Chapitre 18

149.

 

Griffon ouvre la porte, précédé de Chien et soudain elle est là.

Georges sent la sueur poisser son front sous le masque et la chair de poule envahir sa peau partout ailleurs. Elle ne le regarde pas, car sa tête penche en avant. D’abord, il croit qu’elle dort, mais elle relève le menton et le fixe. Elle a grandi. Il observe les cheveux blonds coupés en brosse, les joues creuses, les yeux noirs injectés de sang et aussi un énorme bleu violacé qui s’étale sur sa tempe, bien visible malgré l’épiderme basané.

Grenade fixe sans ciller les masques de perroquet et de chien qui lui font face. Elle n’a plus vraiment l’air de cette petite môme camée que Griffon avait repêchée au fin fond du Mur.

— Enlève ton masque, Georges. Je sais que c’est toi.

Il tressaille. Elle ne sourit pas et ne le défie pas non plus ; elle a juste l’air épuisée. Griffon obéit lentement ; ses cheveux bleus sont moites de sueur et ressortent totalement hérissés quand il extrait son crâne de la porcelaine blanche.

— Bonjour Grenade...

Elle tousse un peu et il continue :

— Je suis étonné de te voir ici, je vais te détacher tout de suite.

Chien fait un pas en avant et gronde :

— Tu n’y penses pas.

— Elle est le cadet de nos soucis, Tony.

Celui-ci se renfrogne et passe à Griffon le couteau-laser qu’il a subtilisé à Grenade afin de couper les liens de la prisonnière, qui se masse les poignets. Georges l’observe, se tend vers elle et n’ose finalement pas l’enlacer devant Tony, alors il se contente de lui toucher la joue.

— Tu as l’air à bout de forces, mais je suis heureux que tu sois en vie.

Grenade repousse sa main doucement, mais fermement.

— Ça ira mieux si on me libère.

Derrière Griffon, Chien croise les bras et émet un gloussement :

— Ça risque pas.

Son frère se retourne pour lui appuyer son doigt sur la poitrine.

— Tu la libéreras si je juge que nous la libérons.

— Merci beaucoup, mais ce n’est pas pour ça que je t’ai fait appeler, ajoute Grenade, si sérieuse que Griffon fronce les sourcils, et Tony complète :

— Elle a dit qu’elle avait des infos pour nous, mais qu’elle n’en parlerait qu’en ta présence.

Griffon hésite. La priorité devrait être de contacter Taïriss, mais avant qu’il ait pu émettre des protestations, Grenade lui montre ses masques d’un mouvement de la tête :

— Tu sais ce que c’est que ça ?

Il les observe un instant avant de répondre :

— Je les ai récupérés au Mur. C’est la seule possession que tu aies pu garder de ton enfance. Et aussi... je sens une certaine familiarité avec Limbo.

— C’est parce que c’est toi qui les as fabriqués.

— Comment ?

— C’était un cadeau pour moi, je crois du moins.

— Je ne m’en souviens pas.

— C’est parce que c’est un cadeau que ton premier toi a fait à la première moi.

La sueur coule sur la mâchoire de Georges.

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? demande Chien.

— C’est sans doute la vérité, dit Griffon.

Il se tourne vers son frère.

— Tu te souviens de la photographie, Tony ? Cette photo où tu sembles plus âgé ? Il existe un temps où toi, moi, et bien d’autres, nous avons déjà vécu et sommes morts. Oh, mais c’est si compliqué, Tony.

— Il faut mettre nos informations en commun, insiste Grenade. Est-ce que vous avez du papier et un crayon ? C'est une longue histoire et je crois que nous avons tous des éléments à y ajouter. Essayons de résumer le plus possible...

Se rappelant la façon dont Dame Gyfu avait étayé ses propos la première fois, Grenade dessine une frise chronologique, puis inscrit une croix au commencement :

— Tout commence à cet instant-là, il y a 2000 ans, quand Héquinox, la mère de Griffon a tué son mari, Cerf...

*

Chien a la gorge toute sèche : tout ce qu’on lui raconte lui paraît difficilement croyable.

