Substitution
Les révélations de mon meilleur ami m’ont bouleversée. Si j’avais dû deviner son enfance, elle aurait été assez simple, banale en somme. Comme quoi rien n’est évident, nous avons tous nos parts d’ombre. J’en ai très mal dormi. De nouveau réveillée à 5 h 07, deux matinées de suite. De nouveau ce cauchemar dont je ne sais s’il est un vrai souvenir. La voiture rouge, le porte-clé coquillage. La chambre sombre, les lamentations de cette femme.
Mon chien dort paisiblement sur le dos, accroché à la carpette, les quatre fers en l’air. Il est insouciant, heureux. Je l’envie un peu et me félicite d’être l’auteure de son bonheur, d’autant plus qu’il me le rend bien.
Quel dommage d’avoir cette tendance à éprouver l’hostilité du monde ! D’aucuns se figurent que je suis bien courageuse de vivre seule à deux pas de la forêt. Contrairement à leurs croyances, je m’y sens très bien. Les moments où je dois me préparer psychologiquement avant de quitter mon havre de paix ne sont pas rares. Le village le plus proche reste la seule destination sécurisante. Aller plus loin est une autre affaire et cela devient vite une expédition que je m’efforce néanmoins d’entreprendre chaque semaine. Au-delà d’une vie sociale, je réitère l’expérience le plus fréquemment possible afin de ne pas intensifier mes symptômes : angoisses récurrentes, hyperventilation, céphalées, crises de panique et soucis gastriques. Ces manifestations se sont dissipées grâce à la présence de mon compagnon poilu, mais n’ont pas totalement disparu. Malgré des sorties assez agréables, je suis constamment soulagée de rejoindre ma bulle. J’ai perpétuellement cette impression de m’échapper d’une zone à risques potentiellement élevés.
Je suis comme ça. Je préfère le chant de la chouette la nuit, la fanfaronnade d’une tempête, la plainte mélancolique du vent, les craquements des branches aux hurlements des klaxons, sirènes des pompiers, des ambulances, de la police, aux voix sonores et stridentes des gens, au tourbillon d’une foule tellement dense qu’on entendrait leurs pensées. Je me demande quel thème reviendrait le plus souvent si on filtrait les esprits citadins. Serait-ce le tintement des pièces de monnaie ? Les gargouillements de la santé ? La symphonie de l’amour ? Amour-argent-santé, le tiercé gagnant ? Où serait-ce plutôt la réussite, les valeurs familiales, l’impact du climat ? Peut-être la solitude. Se sent-on moins seul quand on a conscience de ne pas être le seul à le ressentir ? Quel bruit, quelle musique aurait la somme de ces pensées ?
J’ai la mauvaise idée d’allumer la radio. On parle encore de Lily-Rose et des témoignages qui affluent de nombreux pays, y compris en Europe. On la voit partout et elle n’est nulle part. Pauvre fillette, qu’endure-t-elle ? Est-elle encore sur cette terre ? Et dans le cas où elle serait retrouvée, que deviendrait-elle à présent que toute sa famille a péri ? Destinée aux services de l’enfance, ballottée entre diverses familles d’accueil, voilà ce qui l’attend. Un peu à l’image de « J »…
J’ai la nausée. La sonnerie du téléphone me fait sursauter. C’est Elizabeth Gramm. Mon sauveur ! Entendre sa voix m’apaise, me console. Elle m’invite à la rejoindre sur son lieu de bénévolat, sa longue pause commence dans une heure. Je m’empresse d’aller la retrouver comme une petite fille est ravie de revoir un être cher.
Dans la cuisine de la Croix-Rouge, Elizabeth a disposé des tartines grillées sur la table, du beurre salé, de la confiture aux fruits rouges et du miel pendant que du lait imbibé de chocolat chauffe dans une petite casserole. Comment a-t-elle su ? J’adore ce type de brunch ! Il y a tout ce que j’aurais choisi !
