Chapitre 17 - Voyage (partie 1)

Notes de l’auteur : Bonjour :)

Chapitre où Diane poursuit sa fuite ^^
Reposez-vous bien, profitez du soleil et du chant des oiseaux, ça va pas durer mouahaha.

A très bientôt pour la seconde partie :)

COMME LE GRAIN DE MAIS NE PEUT RENTRER DANS SON EPI ET REDEVENIR FLEUR,
LA MAGIE NE PEUT S’ANNULER

 

-°-

 

    — Debout ! lança Tobias joyeusement depuis le banc à l’avant de la voiture.

    Il attacha le pan de tissus qui fermait le chariot. Le sol tanguait au pas des chevaux. Le soleil, déjà bien haut, parvenait à filtrer à travers les mailles de la toile.

    Diane roula sur le côté et toussa. La fièvre semblait partie, mais sans emporter avec elle le reste de ses symptômes. Elle toussota de nouveau.

    Elle avait encore rêvé de la voix de femme. Cette fois, il s’agissait d’expliquer une sorte de principe de non-retour. Tout lui paraissait de plus en plus confus.

    Elle s’enfonça le chapeau sur la tête et rejoint le jeune marchand à l’avant.

    — Tu sais conduire ? J’ai besoin de mes deux mains pour préparer le déjeuner. Et on ira plus vite si on se relaie.

    Elle acquiesça et prit les guides en toussant. Tobias se retourna pour saisir deux lièvres morts, accrochés au bord du chariot, et entreprit de les dépecer.

    Diane déglutit et se concentra sur les chevaux dont les oreilles remuaient, scrutant les bruits de la forêt à la recherche de dangers. Les odeurs indescriptibles et les craquements des os du gibier lui donnaient la nausée.

    — Si tu dois vomir, tourne-toi vers l’extérieur, se moqua-t-il.

    Elle se fit violence, gagna son combat contre le dégout et se força à regarder. Il était temps d’apprendre à survivre.

    — Explique-moi le procédé. On ne sait jamais.

    Une fois terminée la première carcasse, son guide passa à la seconde. Il dépeça l’animal et le vida, en lui montrant où et comment détacher la peau, briser les os et quoi enlever à l’intérieur. Elle réprima un frisson et observa attentivement. Quand il eut achevé, il jeta le second lapin dans la jatte entre ses mollets, lança du sel dessus et poussa les restes du pied jusqu’à ce qu’ils tombent du chariot.

    Diane se remit à respirer progressivement et pria pour ne jamais avoir à enfoncer ses mains ainsi dans le ventre d’une bête.

    — Je suis déjà passé dans ce coin, prends par là, annonça-t-il en indiquant une piste détournée. Il y a une source, on pourra abreuver les chevaux. Et tu pourras te teindre les cheveux.

    Tobias sortit un modeste emballage végétal de sa poche et le lui donna.

    Le chariot quitta la route et avança un moment entre les arbres, secoué par des racines peu profondes. Diane regarda les troncs défiler. Les conifères semblaient avoir remplacé les feuillus et le sol, irrégulier, ne se couvrait de mousse qu’en de rares endroits.

    Elle se chercha du fromage pour camoufler l’odeur du lapin. Un écho liquide les conduisit vers une petite cascade. Son guide arrêta les chevaux et prit un seau pour leur donner à boire, puis il desserra leurs harnais et se dirigea vers ses llamas.

    Diane détacha ses cheveux et passa la main sous les flots en regrettant de ne pas pouvoir s’y tremper entièrement. Le foulard autour du cou, elle se pencha sous l’eau et se les frotta vigoureusement.

    — Tobias ? héla-t-elle, la tête à l’envers. Aurais-tu du savon ?

    Par chance, celui-ci répondit par l’affirmative, fouilla dans le chariot et lui jeta un morceau de détergent. Diane le fit mousser sur son crâne avec un plaisir peu discret.