— Et comment expliques-tu que je connaisse toutes ces choses sur toi si les masques ne fonctionnent pas ?

— Griffon aurait pu cafter.

— Cafter les lectures pourries et le bisou que tu as fait au coin de la joue de Loup, Belinda ?

— Wow ! Je veux que cette conversation s’arrête immédiatement, grogne Chien, bien content que son masque cache son malaise.

— Faisons un résumé des vœux formulés par tous les acteurs, propose Griffon, les sourcils froncés.

— Très bien, répond Grenade en récupérant un crayon.

Elle note :

 

Bebbe : Je veux devenir adulte

Griffon : Je veux donner les masques à Grenade

Loup : Je veux connaître mes parents

Gyfu : Je veux garder mes souvenirs et mes possessions

Chien : Je veux que les hommes retrouvent leur place dans la Famille

Taïriss : ?

 

— Voilà, je crois que c’est tout.

— C’est toi qui as fait le vœu le plus piètre, Tony, commente Griffon.

— Mais je te pisse à la raie.

— Ne parle pas comme ça devant Grenade !

La principale intéressée leur jette un regard moqueur et Griffon fronce les sourcils :

— Tu es encore mineure !

Elle ne répond pas et se contente de secouer la tête. Tony finit par ôter son masque ; cette conversation lui paraît irréelle. Que fait-il assis à cette table en train de discuter de seconde vie avec sa prisonnière et cet imbécile de Griffon ? Il s’accoude sur le meuble et observe la liste.

— Bon, si j’en crois votre histoire, l’ensemble des vœux a été exaucé, non ? Mais on n’a toujours pas de vraie réponse sur le pourquoi du comment.

— Ton vœu a conduit Cerf à la tête de la Famille, ce qui n’était pas vraiment une bonne idée.

Tony se renfrogne :

— Comment aurais-je pu prévoir ? En plus, si j’en crois la prisonnière, j’ai dû choisir mon souhait alors que j’étais en train de mourir la bouche ouverte.

— Ouais, en délibérant sur une bite, ajoute Grenade, sérieuse.

— On n’est pas obligé de parler de ça, répond sombrement Tony.

Cette histoire n’est pas claire d’ailleurs. Pourquoi était-il en train de parler de bite au moment de sa mort ?

Grenade l’observe un peu avant de baisser les yeux. Dans l’ensemble, elle a essayé de dire le plus de vérité possible, sauf en ce qui concernait Zozo pour lequel elle a inventé une abracadabrante histoire d'enlèvement et malgré la torture, il n'a pas parlé. Tout ce qu'elle sait, elle l’a vu au travers de son masque. Point.

— Bon, en tout cas, ça ne nous dit pas comment la Brume a fait pour arriver ici, commente Chien pour détourner l’attention.

— Il reste un vœu, fait remarquer Grenade.

Ils s’observent tous les trois avant que Griffon ne murmure :

— Mais pourquoi Mante, enfin Taïriss — après tout, il n'était pas encore Mante — aurait fait un vœu qui nous mette tous en détresse ?

— « Faites qu’une brume verte et corrosive tue 99 % de l’humanité et laisse juste une petite île de gens qui en chient pour survivre » ? Ce n’est pas vraiment son credo.

— C’était pas son genre dans ce que j’ai vu au travers de mon masque non plus.

Griffon réfléchit et se souvient de ce qu’avaient dit ses semblables sur le minitel : il existe un Pilier capable d’affecter la météo à n’importe quel endroit du Multivers. Peut-être que... mais ça n’a aucun sens... Ça mérite néanmoins d’être approfondi, alors il partage son info avec les deux autres.

— Un Pilier météo ? répète Grenade, perplexe.

— C’est un élément à garder en mémoire, mais pour lequel nous n’avons pas plus de pistes.

— L’important, c’est de savoir ce qu’on fait maintenant.

Grenade intervient :

— Il y a deux choses primordiales : d’abord, il faut que je puisse voir Taïriss au travers de mon masque... même si je suis pas sûre que ça marche.

— C’est irréalisable, la coupe Griffon.

