Le sommeil avait emmené les occupants du navire au pays des songes. Le silence hantait le bateau en attendant qu’ils reviennent de leur périple. Le seul qui troublait ce calme était Evan. Il arpentait le couloir en se dirigeant vers la chambre commune. Les éclats stellaires de la voûte céleste estompaient à peine le voile d’obscurité à travers les hublots. Le vaisseau tangua. À moins que ce soit lui qui chancelait ? Il s’appuya contre le mur en se frottant le visage. Même s’il venait de quitter la cabine d’Alizéha, son cœur battait toujours à la chamade. Ce n’était pas la peur qui l’avait mis en alerte, mais une émotion plus intense encore qui s’était emparée de lui. Une émotion qu’il ne contrôlait pas et qui l’effrayait. Il repensa à son attitude devant la déesse et l’embarras empourpra ses joues. Avait-il perdu l’esprit ? Quel sort Lize avait-elle jeté sur lui ?
Lize… Ou plutôt, Alizéha.
Dire qu’il voyageait avec la déesse de la colère en personne depuis des semaines… Il essuya le filet de sang qui coulait le long de son cou. Il n’avait pas prévu de révéler qu’il avait deviné son identité, s’attendant à une réaction brutale, mais qu’elle sache n’était pas plus mal. Ça faisait moins de secret entre eux, surtout que ça ne changeait rien pour lui.
Dans la chambre commune, tout le monde dormait à poings fermés. Evan ne sentait pas la fatigue alourdir ses paupières alors il décida de sortir sur le pont prendre l’air. Il avait chaud. La fraîcheur de la nuit l’apaiserait.
À l’extérieur, les étoiles s’éparpillaient dans le ciel et disparaissaient à l’horizon délimité par une eau sombre. Même l’océan semblait endormi. Heureusement que la lune était là pour veiller sur ceux qui recherchaient sa compagnie.
Il s’accouda sur la rambarde, le regard perdu dans les vagues noires. Un frisson lui hérissa les poils, qui s’évanouit lorsque son esprit rejoua sa discussion avec Lize. Il eut envie de plonger dans l’eau froide.
— Bon sang, je lui ai dit de ces trucs…
Quand il se trouvait près d’elle, il devenait un parfait idiot. C’était pathétique. Lize devait avoir une piètre image de lui.
— Je constate que ta tête est toujours sur tes épaules. Tant mieux.
Evan sursauta au son de cette voix à mi-chemin entre la moquerie et le soulagement. Il tourna la tête vers Tila. Les rayons argentés qui ruisselaient sur ses cheveux blonds et sur sa peau laiteuse lui conféraient une allure presque onirique. Ses yeux violets scintillant autant que le ciel.
— Ton intuition t’a dit que j’allais commettre une bévue ce soir, mais pas si je m’en sortirais vivant ? s’enquit-il.
— Je me doutais que ça irait, mais j’ai préféré m’en assurer.
— Tu te serais sentie coupable si j’étais mort. Après tout, c’est toi qui m’as encouragé à la suivre, à la taverne.
Tila le rejoignit près du bastingage. Le bois craquait sous ses pas. Elle replaça une mèche derrière son oreille en s’appuyant sur la rambarde.
— Elle ne me laisse pas le choix. Qu’elle reste renfermée sur elle-même n’apportera rien de bon. Il faut qu’on secoue sa coquille pour la forcer à en sortir. Depuis petite, elle a tendance à s’isoler des autres quand elle souffre. Ça m’a toujours agacée.
— Et tu penses que je suis capable de l’aider ?
— Je pense que tu fais partie des rares personnes à ne pas craindre sa colère et à avoir un intérêt sincère pour elle. Des qualités essentielles quand on veut lui tendre la main.
Il avait donc été choisi pour son instinct de survie médiocre qui lui permettait de l’approcher peu importe les risques. Sympa. Mais il n’allait pas se plaindre. Quoi que ça dise sur lui, il se fichait des vies qu’elle avait prises justement ou non. Il voulait comprendre ce qui la tourmentait, connaître ses démons et ses faiblesses, embrasser ses cicatrices, même si ça impliquait pour lui de partager les siennes en échange. Il ne voulait pas voir la déesse ou la criminelle, il ne l’avait d’ailleurs jamais vu ainsi. Il voulait voir Alizéha, sans masque ni barrière. Rien que la jeune femme qu’elle était, avec ses doutes, ses désirs, ses peurs et ses espoirs. Un souhait égoïste qui le poursuivait depuis longtemps…
— Je m’effraie moi-même, marmonna-t-il.
— Et Lize également, ajouta Tila. Tu la bouscules, mais c’est une bonne chose. Elle doit refaire confiance aux humains, et tu es la meilleure personne pour ça.
Evan fit la moue en posant son menton sur sa paume. Il ne cherchait pas à ce qu’elle fasse confiance aux humains. Juste à lui, ça lui suffisait.
— Je l’ai su quand tu n’es pas revenu en panique à la taverne, avoua-t-elle.
— En fait, ça ne m’a pas étonné qu’elle soit la déesse de la colère. Ça faisait sens.