    Puis elle s’éloigna de la cascade à regret et prit la pâte de teinture dans la feuille. Elle étala les pigments dans ses cheveux en frottant entre ses doigts, qui se colorèrent eux aussi. Puis elle frictionna également ses sourcils, avant de gratter ses mains dans le sable au pied de la chute pour éviter qu’ils ne restent noirs.

     Tobias revenait avec du bois sec lorsqu’un fourmillement dans ses paumes la fit sursauter.

    Le marchand lui fit signe de garder le silence et s’approcha de ses animaux qui remuaient, et leur souffla des paroles apaisantes.

    Diane tendit l’oreille. Des chevaux hennissaient en contrebas d’eux, sur l’itinéraire qu’ils avaient quitté. Elle se mit à jouer nerveusement avec son pendentif. La pâte de teinture lui coulait dans le cou et sur une tempe. Ils restèrent immobiles jusqu’à ce que le bruit diminue. Tobias disparut alors dans les bois en direction de la route, et en revint l’air soulagé.

    — Sont partis. Toute une compagnie. Ils doivent aller vers le fort de Kinaj Tun, par là-bas. Il peut en arriver d’autres, on va s’éloigner.

    Diane tenta de se remémorer à quelle famille appartenait Kinaj Tun, mais finit par abandonner. Le bastion restait dans une province loyale à Cyrill, peu importait qui y faisait venir des troupes.

    Elle se dépêcha de rincer la teinture pendant que Tobias chargeait le bois dans le chariot. Puis elle sauta dans le véhicule, changea de robe, renfila son huipil et nettoya sommairement la tunique au col tâché sous la cascade.

    Le marchand remettait de l’ordre dans la file de llamas surpris de repartir aussi vite, et lui fit signe de préparer les chevaux.

    — On va avancer encore un peu tant qu’il fait jour. On mangera le lapin ce soir, tant pis.

    Diane attrapa l’une des modestes juments grises par le licol, resserra sa sangle, et la contourna pour s’occuper de la deuxième qui baissa brusquement les oreilles.

    — Attention à Fourmi, elle mord.

    Elle serra le harnais de la seconde bête sans lui tourner le dos et mit une petite tape sur le nez lorsqu’il s’approcha, toutes dents dehors. Puis ils montèrent dans le chariot, lui devant et elle à l’intérieur. Elle récupéra sa robe mouillée et la posa sur un coffre.

    — Il reste du pain et du fromage, annonça-t-elle en tendant le sac à Tobias.

    Il se servit et le lui rendit.

    — Tu peux finir, y a un ancien village un peu plus loin, on y trouvera assez de nourriture.

    Ils cheminèrent pendant un moment, chacun dans ses pensées. Diane cherchait des yeux des indices d’habitations. La piste sur laquelle ils étaient déclinait lentement dans un repli de terrain où la végétation se faisait dense à nouveau.

    À un endroit, la forêt avait tellement envahi le passage qu’ils durent descendre tous les deux écarter des branches pour permettre au chariot de traverser.

    C’est seulement après l’avoir dépassée qu’elle aperçut une borne de pierre gravée, brisée.

    — Lorsque tu parlais d’ancien village, pensais-tu en réalité vestiges ?

    — Les ruines font les meilleurs patelins. La nourriture continue de pousser et les roches ne posent pas de questions.

    Avec la certitude de celui qui vient régulièrement, Tobias engagea sa caravane dans un petit défilé rocailleux et arrêta le véhicule lorsqu’ils furent ressortis.

    De bourg, il ne restait plus que quelques monticules coiffés de bois pourris. Mais la terrapreta très sombre sous leurs pieds et les bosquets de fruitiers autour d’eux confirmaient les dires de son guide.

    — Du manioc ! lança le marchand en arrachant une racine du sol. Voilà qui ira bien avec notre lapin !

 

-°-

 

    Tobias lui fit signe de se dissimuler. Elle se glissa encore une fois dans la cachette et étouffa un juron quand la planche se rabattit sur le bout de son doigt.