Il secoue la tête tandis que Grenade l’observe d’un air perplexe :

— Mais pourquoi ?

— Taïriss a l’ordre de garder le Chapelet. Nous autres membres de la Famille pouvons l’approcher, mais toi, il te tuera. Et n’envisage pas de le prendre par surprise en te cachant dans des tuyaux, il a une ouïe infiniment plus fine qu’un humain et t’entendrait respirer bien avant que tu puisses l’apercevoir.

— Comment faire ?

— Il faudrait passer par l’autorité dominante pour commencer.

Grenade ouvre de grands yeux :

— Mais Cerf acceptera jamais de...

Tony et Griffon se lancent un regard lourd de sous-entendus.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Grenade.

— Ce devrait être plus simple avec Rhinocéros, murmure Georges.

— Griffon... gronde Chien.

Grenade les fixe avec perplexité.

— Cerf est plus le chef ?

— Cerf est mort, il y aura bientôt une annonce. Enfin, succinctement, il faudra en parler au conseil, mais je vais essayer de faire sortir Taïriss de son trou d’abord. Ça lui arrive parfois.

Ils restent silencieux pendant quelques minutes avant que Tony ne demande :

— Et la deuxième chose à faire, c’est quoi ?

Grenade hoche la tête gravement :

— C’est même le plus important : pour pouvoir survivre, il faut impérativement laisser Lù ressusciter.

Griffon triture son pantalon avec ses doigts :

— À propos de cela...

 

150.

 

Pour Andiberry, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle.

La bonne nouvelle, c’est que l’ouverture du haut de la cheminée est légèrement plus grande que celle du bas : il n’aura pas besoin de découper ce mur, ce qui lui aurait donné un net désavantage.

La mauvaise nouvelle, c’est que quelqu’un est déjà dans la pièce et que pour le moment, Andiberry est coincé. Dans l’ensemble, ce n’est pas un exercice pour lui. Bien que débrouillard, il n’est pas vraiment sportif et cette ascension de cent cinquante mètres dans un tuyau exigu lui a mis les muscles en compote. Cramponné à ses gants métalliques, il commence à ne plus sentir ses bras.

Au travers des petits trous du rideau déroulant, il peut voir que ça s’agite à l’intérieur. L’ingénieur rapproche son visage pour voir que de l’autre côté, la silhouette est très grande. Il sursaute quand elle arrive soudainement juste devant lui, serre la mâchoire et retient sa respiration. Peu importe qui est cette personne, elle n’a aucune raison d’ouvrir le volet déroulant puisque les cuisines sont vides, pas vrai ? À moins que... à moins que Loup ait parlé ? À cette idée, sa bouche devient toute sèche et sa main se glisse à nouveau contre son pistolet.

Mais non, c’est stupide... si Loup avait parlé, ils auraient bouché le conduit ou placé un piège, mais pas laissé un des leurs en évidence dans la cuisine. Légèrement rassuré, Andiberry rapproche son visage et observe l’intérieur où des pots de conserves s’étalent sur plusieurs niveaux. L’individu debout devant lui est vraiment très grand, sa peau grisâtre est transparente et laisse apercevoir les os de ses doigts : c’est Radje, le sylphe, tendant la main vers une imposante bouteille qu’il ne peut de toute évidence pas incliner pour en récupérer le contenu.

L’ingénieur grimace : le contenant est à moitié rempli de larves séchées. Les phalanges du sylphe se déforment, bientôt suivies de son bras, afin de pouvoir entrer dans la bouteille et en obtenir les précieux insectes, puis le vieil homme porte les larves à ses lèvres et les grignote distraitement avant de se diriger vers un évier. Le robinet est mal fermé, le sylphe se penche en avant et tend un bout de langue sur laquelle tombent trois ou quatre gouttes d’eau, ce qui semble lui suffire, car il quitte à présent la pièce pendant qu’Andiberry soupire de soulagement. Il n’est pourtant pas l’heure de manger, surtout des larves dégueulasses. Au moins, Gyfu grignote ses blattes fraîches.