Tandis qu’elle me parle de son début de journée, je sens ma tristesse matinale se dilater au son de ses doux accents. Je souris, la bouche pleine de confiture. Je n’écoute pas vraiment ce qu’elle dit, je suis juste là à me couler au creux d’un paisible sentiment, dans une tendresse filiale. Je ne sais pas comment elle en vient à converger sur mon compagnon à quatre pattes, lequel aboie avec enthousiasme dès qu’elle s’installe avec Tobias sur la terrasse.
–– Un vrai garnement ce chien ! confirme-t-elle en riant.
–– C’est vrai, il doit avoir envie de jouer avec votre petit-fils. Peut-être un jour ? j’ose proposer, avec l’espoir secret de faire un pas dans cette charmante famille.
–– Nous prévoirons cela avec plaisir, m’assure-t-elle.
Je pousse un long soupir de contentement. Elle ne sait pas que je les observe depuis ma baie vitrée. Que je m’enlise dans des fantasmes saugrenus. J’imagine faire partie de leur intimité. Je suis la sœur de Quentin, la tante de Tobias, la fille d’Elizabeth Gramm. Nous organisons des après-midi randonnée, cinéma, base-ball. Nous nous retrouvons lors des anniversaires, à Noël et Halloween. Mon grand frère est protecteur et taquin, mon neveu me couvre de ses câlins et ma mère… Ma mère m’aime, tout simplement. Elle m’écoute, me comprend, ne me juge jamais, m’accepte telle que suis et m’encourage dans mes projets. L’ordonnancement de ma vie bascule d’un état sépulcral à un jardin fleuri de rires. L’âme ébranlée, une larme trahit mon émotion.
–– Mais que se passe-t-il ma petite puce ? s’étonne Elizabeth.
–– Rien d’important. Je suis juste bien là avec vous.
Je force un léger sourire.
Une main sur l’épaule, l’autre essuyant mon visage avec un mouchoir brodé de ses initiales, elle m’encourage à me délester du poids qui me pèse. Ma raison est déconcertée par cette foi sans défaillance que je sens gonfler dans ma poitrine. Et je lui livre tout. Je lui fais part de cette détresse de l’esprit profondément enracinée dont je ne parviens pas à m’extirper. Des longues années âpres subies auprès de ma mère. Sa haine, sa violence. Ce désespoir massacrant qui me colle à la peau. J’en viens à lui confier mes difficultés relationnelles fortement influencées par les certitudes que ma mère a martelées dans ma tête. Je suis prise d’une crise de larmes incontrôlable. J’ai le hoquet, l’air me manque. Elizabeth me tend son mouchoir. Je lui détaille la terrible peine endurée à cause de l’absence d’un amour maternel. Le vide creusé par le départ de mon père. Je lui avoue :
–– Je ne souffrais pas de cette absence, je la souffrais tout court. Je veux dire qu’il n’était pas question d’un mal externe venu me fracasser comme une main s’écrase sur une joue, mais d’une douleur avec laquelle j’ai fusionné. Je suis devenue cette douleur.
Je lui décris mes peurs. Plus précisément celle d’aimer et d’être aimée. Peur d’une non-réciprocité, mais aussi d’une réciprocité. J’ai peur de tout. J’ai peur de vivre.
Elizabeth compatit. Son empathie jonche chaque particule de la pièce. Je me sens entendue, reconnue. C’est étrange, mais j’ai même l’impression d’être aimée à cet instant. Elle prend une profonde inspiration et, d’une voix vacillante, elle tente :
–– Nombreux se complaisent à sacrifier leur existence sur l’autel de la peur. Avoir peur de ce qui ne s’est jamais produit, c’est vouloir se protéger d’un fantasme. Le passé n’est plus, le futur est une illusion et le présent une certitude. Que choisis-tu ?
Je me concentre sur le mouchoir que je tortille. Elizabeth termine :
–– Et concernant l’amour. S’il te tombe dessus, ne t’en éloigne pas. Parce que le véritable amour est comme la foudre, il ne frappe jamais deux fois au même endroit.
Je crois avoir déjà entendu ces phrases quelque part. Sorties d’un livre ? Clichés ? Vraies ? Je ne sais pas, cela n’a aucune importance, elles me font du bien.
Animée par une émotion contrôlée, elle me serre contre son cœur. Et il bat vite, très vite…