    Le chariot s’arrêta et repartit à plusieurs reprises avant que Tobias ne lui indique qu’elle pouvait à nouveau sortir.

    — Comment se fait-il que personne ne voie la trappe ? demanda-t-elle après une quinte de toux alors qu’ils partageaient un gâteau au miel, les chevaux avançant d’un pas calme, et le soleil descendant lentement dans leur dos.

    — Ça, c’est ma magie à moi, se vanta-il. On appelle ça le bagou.

    Après leur récolte dans les ruines, ils avaient pris un autre petit chemin, jusqu’au village qu’ils venaient de traverser. De temps en temps, le jeune marchant se mettait debout sur le banc, scrutait les environs, et vérifiait son itinéraire sur une carte.

    — On va bientôt s’arrêter. Sinon on n’aura pas le temps de faire un feu pour le lapin. Il y a un pic sacré plus loin. On devrait y être à l’abri du vent et des regards.

    — Nul ne doit profaner les sites sacrés, indiqua-t-elle, consternée. Pas même les princesses en fuite, ou les passeurs.

    — Tu préfères te faire repérer ? s’amusa Tobias.

    Diane pinça les lèvres, maussade. Elle ne goûtait pas trop cet humour-là. Évidemment qu’elle ne souhaitait pas être reconnue. Mais de là à manquer aux plus vieilles de leurs traditions…

    — Bon, d’accord, mais tu me laisseras un moment, pour que je présente nos excuses aux dieux. As-tu du copal et un encensoir ?

    — Il se trouve que ça vaut assez cher, donc oui.

    Ils quittèrent le chemin dans la large courbe qui contournait le pic, et arrêtèrent le chariot au pied d’une petite falaise de pierre grise. Diane sauta à terre avec le brûle-parfum et s’agenouilla avec précipitation au pied des peintures à l’ocre rouge sans oser lever les yeux.

    Elle ne se releva qu’après avoir récité l’ensemble des prières adaptées, tergiversé sur la nécessité ou non de faire un sacrifice, et s’être convaincue que les fumées de résine de copal suffiraient à transmettre leur message.

    Un petit bruit d’eau indiquait un ruisseau.

    Tobias terminait d’organiser le camp pour la nuit en distribuant ses llamas le long d’une corde tendue au pied de la falaise.

    — Il y a des collets dans la boite rouge. Tu sais les placer ?

    Elle secoua la tête en toussant.

    — Tu mets les gants pour ne pas transférer ton odeur. Tu les laisses pendre là où tu vois des sentiers d’animaux. Et tu les caches un peu avec des feuilles. Vas-y essaye.

    Diane s’engagea entre les arbres en s’éloignant de la falaise sacrée. Elle attacha les collets aux branches basses, au hasard, et sans grande ambition, et les dissimula. Puis elle se dit qu’ils auraient peut-être besoin de plus de bois et en ramassa une brassée en retournant au camp.

    Tobias finissait de nettoyer les pieds des chevaux. Il lui lança les pierres à feu et lui indiqua où allumer le brasier sans risque pour le chariot ou la forêt. Elle empila soigneusement les tiges et frappa la pyrite, en vain. L’étincelle tombait bien sur le combustible, mais ne provoquait aucune flamme. Son guide la poussa gentiment et s’accroupit près d’elle.

    — Tu as besoin de trucs bien secs, comme ça. N’importe quoi qui prend vite. Ensuite tu tapes, jusqu’à ce que les étincelles sautent sur les brindilles. Tu souffles dessus doucement, et après seulement tu entasses le petit bois.

    — Cela parait si simple quand tu le fais, dit-elle dépitée.

    — Ça demande juste un coup de main.

    Il alluma le feu puis lui rendit la pierre.

    — Tiens, tu n’as qu’à t’entraîner jusqu’à ce que le repas soit cuit.