Il guette le bruit de la porte qui se referme avant de se redresser sur ses coudes. À l’aide de son couteau-laser, il découpe le rideau métallique sur toute la hauteur, à droite puis à gauche et enfin, pousse les pales, avant de se laisser glisser le plus silencieusement possible sur le carrelage d’un noir luisant. Son corps est tout ankylosé, mais il prendra le temps de se dérouiller un peu plus tard. Il remet soigneusement en place le rideau de métal, car si on n’y fait pas attention, la découpe ne saute pas aux yeux.

Andiberry se trouve dans une sorte de cellier où s’entassent les réserves de la Famille : il y a là quelques conserves, mais plus rien de frais.

Il glisse son nez par l’ouverture qui sépare le cagibi de la cuisine : une large pièce ronde, occupée par une table de la même forme, sans fenêtre. Il y a peu de matériel : un micro-ondes, un frigo et des plaques à induction. Visiblement, les membres de la Famille n’ont vraiment pas l’habitude de se charger eux-mêmes de ce qui atterrit dans leurs assiettes et, plus important, il n’y a pas de placards où se cacher ! Il va falloir qu’il trouve un autre endroit, et vite ! Normalement, à cette heure-ci, tout le monde devrait être au lit, mais après avoir croisé Radje, Andiberry préfère garder son arme au poing. De l’autre main, il sort son micro-ordinateur et s’installe juste devant le système d’ouverture.

Il lui faut une poignée de secondes avant que le moniteur ne s’allume et une autre avant qu’il ne rentre dans le programme de S.I.T.A.R. à l'aide du logiciel que lui a préparé Olween. D’accord, très bien. Il se trouve dans la cuisine et il ne lui reste qu’à entrer une ligne de code pour pouvoir ouvrir cette porte. Ses doigts dansent sur le clavier. Il inspire, appuie sur la touche « valider » et retient son souffle tandis qu’un « clic » résonne : la porte est déverrouillée. Andiberry pose sa paume contre le battant et le fait coulisser d’un centimètre, juste de quoi distinguer le couloir plongé dans la pénombre.

L’idéal serait d’abord de rejoindre la chambre de Loup et de s’expliquer avec lui ; secondairement, trouver Bebbe et lui proposer son aide ; troisièmement, ouvrir les battants qui mènent à l’extérieur. Il s’apprête à sortir, quand il perçoit des voix.

Il referme la porte le plus possible pour juste pouvoir entendre, remet son ordinateur dans son sac et serre fort son pistolet dans son poing. Si Andiberry en croit ses oreilles, deux hommes adultes sont en train de s’approcher.

— Je ne suis pas d’accord !

L’autre voix paraît excédée :

— Oh par Mock ! LAISSE-MOI TRANQUILLE !

— Tu n’as pas le droit de prendre des décisions pour nous tous !

— Est-ce que tu te serais permis de parler comme ça à Cerf, Carpe ?

— Contrairement à Père, tu n’as aucun moyen de pression sur nous par S.I.T.A.R., Rhinocéros.

Pendant quelques secondes, Andiberry n’entend rien d’autre que le bruit d’une grosse respiration sifflante.

— Cerf m’a élu ! Et la Famille a voté. Je suis désolé que tu n’aies pas eu autant de voix que tu l’espérais, mais tu vas devoir m’obéir, Carpe.

— Je ne te laisserai pas leur dire ce qui se passe ici et nous mettre davantage en danger. Ils nous tueront. Tant que nous avons des informations qu’ils n’ont pas, c’est notre seule arme !

— Et est-ce plus correct de les laisser dans l’ignorance, alors que nous sommes tous en danger de mort ? Rien ne dit que Loup arrivera à nous sortir de là. Il faut que les gens commencent à faire des réserves !

Andiberry fronce les sourcils. Les deux hommes — le grand baraqué avec le masque de rhinocéros et le trapu bedonnant avec le masque de poisson — sont passés devant la porte de la cuisine, mais ne se sont pas arrêtés. Leurs voix se perdent à présent et Andiberry n’entend plus rien.

Qu’est-ce qu’ils voulaient dire ? Berry entrouvre le battant. De la lumière filtre sous presque toutes les portes. Mais personne ne dort ici ?

