Chapitre 18: Sa robe blanche à fleurs bleues

Sa robe blanche à fleurs bleues

 

Presque tous les vendredis, j’ai pour coutume de passer à la bibliothèque centrale de Vancouver qui fêtera son quart de siècle en 2020. J’apprécie tout particulièrement son architecture inspirée du Colisée de Rome. Cela a été le plus grand projet immobilier que Vancouver ait connu. C’est une sorte de rendez-vous que je tiens à respecter. Je ne m’y rends pas tant dans le but de dénicher un bouquin que pour m’enivrer du parfum des lieux. Aussi, je viens dans cet endroit au génie antique pour me gorger de son énergie ambiante. Du bout des doigts, je parcours les livres en glissant sur leur tranche. Je me délecte de leur arôme brut, noble et exaltant qui donne à demi le tournis. Mes paupières se reposent inévitablement dès l’instant que je hume cette fragrance intemporelle.

Comme je croise un petit groupe d’adolescents un peu bruyants, je leur fais signe, l’index sur la bouche. Ils s’excusent et l’un d’entre eux, une de mes œuvres en main, assène un coup de coude à son voisin, un doigt pointé vers ma photo sur la couverture arrière. Les yeux ronds, ils déguerpissent en me souhaitant : « Une belle journée à vous, Mme Mata. » À la fois souriante et un peu timide, je me tourne sec sur une rangée d’œuvres classiques et en tire une au hasard.

Quel n’est pas mon choc de voir Julia Molina de l’autre côté de l’étagère, tête perchée au-dessus des pages des Hauts de Hurlevent, l’un de mes romans favoris ! Elle paraît absorbée par sa lecture tandis que je suis attirée par le pétillement de ses yeux dont les longs cils noirs bordant ses paupières accentuent l’éclat.

Le buste à moitié tourné, la curiosité me titille quand je perçois le contraste entre une sorte de fragilité et de témérité que je crois lire dans son regard. Mon cœur change subitement de rythme. Ayant la crainte d’être découverte, je me déplace hors de sa vue. Mon transport est interrompu par un mouvement des plus banals qui ébranle tout ce que ma sagesse tente d’architecturer afin de combattre des élans intempestifs : Julia mordille sa lèvre inférieure. Je la fixe, inerte.

Mince ! Un tourbillon fait vaciller les moindres recoins de mon être. C’est plus fort que ma volonté ! Il ne se trouve pas un atome de mon corps qui ne se gonfle en cet instant. Malgré toute ma détermination et la brutalité de mes peurs accablantes, je ne peux faire autrement que de m’emplir de cette vision. Mais que m’arrive-t-il ?

Dix minutes plus tard, Julia abandonne la bibliothèque et se rend au Starbucks situé juste en face. J’entreprends de la suivre.

Un vanilla macchiato en main, elle quitte la Boston Street et s’engage dans Vancouver West End vers le Stanley Park. Contrairement à ce que je supposais, Julia ne retourne pas à sa voiture.

J’aurais préféré pouvoir me distraire de ce projet, mais son intensité favorise le conseil d’Oscar Wilde, selon lequel il faut succomber à sa tentation si on souhaite s’en débarrasser. Je poursuis donc cette filature.

Dans les pas de Julia, je subis des relents du passé. Bien que les rues de Vancouver soient très différentes de Bruxelles, des souvenirs périmés se juxtaposent au présent. Ma vue devient floue. Je secoue la tête mais rien n’y fait. Ça me submerge. Alors, je laisse ces réminiscences s’imprimer dans l’air. Benjamin qui me suit en voiture, Benjamin qui me barre la route, Benjamin qui m’attrape violemment le bras et me gifle avec le prétexte de voir enfin la douleur se dessiner sur mon visage, etc. Benjamin qui me conseille, avec acrimonie, de ne pas contrevenir à ses exigences. Ce putain de Benjamin ! Et cette Jeanne me répétant que, s’il agit de la sorte, c’est qu’il a de bonnes raisons. Ils sont de mèche. Elle m’a poussée dans les bras de ce dingue et tente de m’y maintenir.