 

-°-

 

    Diane se réveilla en sursaut. Elle ne se remémorait plus très bien son rêve, mais une méchante âpreté persistait sur sa langue. Un goût de suif, de cendres, de plumes brûlées. Elle dénicha la gourde et but quelques gorgées pour calmer son besoin de tousser.

    Le chariot ne bougeait pas, malgré le grand jour. Elle repoussa le lourd manteau noir qu’elle avait posé sur elle pour dormir et passa la tête dehors. Tobias avait levé le camp et avancé pendant son sommeil, ils avaient quitté le pic sacré et se trouvaient maintenant au bord d’un chemin bien tracé.

    Elle sauta à terre et s’étira avec une grimace. Elle avait des contractures musculaires, surtout aux bras. Elle réarrangea ses cheveux en un haut chignon souple et fit le tour du chariot et des animaux en rêvassant d’une tasse de cacao. Tobias n’était pas en vue.

    Ses doigts se mirent à picoter juste avant qu’un claquement de sabots ne parvienne à ses oreilles. Deux cavaliers de l’armée s’approchaient, parés des couleurs de son frère.

    Diane baissa la tête en les saluant et pria pour qu’ils poursuivent leur chemin. Elle n’avait pas pu bien les voir. Si tous deux étaient officiers, elle n’en avait reconnu aucun et ils paraissaient bien plus âgés qu’elle. Le mieux, c’était encore de prétendre se remettre en route et d’attendre son guide un peu plus loin.

    Elle leur tourna le dos et fit semblant de vérifier le harnachement de Fourmi. Un des guerriers derrière elle l’interpella. Elle déglutit.

    — Êtes-vous seule ? Avez-vous besoin d’aide ?

    — Vous dérangez pas, mâcha-t-elle en baissant la tête de plus belle. Mon mari cherche du bois.

    Elle se demandait si son imitation du langage des femmes du peuple avait convaincu lorsqu’un bruit de bottes lui apprit que l’un des deux soldats était descendu de cheval.

    Diane inspira lentement, les yeux toujours fixés sur ses pieds, et réfléchit à comment se débarrasser de ce soldat. Elle recula, cacha ses mains tremblantes dans les plis de sa robe et rentra la tête.

    — Ben si vous y tenez, vous pouvez me sangler celle-là, je m’occupe de l’autre.

    Elle s’éloigna en direction de la deuxième aussi naturellement qu’elle en était capable. Il y eut un bruit mat, et l’homme jura.

    — Elle m’a mordu votre sale bête ! cria-t-il en mettant un coup de pied vers Fourmi qui trépigna, l’air furieux.

    Diane porta les mains devant son visage et en profita pour écraser les côtés de son nez. Des larmes de douleur coulèrent au coin de ses yeux.

    — Ooh non ! Je suis navrée ! se lamenta-t-elle en se jetant à genoux aux pieds du soldat.

    Elle agrippa les bottes du guerrier, et répéta ses excuses en reniflant ostensiblement. L’homme dansa d’une jambe sur l’autre, mal à l’aise, et tenta de la faire lâcher en la poussant.

    — C’est bon, relevez-vous ! Ne vous mettez pas dans un tel état…

    — Madeleine ? appela Tobias. Que se passe-t-il ? Que veulent ces messieurs ?

    — Votre saleté de cheval m’a mordu, camelot ! Et votre folle de femme doit croire que je vais la condamner au sacrifice, lança le guerrier. Je ne sais pas lequel des deux est le plus mal élevé. Montrez-moi votre laissez-passer.

    Le marchand déplia un papier sans hésitations et lui tendit. Diane resta au sol et continua de faire semblant de pleurer pour cacher le tremblement de ses mains.

    — Où allez-vous ? demanda le militaire.

    — Basse-mer, répondit Tobias naturellement en jouant distraitement avec quelque chose sorti de sa poche.

    — Pour des calendriers ?

    — Même à Basse-mer ils ont le droit de savoir quand moissonner, philosopha Tobias en haussant les épaules.

    L’officier lui rendit son document et tourna les talons.

    — Faites-lui voir une chamane à votre femme, insista-t-il en montant à cheval.