 

 

151.

 

Radje appuie sa paume contre le récepteur et la porte de la nursery s’ouvre en silence. La pièce est plongée dans une pénombre brisée par une petite veilleuse. Tournant lentement sur elle-même, elle dessine sur les murs des animaux de lumière qui n’existent plus depuis longtemps. Sur le sol, le modèle réduit d’un vaisseau repose, à moitié construit. Une silhouette imposante se trouve au fond, alors Radje avance.

Ocelot endormi dans les bras, Bebbe est debout près de la fenêtre et se balance doucement pour le bercer. C’est l’enfant, coincé sur sa hanche, ainsi que son énorme ventre qui lui donnent cette ombre débordante.

— Tu t’es dissimulée tout ce temps ici ? dit Serpent.

Elle se tourne vers lui et il voit ses yeux gris qui brillent un peu dans le noir. Elle ne répond rien.

— Minuit est passé, pense au sommeil d’Ocelot, insiste-t-il.

Elle finit par hocher la tête lentement :

— Oui.

Et c’est tout, alors Radje la dévisage avec perplexité. Elle était déjà bizarre lors de la réunion suivant la mort de Cerf, et pendant le vote. Il avait mis ça sur le compte du choc, car cela fait longtemps que Bebbe n’est plus maternelle avec Ocelot. Le dernier à avoir eu ce privilège est Loup et elle ne restait pas à le bercer toute la nuit.

Interdit, il la regarde observer la ville dehors, une dernière fois, avant de se diriger vers la sortie, quand soudain, un doute l’étreint. Non ! Ce pourrait-il que...

Il pose une main sur son épaule, mais la femme recule craintivement. Radje gronde, découvrant ses canines et oubliant ses allitérations :

— Qui es-tu ?

Avant qu’elle puisse réagir, il saisit son ventre renflé et le palpe : la texture est trop dure pour être de la vraie peau. Le clone pousse un cri qui réveille Ocelot et Radje se hérisse :

— Où est-elle ? Où est Numéro 7 ? Où est l’enfant ?

Numéro 2 recule, les mains entourant le corps frêle du garçonnet dont le petit museau se tourne vers le sylphe :

— Hum ? Quoi ? Qu’est-ce qui se passe, oncle Serpent ?

La femme secoue la tête :

— Je ne sais pas où elle est...

*

Radje tapote avec un agacement croissant la vitre de l’ascenseur qui descend dans les entrailles de la Machine, vers son laboratoire.

— Accélère, bon sang !

C’est une catastrophe. À l’instant présent, Numéro 7 est enceinte de Lù, cette dernière est la seule à pouvoir véritablement les sortir de ce monde et elle est également la seule à pouvoir l’aider à réaliser son Ki. Alors que Loup revient, voilà que l’autre lui échappe. L’ascenseur s’arrête enfin au bon niveau.

Radje se précipite à l’intérieur de son bureau, allume son ordinateur et lance le logiciel de contrôle de son minuscule robot. L’oiseau sautille sur la table jusqu’à se percher en haut de l’écran principal. Le sylphe s’appuie contre le dossier de sa chaise avant de passer une main dans ses cheveux, cherchant ses mots. Autant faire simple :

— Nous sommes dans une situation déplaisante.

 

152.

 

Accroupie devant la petite mare, Lù touille dans l'eau avec un bâton, remuant des lambeaux de souvenirs...

*

— Plus d'un millénaire plus tôt... —

 

La pluie fine et tiède tombait sur les immenses fougères et de grosses gouttes coulaient des feuilles sur le visage de Lù. La douleur irradiait toute sa jambe droite. La jeune fille s’humecta les lèvres et ouvrit les yeux : une silhouette se dressait entre elle et le ciel. Taïriss la fixait, le regard impénétrable :

— Ne bouge pas, je crois que tu t’es cassé quelque chose.

Lù passa une main tremblante sur son visage et un rire se coinça dans sa gorge :

— « Je » ! « Je » me suis cassée quelque chose ! Tu m’as poussée !