Durant le trajet, il avait soupçonné que Tila soit en réalité la guide de Lize, pas d’une quelconque divinité qui l’avait missionnée dans le royaume des mortels, et que Lize voyageait sous une fausse apparence. Cela aurait expliqué l’extraordinaireté de Virko et sa victoire parfaite contre les géants. Mais il ne comprenait pas pourquoi afficher une cicatrice qui attirait l’attention et l’handicapait. Ce fut à Valko, au temple, que l’idée qu’elle soit la déesse de la colère lui avait traversé l’esprit. La réaction de Tila à son sujet lui avait mis la puce à l’oreille : cette façon qu’elle avait eu de la défendre lui avait rappelé leur relation. Une supposition qu’il avait abandonné pour les raisons citées à Lize.
— Ça explique aussi le surnom. Un indice si évident, quand on sait…
— Ah ! C’est le surnom que je lui ai donné, enfant. Elle ne le dit pas mais elle l’adore.
Evan souffla du nez, dépassé par la relation fraternelle des deux femmes.
Un silence confortable perdura pendant qu’ils se murèrent dans leurs pensées. Les flots endormis berçaient paisiblement le navire. Le voleur se demandait si Lize respecterait son souhait. Ses yeux étaient focalisés sur le remous des vagues, hypnotisé par les mouvements de ce néant abyssal. Le poids du regard de Tila sur lui brisa sa concentration.
— Tu commences à regretter ton choix ? l’interrogea-t-il.
— Non. Je me demande ce que tu as vécu pour ne pas craindre le danger.
Il craignait le danger, un seul. Plus que la mort. Plus que les monstres. Plus que les divinités. Pouvoir contempler un ciel étoilé aussi vaste était si inimaginable à une époque que, même s’il mourait maintenant, il serait heureux. Il vivait comme bon lui semblait, comme si chaque jour était le dernier, pour partir le moment venu sans regret. Titiller une déesse ne lui faisait pas peur, surtout quand c’était aussi amusant. Il aimait la mettre en colère, voir ses prunelles s’embraser et son air morne se fissurer. Tout à l’heure, dans la cabine, elle souriait. Elle n’avait jamais été aussi éblouissante qu’à cet instant. Si se comporter comme un idiot la rendait rayonnante comme un soleil, il recommencerait sans hésiter. Rien n’était plus gratifiant que de réchauffer son regard métallique et de percer sa carapace pour raviver sa flamme. Tant pis s’il finissait par se brûler.
Par moments, elle semblait si fragile, comme une flammèche sur le point de s’éteindre, fatiguée de lutter contre le vent. S’il parvenait à la protéger des rafales, lui deviendrait-il utile ?
— « Quand la mélodie du désespoir retentira, le début de la fin commencera ».
Evan se redressa et fronça les sourcils en entendant les paroles inquiétantes de Tila. Cette dernière l’éclaira :
— J’entends cette phrase depuis que Lize m’a annoncé vouloir trouver la flûte d’Esperanza. Je suis sûr que c’est un message de Despina.
— Ça n’augure rien de bon…
— J’ai peur pour Lize, confessa-t-elle d’une voix tremblante. J’ai peur d’échouer à la guider. J’ai peur de la perdre. J’ai accepté de l’aider parce que je ne vois pas d’autre solution. La fin n’est pas forcément une mauvaise chose, mais j’ai quand même peur.
La vulnérabilité que Tila laissait entrevoir donna envie à Evan de la prendre dans ses bras, mais il craignait de recevoir un coup de poing dans le ventre. La guide se confiait car elle avait besoin d’être écoutée, ce n’était pas lui qui saurait la réconforter. Cet aveu avait dû lui coûter, elle qui veillait seule sur Lize depuis tant d’années. Evan comprenait pourquoi Despina les avait liées.
— Ne t’inquiète pas. Tu n’es plus la seule à te soucier d’elle.
Ses mots semblèrent l’apaiser car ses épaules s’affaissèrent, comme si un poids lui était retiré. Son regard se perdit à l’horizon, la lisère entre le ciel étincelant et la mer obscure.
Appuyés sur le bastingage, ils observèrent ensemble cet océan que la nuit enveloppait. Les étoiles avaient l’air de scintiller pour eux, comme pour les encourager. Seul le bruit du bateau qui fendait l’eau leur rappelait que cet instant n’était pas figé dans le temps, et que dans quelques heures, les rayons du soleil estomperaient les traces de ce moment.
Evan frémit sous l’effet d’une brise. Ses yeux le picotaient. Il bâilla.
— Tu as des questions ? demanda finalement Tila.
Il secoua la tête. Ce n’était pas à elle de lui apporter des réponses, mais à Lize. Son refus plut à Tila qui sourit. Elle s’éloigna de la rambarde. On aurait dit un mirage sur le point de disparaître : les rayons lunaires glissaient sur elle tel une créature éthérée de la nuit.
— Alors vas te coucher. Tes cernes vont faire peur aux enfants, sinon.
Le voleur grommela, sans protester. En se dirigeant vers l’escalier pour rejoindre la chambre commune, il jeta un dernier regard à l’immensité de la voûte céleste. Il ne se lasserait jamais d’admirer ce ciel qui avait longtemps été délimité par le cadre d’une petite fenêtre.