    Diane regarda les deux soldats s’éloigner puis se releva doucement, le cœur battant, et les genoux tremblants. Tobias rangea leur laissez-passer dans une poche et alla flatter les chevaux, hilare.

    Quand enfin le bruit des sabots s’estompa, elle se hissa sur le banc conducteur du chariot, et essuya les larmes qui lui perlaient encore aux yeux.

    — Je ne sais pas si tu as beaucoup de chance ou si tu es un génie, s’esclaffa son compagnon de route en lui tendant la gourde.

    — Je panique avec créativité.

    — Il doit pas être loin de midi, déclara-t-il sans parvenir à retrouver complètement son calme. J’ai fait du chemin ce matin, mais on est sur une vraie route ici, on doit s’activer.

    Il laissa les chevaux descendre lentement la piste tant que la pente l’imposait, puis leur demanda de prendre le trot. Diane remit son chapeau.

    — Je peux rester devant un peu ?

    — Jusqu’à Kan Nah. J’ai un client qui attend une livraison et ça ne nous fait pas de détour. Je vais en profiter pour acheter de quoi manger. Ce soir c’est la pleine lune, on devrait pouvoir rouler. Je n’ai rien contre te montrer du pays, mais plus on traîne plus on prend des risques inutiles.

    Ils cheminèrent un moment au rythme du trot des chevaux.

    — Tobias ? Si l’on t’offrait une vie dans un palais, à ne jamais manquer de rien, en échange de ton silence et de ton obéissance, tu accepterais ?

    — Certainement pas !

 

-°-

 

    Ils arrivèrent en vue de Kan Nah en milieu d’après-midi. Diane rentra et se dissimula sous la trappe. Le bois et le métal étouffaient les sons, mais elle commençait à avoir l’habitude de l’exercice. De nouveau, quelqu’un fit tanguer le chariot puis redescendit. Ensuite ils roulèrent un peu sur des pavés. Puis quelqu’un monta décharger quelque chose. Se succédèrent alors deux courts arrêts, et la voiture reprit de la vitesse en sortant de la ville.

    Le marchand lui ouvrit un moment après, lorsqu’ils se trouvèrent hors de vue des portes de la cité. Il lui tendit un mamey orange vif.

    — Il vaut mieux que tu restes encore derrière, annonça-t-il. Il y a pas mal de monde.

    Diane mangea le fruit doux et fondant en se laissant bercer par le trot des chevaux. Le soir tombait, la fatigue la rattrapait. Elle ferma les yeux et suçota le noyau.

    Tobias la réveilla. Il avait accroché la lampe tempête à l’avant du chariot, mais même sans, ils auraient pu avancer, tant la lueur de la lune faisait reculer l’obscurité.

    — Je te cède les guides, je vais dormir. Garde le pas. Si tu vois une intersection, tu restes sur la voie la plus grosse, ou tu prends à droite.

    Diane opina et monta sur le banc conducteur en revêtant son manteau noir. Route principale, à défaut, à droite.

    — Tu me réveilles quand tu n’en peux plus ou si tu entends rugir. L’outre est là, et le panier ici.

    Elle saisit les guides d’une main et claqua de la langue. Le chariot s’ébranla. Dans la corbeille, elle trouva du pain fourré aux légumes. L’éclat de la lampe la gênait, créant un halo aveuglant dans un coin de son champ de vision. Pour s’en protéger et mieux voir la route, elle remonta la grande capuche sur sa tête.

    Avec cette capuche, elle aurait presque pu se prendre pour une magicienne. Elle se tapota les joues et s’interdit de laisser errer ses pensées dans cette direction.

    De temps en temps, une large pierre blanche bordait le chemin et semblait luire sous la lumière nocturne. Diane s’étira avec un sourire. Elle se sentait bien ici, au milieu de nulle part.

 

-°-

 

    Allongée au fond du chariot, Diane ouvrit les yeux, et bâilla. Elle avait conduit presque toute la nuit avant de rendre les guides. Ils devaient avoir parcouru beaucoup de distance.