Il lui fallut quelques secondes pour prendre conscience de ses propres mots. Elle écarta ses mains et contempla l’androïde avec stupéfaction.

— Tu m’as poussée, répéta-t-elle mécaniquement.

Il hocha le visage, l’air sombre :

— Tu l’as mérité. Tu as failli les tuer.

Elle ne répondit pas. L’aurait-elle fait ? La réponse lui paraissait de moins en moins claire. Le robot s’agenouilla à côté d’elle :

— Ce n’est pas joli-joli...

Lù se redressa sur un coude ; sa jambe droite formait un angle inquiétant avec son genou. Pas de doute : elle s’était bien cassé quelque chose, mais ce n’était pas comme si c’était la première fois. Elle tâta l’articulation et grimaça, pendant que Taïriss s’était éloigné et farfouillait dans les fourrés.

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Je te cherche un bâton. Mais il n’y a que des fougères en train de pourrir.

— Ce sera difficile, je n’ai jamais vu d’arbres dans ce monde. Il y a des forêts de coraux au Sud, mais rien qui ressemble à une branche par ici.

Le robot repoussa en arrière une mèche de cheveux roses :

— Bon...

— Pourquoi avais-tu besoin de ça ?

— Pour t’aider à te déplacer. Ce n’est pas agréable de clopiner.

Elle soupira :

— Ça va aller. Si tu me donnes un coup de main, on rentrera vite.

Taïriss la fixa pensivement de ses grands yeux noirs avant de secouer doucement la tête :

— Je suis désolé. Ce n’est pas possible.

— Hein ?

— Je ne rentre pas. Je vais rester ici, dans ce monde.

Toujours appuyée sur ses coudes, Lù le fixait avec des yeux de merlan frit :

— Tu ne peux pas faire ça.

— Pourquoi pas ?

Elle resta sans voix, essayant de rassembler ses pensées. Ce qui était en train de se passer n’était pas normal :

— Mais parce que tu es un...

Elle ne termina pas sa phrase. Il détestait toujours autant qu’on le traite de robot, alors elle dit simplement :

— Rentre avec moi.

Il la fixa très sérieusement :

— Est-ce un ordre, Mademoiselle ?

Elle se sentit glacée. Bien sûr, elle était le maître : il serait obligé d’obéir si elle le lui imposait, mais ce n’était pas ce qu’elle voulait. Non. En désespoir de cause, elle ajouta :

— Isonima va être triste.

— C’est un grand garçon. Dans les familles normales, les enfants finissent par quitter le nid.

— Oui, mais ce sont rarement leurs parents qui s'enfuient !

— ...

— Il n’y a pas de prise de courant ici. Tu vas te décharger.

— Je me débrouillerai. Il y a toute sorte de façons de faire de l’électricité.

Il lui sourit tristement :

— J’ai du mal à comprendre ce que tu veux, Lù. Je croyais que tu en avais marre de moi.

Elle pinça les lèvres :

— J’ai toujours très bien su ce que je voulais, au contraire...

Taïriss enfonça ses mains dans les poches de son pantalon noir, laissant ses pouces à l’extérieur, tapotant les poches :

— C’est trop tard, Lù. Tu m’as déçu. Je ne peux plus rester.

Il se retourna et écarta une feuille de fougère de son chemin. Lù essaya de se redresser sans s’appuyer sur sa jambe blessée, mais celle-ci la lançait de façon insoutenable et elle dut se rasseoir en grimaçant. Elle cria :

— Je voulais que tu sois vivant, Taï !

Il se retourna juste un peu et Lù voyait son œil noir se détacher sur son profil à travers des mèches d’un rose sombre, collées sur ses joues par la pluie :

— Sois prudente sur le chemin du retour.

Il s’en alla et Lù resta seule pendant que le crachin se transformait en averse. Elle attendit un moment pour être sûre qu’il ne reviendrait pas, puis ébroua ses cheveux dégoulinants.

— Wow, ça, c’est de la journée pourrie.

Elle tenta de nouveau de se lever et finit par clopiner sur place en s’agrippant aux fougères.

— Aïe, aïe, aïe...