Dans le magma des silhouettes et des coups de klaxon, ces souvenirs me désertent. Revenue au présent, je cherche Julia et l’aperçois à quelques mètres offrir un billet à un sans-abri. Perturbée, je dois hâter la marche si je ne veux pas la voir se dissiper dans la foule. Au passage, j’imite son geste en laissant cinquante dollars dans la boîte du vieil homme endormi que je réveille en me raclant la gorge. Je ne voudrais pas qu’il soit dépouillé.

Long soupir. Assurément, Julia est une belle âme. Je décline cela tout haut, les tressaillements de ma voix dominée par celle du monde. En entrant dans le parc, elle ralentit le rythme. Il faut dire qu’il est somptueux, une véritable oasis de verdure au sein de Vancouver. Quatre cents hectares d’arbres, plantes, aquarium, lagons, points de vue sur les baies et montagnes ; plages, golf, restaurants, etc., autant de beautés qui ravissent le plus grand nombre. J’y visite régulièrement l’attraction la plus prisée de Colombie-Britannique : les neuf totems du Brockton Point, ou plutôt leurs répliques, afin de préserver les originaux. Je ne me lasse pas de ces sculptures retraçant des histoires d’événements ou de personnes. Je me demande si Julia apprécie ce lieu autant que moi, si elle y puise, elle aussi, une énergie bienfaitrice.

Ce petit arrêt dans le parc me permet de me poser un peu. Je m’installe non loin d’elle qui a l’air égarée dans des songeries. À quoi pense Julia ? De quoi sont composés ses rêves ? Qu’observe-t-elle au loin ? Lui est-il arrivé de se remémorer ce moment partagé ici même, exactement sur le banc où elle est assise ? Quand elle courait derrière son chien, Penny. Penny qui, dès que je l’ai aperçue, m’a envoyé une flèche invisible en plein cœur ! Penny qui ressemble d’une manière déconcertante à SunLee. Une magnifique Golden Retriever…

Au sortir du pont piétonnier du Lion Gates, je multiple aussitôt la distance entre nous. Je ne voudrais pas qu’elle m’entende marcher juste derrière, même si elle a l’air isolée au milieu de son imagination. Plus loin, elle traverse West Bay et, ensuite, Andover Park pour accéder à la Millstream Road, afin d’atteindre sa résidence. Le paysage devient de plus en plus sauvage. Julia emprunte un sentier enserré par des épicéas de Sitka.

Dans l’inclination incontrôlable de la cortéger, je n’ai pas prêté attention à la fatigue. C’est qu’elle s’est déplacée au centre-ville, à pied ! Environ dix kilomètres. Elle aura donc marché à peu près cinq heures ! Elle m’épate ! Et je m’épate également, car je devrai faire le chemin inverse pour retrouver ma voiture et il restera encore deux bonnes heures de route avant d’enfin rentrer chez moi. Je suis complètement dingue ! Je ne me reconnais pas.

Le soleil danse au-dessus du ruisseau qui camoufle les bruits de ma démarche et offre un magnifique jeu d’ombre et de lumière. Le chant des oiseaux semble orchestré par l’écoulement de l’eau et les sons de la nature restent la plus belle des symphonies… après le rire de Julia…

Une fois aux abords du terrain privé, un malaise insupportable m’attaque. Mes intestins se tordent furieusement, des bourdonnements me ravagent les oreilles et je me sens défaillir. C’est comme si j’étais au bout d’un long couloir illuminé de petites lampes qui s’éteignent les unes après les autres pour, arrivées à bonne hauteur, éteindre mon cerveau. En fait, je pense me sentir mal, car j’ai entendu Julia fredonner la chanson préférée de Benjamin : Everything I Do, de Bryan Adams.