    La toile était fermée et son guide ne sifflotait pas. Elle tira le panier de nourriture vers elle, se servit du pain et le grignota en jouant avec un point de lumière sur sa jambe causé par un rayon de soleil passant à travers un petit trou dans la bâche.

    Malgré la gentillesse de Tobias, l’excitation de la découverte ou encore la peur d’être reconnue, elle commençait à trépigner. Le soleil se levait, se couchait, et se levait à nouveau, et plus les jours s’écoulaient, plus elle s’inquiétait, pour Augustin, pour la couronne, et pour l’état du pays. Le plus difficile à accepter c’était l’ignorance et la passivité à laquelle ce voyage la confinait.

    Elle se cala le dos contre un coffre et sortit son carnet à croquis, mais fut distraite par les trois petites traces rouges qui la piquaient et se souvint de ses tentatives d’apprendre toute seule la fronde. Elle crayonna sans y penser, le trait incertain, bousculé par le roulis de la voiture. Peut-être pouvait-elle au moins profiter de cette retraite forcée pour acquérir une capacité utile ?

    Tobias releva la bâche et elle s’assit à l’avant, contente de respirer de l’air frais. Le tressautement du véhicule pendant qu’elle dessinait lui avait donné mal au ventre.

    — Combien de temps nous faudra-t-il pour atteindre l’aqueduc ?

    — Dix jours, voir plus. On devra de toute façon aller jusqu’à Basse-mer et revenir à pied. J’ai un ami là-bas qui acceptera de me garder la caravane et le chariot pour que je puisse faire le chemin avec toi. Il va me ruiner, mais au moins je pourrai les récupérer. Ça va aussi dépendre du col, indiqua-t-il en lui montrant un creux entre deux sommets.

    Elle admira la ligne des crêtes blanches, qui s’étaient beaucoup rapprochées. Ils avaient continué à monter doucement dans les collines depuis la veille, délaissant les pins pour une végétation plus résistante au vent. Sur les cimes nappées de brouillard, elle apercevait des zones enneigées.

    Elle se pencha vers l’arrière du chariot pour prendre son carnet et ébaucher les reliefs. Son guide la regarda griffonner, curieux. Un courant d’air glacial fit tourner des feuilles. Diane revint silencieusement vers la page où elle dessinait.

    — C’est qui ? demanda Tobias en pointant les esquisses d’Augustin.

    Elle ferma son carnet et inspira lentement.

    — Mon neveu. Saurais-tu me montrer comment utiliser la fronde ?

    — Tu veux pas plutôt apprendre à manier le poignard que Moebius t’a donné ?

    — Peux-tu m’enseigner le poignard ? rebondit-elle avec intérêt.

    — Non, rit-il, j’aime encore mieux mes mains.

    Diane lui adressa une mimique mi-exaspérée, mi-outrée.

    — D’accord, d’accord, je t’explique la fronde, mais je te préviens, c’est pas évident !

 

-°-

 

    — On s’arrête là, annonça Tobias en freinant le chariot sur un replat de terrain. J’ai bien peur que ce soit le dernier bosquet près duquel s’abriter du vent.

    Le mot bosquet lui paraissait optimiste, mais se devait d’admettre que plus ils montaient et plus elle regrettait le soleil et la forêt.

    Ils s’occupèrent des animaux et de ramasser le rare bois disponible pour le feu, puis Tobias détacha la fronde de sa ceinture, la lui jeta, et se mit à récolter des cailloux.

    Même avec les conseils du marchand, l’obscurité tomba avant qu’elle ne réussisse un seul tir.

    — Tu dois lancer aussi avec les jambes, pas que avec le bras.

    Diane lui rendit sa fronde sans cacher sa frustration. Sa main tremblait, une ampoule suintait sur son majeur, des lacérations marquaient son avant-bras, et tout cela pour des plumes de dindon.

