en prime que la poupée était sous vos yeux depuis le début ? Que vous étudiiez les partitions de vos élèves en espérant décoder leur écriture ?
— Eh bien… exactement.
— Risible !
— Et pourtant vrai ! Mais cela ne m’a pas empêché de la démasquer très vite. Permettez-moi de poursuivre, à mon tour, une tirade. Ce que je souhaitais, avant tout, c’était rencontrer cette jeune fille. À l’origine pour vous mettre des bâtons dans les roues et continuer son manège, sans que cela n’entrave mes ambitions. Vous n’étiez pas si loin du compte. Mais notre passage à Flicky Way m’a convaincu du contraire. Neila était là, juste sous mes yeux. Au moment propice. Cela m’ennuierait de vous partager mes conflits familiaux, mais sachez que sa venue sonnait à mes oreilles comme la providence elle-même.
» Vous disiez tantôt que vous peiniez à comprendre le but de mes supposés agissements. Lorsque l’on souhaite mener l’orchestre, il faut avant tout connaître la partition de chaque musicien du groupe. Si vous agissez sans comprendre, par de simples présupposés, considérez votre raisonnement comme nul, et recommencez.
— Amusez-vous à faire votre petit professeur une dernière fois, si cela vous chante. Je me contenterai du rôle du mauvais élève. Ou bien du premier de la classe, voyez plutôt : ne disiez-vous pas que votre ambition était de m’empêcher d’agir, en utilisant cette poupée ?
— Bien entendu, avec une poupée qui existait déjà. Pourquoi me serais-je donné autant de mal à fabriquer cette histoire de toutes pièces afin de me débarrasser de vous, alors qu’il m’aurait suffi de vous débrancher ? »
Les yeux du sénateur frémirent un instant, et, sentant les tôles de la pièce trembler, Victor les imita. Un sourire torve déforma son visage, qui pâlissait probablement à vue d’œil, mais il persista :
« La poupée me contraignait à avoir besoin de vous, pour ne pas vous accompagner dans votre chute. Mais, si l’on part du principe que notre intéressée n’existait pas, il m’aurait suffi de vous effacer de l’équation. Navré de vous l’avouer, mais notre histoire d’amour commence par une nécessité, de l’un comme de l’autre, d’exister. Ne craignez rien, votre secret sera bien gardé. »
Les boulons frémirent à leur tour, ajoutant au concert une chorale qui vrillait l’esprit du musicien. Il se pensait perdu. Mais sa défaite ne serait que trop belle, à provoquer un homme si puissant.
Au versant de son jugement, la scène se calma. Tout redevint calme et, alors, il sut qu’il avait gagné. Avec peu de chances que cela arrivât – pensée exprimée par un profond soupir. Une première, lui qui masquait si bien ses états d’âme.
« Eh bien, Sénateur, et si je vous avouais que je fomentais quelque chose avec la poupée, que me répondriez-vous ? Non, attendez… Avec la poupée, ET Cosprow en prime ?
— Que vous ne m’étonnez pas. »
Le ton du sinistré était plat. Comme s’il parlait à un mur. Sa stature, immobile et droite.
« Diable, je comprends désormais en quoi ce vieux fou vous donne tant de mal. La poupée devait me servir pour mes propres objectifs, et Cosprow me débarrasser de vous. En l’état, il m’a devancé, sur le terrain de la trahison. Que diriez-vous, ensemble, de corriger sa témérité non contrôlée ? »