Oh non ! Pitié ! Des débris du passé m’accablent de nouveau. Benjamin m’avait emmenée à une soirée organisée par des amis. L’ambiance était conviviale et on s’y sentait rapidement à l’aise. On m’avait proposé un verre de champagne que j’avais accepté poliment malgré une réticence envers l’alcool. À peine mes papilles avaient-elles effleuré les bulles que Benjamin a grossièrement retiré la coupe de ma main. Les étincelles de l’orgueil ont allumé ses yeux glacials et il a jeté sur moi un regard rempli de mépris en soufflant : « Tu me déçois énormément Elena ! Jamais je n’aurais cru cela venant de toi ! »

Quel crime avais-je commis ? La petite fête a tourné court. Il a aimablement inventé une soudaine fatigue et nous avons rejoint son domicile. Bien entendu, j’étais la rabat-joie, la pauvre petite chose à se farcir. Tout ça pour un verre de champagne…

Devant le monde, Benjamin feignait de ne laisser s’écarter aucune idée du politiquement correct et affichait en permanence un sourire de portrait de famille en ayant pris soin d’enlacer tendrement ma taille. Quel beau tableau cela faisait ! Il réunissait tous les charmes d’un joli couple ! Seule la sincérité lui faisait défaut car, à vrai dire, Benjamin faisait du mensonge une véritable culture. À l’écart de la société, dans l’intimité, c’était tout autre chose. Les dieux des uns sont les démons des autres, n’est-ce pas ? Une fois la porte fermée, il entretenait une fidélité sans borne à son attachement pour l’humiliation. Il a fait couler un bain, lancé sa chanson préférée et m’a invitée à l’y rejoindre. Je n’ai osé croiser le froid de son regard et ai eu un intérêt soudain pour la mousse qui me chatouillait les narines.

Son sourire mesquin et satisfait m’interpellait. Où était le piège ? Mon attention attirée par le doigt de Benjamin pointé sur l’eau, j’ai réalisé qu’il venait d’uriner. Je n’ai pu retenir un cri de dégoût et je suis directement sortie de la baignoire. Il a proféré : « Quoi ? C’est quoi ton problème ? C’est ma pisse, tu devrais l’aimer ! T’as jamais voulu que j’te fasse dessus pendant la baise ! Ben, ainsi je suis un peu moins frustré ! Quelle femme aimante refuse les fantasmes de son mec ?! Sérieux ! T’es une vraie déception LENA ! Plus le temps passe, plus je suis dégoûté de tes réactions ! Faut pas d’mander à quel point je t’aime pour rester avec toi ! Personne ne pourra jamais t’aimer comme moi ! »

Julia loin devant, je la laisse continuer seule et tente de ralentir ma respiration. Le sentier menant à son domicile est recouvert de mauvaises herbes. Le contraste entre cette allée et les parterres entretenus derrière une barrière immaculée est frappant. C’est à se demander si cette négligence n’est pas un stratagème mis en place dans le but d’éloigner tout visiteur. En s’approchant, on aperçoit deux rangées d’arbres sombres et serrés encadrer le sentier parsemé de mousse. La villa de construction récente mais de style plus ancien se dresse au bout de cette piste boisée, au milieu d’un demi-cercle bordé de troncs et de feuillages plus clairs. Un peu de contenance retrouvée, je reste assise sur la mousse du sous-bois, faisant l’inventaire de tout ce que je peux entrevoir de la façade vierge striée par les rayons du soleil. La palissade et la hauteur des plantes bordant le patio interceptent la vue. Une grande baie vitrée qui monte jusqu’au toit me rappelle la mienne. Aux alentours de la clôture : des fleurs éparpillées en un feu d’artifice de couleurs, dont des rhododendrons tanguant paresseusement au gré de la brise rafraîchissante qui vient d’apparaître sur la pelouse. Les aboiements d’allégresse de Penny me parviennent en cascade. Cela me fait penser à mon ange gardien aux oreilles pointues qui m’attend patiemment dans mon jardin.

Julia ferme la porte. Les aboiements de Penny cessent. Et la seule chose qui occupe mon esprit, imprimée sur ma rétine, n’est autre que la longue robe blanche à fleurs bleues de Julia…

 

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