    — Je t’avais dit que c’était compliqué. Ça viendra.

    Diane se dirigea vers le chariot pour se chercher de l’eau à boire, et s’immobilisa brusquement, interpellée par une sensation tant déplaisante que trop familière. Elle saignait. Elle fit le tour du véhicule en comptant machinalement les semaines sur ses phalanges, et monta à l’intérieur par l’arrière. Rien d’anormal. Où avait-elle mis la tunique tâchée par la teinture ? Elle déchira la robe en bandes en s’aidant du poignard.

    — Tout va bien ? interrogea Tobias de l’extérieur.

    — N’entre pas ! Il y a des choses que les hommes semblent préférer ignorer. Et il est hors de question de respecter la période de silence.

    Dehors, le marchand éclata de rire pendant qu’elle se débattait avec ses chausses.

    — Y’a que les aristocrates pour faire encore ça de toute façon !


-°-


    Diane roula de l’épaule droite avec une grimace, puis plia le bras pour étirer les courbatures  de sa leçon de fronde la veille. Même tenir les guides mettait sa main à l’épreuve, et elle les avait attachées au banc, se contentant de surveiller l’attitude des deux juments pas particulièrement remuantes.

    Elle avait passé un temple isolé sur un promontoire au lever du jour, et n’avait observé depuis absolument aucun signe de présence humaine, pas le moindre bruit de troupeau.

    Tobias lui avait laissé sa fronde pendant qu’il dormait, et elle l’avait nouée à sa ceinture, mais hésitait à s’y mesurer à nouveau.

    Pour soulager ses crampes, Diane appuya ses poings sur son ventre, et changea d’avis. Elle descendit du chariot en mouvement pour prendre quelques cailloux. Ampoules et courbatures restaient préférables à subir, immobile, les caprices de son corps.

    Plusieurs pierres en poche, elle rattrapa sans peine la voiture, dont les chevaux commençaient à ralentir du fait de la pente qui augmentait, et se maintint au niveau du marchepied du conducteur.

    Le geste semblait simple quand elle étudiait Tobias, mais se révélait d’une complexité fascinante. Elle mit un galet dans son emplacement, la lança et la regarda d’un œil distrait s’envoler loin à côté de l’arbre qu’elle visait. Après plusieurs autres essais infructueux, elle remonta sur le banc.

    Avec l’altitude, le soleil tapait et lui donnait chaud. Elle se leva un instant sur le chariot pour observer le paysage et, ne voyant toujours personne, elle ôta son chapeau, défit sa coiffe et passa doucement les mains dans les cheveux pour les démêler. La sensation grasse lui tira une grimace et elle n’osa pas renifler sa robe.

    La monotonie de la matinée lui pesait. Il n’y avait même plus d’arbres à regarder. La route longeait un ruisseau qui bruissait calmement entre les pierres sombres de son lit, de temps en temps perturbé par un oiseau assoiffé. De petites touffes de fleurs de montagnes survivaient dans les creux du terrain. Au loin, deux vigognes s’enfuirent de leurs bonds gracieux et aériens.

    Elle était à nouveau descendue marcher près des chevaux pour limiter son inconfort lorsque Tobias émergea     du chariot, regarda autour d’eux et s’assit l’air satisfait.

    — On a bien avancé, constata-t-il en se cherchant à manger.

    Diane ne répondit pas. Le mouvement irrégulier de la tête de Fourmi avait attiré son attention.

    — Tobias, je pense que Fourmi boite.

    Le marchand fronça les sourcils, la bouche pleine, et lui fit signe d’arrêter les chevaux. Il s’enfonça le reste du pain dans les joues comme un rongeur en se laissant glisser au sol et fit le tour de la petite jument grincheuse, palpant ses jambes et soulevant ses pieds. Il revint, un pli soucieux au milieu du front.

    — Elle a un gros caillou coincé dans le sabot, révéla-t-il en se penchant dans le chariot.

    Il en sortit une sorte de crochet et une longue bande de feutre et s’affaira à ôter la pierre.