Se tournant à moitié, elle observa la direction vers laquelle était parti Taïriss. La pluie et la végétation luxuriante empêchaient de voir quoi que ce fût, mais la terre rouge était marquée de profondes empreintes de pas. Un sourire mélancolique figea sa bouche. Quelque chose d’inattendu s’était produit. Alors peut-être que des choses positives allaient résulter de cette journée merdique.

Lù s’appuya sur sa jambe gauche et suivit la piste que Taïriss et elle avaient laissée et qui remontait jusqu’à la déchirure entre les mondes. Pour se donner du courage, elle se mit à chantonner à voix basse :

— Wow wow, derrière la tour, il y en a une autre, là retourne-toi, elle est toujours là ! Ceci est la ballade... la ballade d’Eli et Lù !

Au moment où elle arrivait enfin, les nuages se déchirèrent et la pluie s’arrêta. Lù souffla avec agacement sur les mèches de cheveux collantes qui lui tombaient devant les yeux :

— Ah ouais, c’est maintenant que tu t’arrêtes ? Merci, hein !

Elle s’apprêtait à traverser la faille quand l’étoile de ce monde répandit sa lumière sur l’ensemble de la plaine ; le ciel se teinta de rose et d’argent. Lù chassa l’eau de ses yeux. Au loin, les nuages étaient encore très gris et un frisson les parcourut avant qu’un immense éclair ne déchire l’air pour venir poignarder la terre. Le ciel se mit à gronder.

Lù plissa les yeux. Au milieu de la foudre et des cumulonimbus, il y avait autre chose : ce n’était pas vraiment des oiseaux, ça ressemblait peut-être un peu à une méduse, à un oiseau-méduse, avec de grandes ailes, pas de visage et un corps transparent.

Les créatures volaient au milieu des éclairs et quand il leur arrivait d'entrer en contact, leurs silhouettes devenaient noires et brillantes pendant une poignée de secondes.

Ce n’était pas la première fois que Lù voyait les mangeurs de tonnerre : des êtres qui se nourrissaient d’électricité, comme d’énormes batteries. De ce qu’elle en savait, ils nichaient loin à l’Est, dans les forêts de coraux. Dans la même direction qu’avait prise Taïriss.

Après avoir suivi une dernière fois le vol des mangeurs de tonnerre de son regard de métal, Lù traversa la faille, non sans grimacer quand elle y glissa sa jambe droite.

 

 

153.

 

— Je peux entrer ?

Loup relève la tête de sa table de travail.

— Bien sûr, tu es toujours le bienvenu.

Tony pousse la porte de l’épaule, les mains prises par un plateau sur lequel reposent une tasse et un sandwich plutôt mince. Quand il traverse la salle, ses semelles laissent leurs empreintes dans la poussière ; en effet, pendant les six mois d'absence de son propriétaire, l’atelier de mécanique de Loup s’est transformé en sanctuaire.

Chien parcourt du regard la pièce exiguë : des prototypes de robots s’entassent sur des étagères qui montent jusqu’à trois ou quatre mètres et une petite lucarne est entrouverte sur le néant de la nuit.

Tony plisse les yeux. La pièce est sombre, car l’ampoule nue du plafond a grillé, seule une lampe de bureau diffuse une lumière jaune au-dessus du plan incliné sur lequel Isonima est en train de tracer un schéma.

— Je t’ai apporté un en-cas. Ça fait des heures que tu travailles sans rien avaler.

Loup quitte son travail des yeux une seconde pour loucher sur le sandwich pathétique qui traîne sur le plateau. Chien lui lance un regard désolé :

— Georges n’a pas pu faire mieux, il n’y a plus rien de frais. Tu as juste une tranche de mousse en conserve et un peu de sauce au soja.

Loup récupère le sandwich des doigts de Chien. Des doigts qui tremblent un peu. Isonima lui jette un regard dérouté :

— Tout va bien ?

Tony enfonce ses mains dans ses poches et serre les poings pour les empêcher de tressauter.

— Ce n’est rien, juste de la fatigue et du stress, sans doute, avec tout ce qui s’est passé.