    — Avance un peu ! lança-t-il en reculant sur le bord du chemin.

    Diane mit les chevaux au pas. Tobias se hissa en marche, les yeux fixés sur Fourmi.

    — Avec un peu de chance, ce n’est rien, dit-il en reprenant les rênes. On va ralentir pour qu’elle puisse récupérer.

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Plume de Poney
Posté le 16/06/2025
Salut!

Toujours bien ce voyage. A la fois en tension et puis ce temps long du périple au rythme des llamas à la fois apaisant mais un peu morne pour Diane.
Tu peux d'autant plus prendre le temps que ça a été entrecoupé par la partie de Moebius.

Les difficultés de Diane, à commencer par le feu, sont réalistes sans en faire quelque chose de trop fort. Elle essaye de participer, elle ne réussit pas tout car ce n'était pas sa vie mais ça n'a rien de dramatique. Tobias se moque gentiment et elle ne fait pas des crises de princesse.
Et c'est bien qu'elle n'arrive pas tout du premier coup non plus comme pour la fronde.

J'ai bien aimé cette phrase : "Je panique avec créativité."
C'est beau. Ca m'a rappelé des trucs réels en prime.

Voilà maintenant que tu introduis l'irréversibilité dans la magie! Intéressant que tu en parles car c'est effectivement important comme notion, et pas forcément si évident pour la magie !

Voyons comment Moebius voyage à présent j'imagine :)
Camille Octavie
Posté le 16/06/2025
Bonjour :)

Merci pour ces chouettes retours ça fait vraiment chaud au cœur !

Le voyage est long c'est vrai :) Je ne sais pas trop si j'avais envie de réalisme ou de voyage façon Tolkien, mais c'était important pour moi que ça ne se résume pas à un chapitre au galop... (et c'était aussi important pour l'histoire, tu verras )

Diane est assez pragmatique, elle a bien conscience que sans Tobias en deux jours elle se dessèche dans un fossé XD En plus elle aime apprendre, découvrir, donc dans un sens, elle adore ce voyage (même si ici les conditions ne lui permettent pas d'en profiter autant qu'elle le souhaiterait). C'est le truc le plus "libre" qu'elle ait jamais fait.

Pour la réplique, je me suis bien amusée ^^ (de façon générale quand ya Tobias pas loin, je me marre). Et il y a des similitudes entre marchand / trafiquant, et princesse, dans un sens. Et si en plus ça t'a rappelé des souvenirs c'est que ça marche encore mieux que je le pensais (c'est super de me l'avoir dit merci :D)

Pour la suite, il y a encore la partie 2 de ce chapitre. Diane aura encore l'occasion de paniquer.
On retrouve Moebius juste après promis, je me dépêche !

L'irréversibilité est, entre autres, une conséquence des déperditions d'énergie dans tous les transferts / transformations. Techniquement, pour faire "revenir" quelque chose à l'état pré-action magique, ça va te coûter plus d’énergie : tu dois compenser la déperdition (si en plus tu as fait une action magique qui diminue l'entropie (ex simple : refroidir), alors là je t'explique pas ...). Pas d'annulation gratuite possible

Plume de Poney
Posté le 16/06/2025
Le voyage est très bien comme ça! Je trouve ça bien de décrire le périple, notamment car il n'est pas classique pour Diane.
Et c'est vrai que c'est une partie 1, donc on continue avec Diane pour le prochain épisode, ce qui est bien aussi (et ça fait grimper le suspense pour Moebius, quand on va le retrouver ce sera la fête donc!)

Effectivement vu que ta magie est de nature thermodynamique, c'était un élément important! Tout ceux qui ont touché à cette science seront contents de voir que tu as réfléchi à tout ça!
Camille Octavie
Posté le 16/06/2025
Info-teasing : Le tome 2 doit s'appeler "Le choix de l'entropie" XD
Plume de Poney
Posté le 16/06/2025
Oh le beau titre!!
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