Isonima croque dans son repas et essaie de dissimuler sa grimace tandis qu’il observe Tony. Son corps mince flotte un peu dans son costume habituellement parfaitement ajusté, ses joues mal rasées sont creusées et des vaisseaux sanguins rouge vif entourent ses iris bleus.

— Tu as vieilli, mon vieux.

Tony le fixe avec des yeux ronds :

— Hé c’est pas sympa !

— Pas d’inquiétude. Même avec cinquante ans de plus, tu seras toujours plus affriolant que moi.

— Haha, très drôle.

C’est au tour de Chien d’observer de plus près son vis-à-vis :

— Toi aussi, tu es... différent. Mais tu n’as pas l’air plus vieux du tout.

C’est vrai. Dans l’ensemble, Loup paraît plus musclé et mieux nourri que lorsqu’ils se sont quittés. Il se tient aussi moins voûté... pas le genre de transformation qu’on attend après six mois de kidnapping. Chien s’apprête à l’interroger là-dessus quand il remarque que les joues d’Isonima sont plus rouges qu’à leur habitude et que de la sueur roule sur sa peau, à la lisière de ses cheveux bouclés.

Soudainement inquiet, il pose sa main sur le front de Loup et sent la peau brûlante frémir sous ses doigts frais.

— Mais tu as de la fièvre !

— C’est bon, j’ai fouillé le bureau de Lièvre et j’ai pris des antidouleurs et des antibiotiques.

— C’est pas bon du tout ! Fais voir ta jambe.

— Ça va finir par baisser tout seul.

Devant le regard menaçant de Chien, Loup soupire avant d’enlever difficilement son pantalon. Chien fronce les sourcils jusqu’à ce qu’une ride verticale apparaisse entre eux. Loup recule quand Chien effleure la plaie : la blessure n’est pas belle à voir.

— Ce truc est infecté, Iso'. Tu es sûr que tu as pris les bons médocs ?

— Oui, oui, mais c’était il y a juste une heure, normal que ça n’ait pas encore eu d’effet.

— Parce que tu ne pouvais pas t’en occuper avant ?

Isonima a un geste de lassitude :

— On n’a pas vraiment de temps à perdre. Et puis quelle importance ?

Loup avale la dernière bouchée de son sandwich, remet son pantalon et reprend son stylo en main :

— Je n’ai pas encore eu le temps de finir le plan du nouveau système de nettoyage de l’eau, alors ce qui peut arriver à cette jambe est vraiment secondaire.

Chien lui pose une main sur l’épaule :

— Tu penses que ça peut marcher ?

Isonima hoche la tête dans un mouvement qui n’est ni un oui ni un non :

— Je pense... je ne sais pas. Il faudra au moins trois semaines pour le reconstruire si tout le monde s’y met. Grand minimum. Est-ce qu’on réussira à isoler suffisamment d’eau pour toute la population sans qu’elle croupisse ? Je n’en sais rien. C’est Lièvre qui s’y connaît. Pour le moment, Carpe s’occupe de remplir le plus de cuves possible. Quand ce sera fait, il faudra qu’on mette la population au courant, qu’ils fassent ce qu’ils peuvent de leur côté. On pourrait aussi essayer de réutiliser ce qu’on a, mais je ne sais pas trop quel genre de piège S.I.T.A.R. nous réserve.

Le crayon trace une longue ligne de carbone le long de la règle que Loup immobilise sur le papier. Il fait un deuxième trait avant de poser calmement son outil sur le rebord du plan de travail :

— Objectivement, je pense que nous allons tous mourir.

Ses yeux violets s’ancrent dans le bleu sombre des prunelles de Chien et il continue :

— Si l’on survit à ça... même si l’on arrive à boire, on aura mal arrosé les cultures pendant trois semaines. Tout va crever. On a déjà presque plus de poulet, plus d’huile. La Machine est finie. Le Mur va tomber. Tu ne fais même pas semblant d’y aller pour garder la face. Alors ma j...

— Loup... Loup ça suffit.

Isonima se tait. Bleu et violet encore. Chien murmure :

— Ne dis plus qu’on va mourir, d’accord. Ne dis plus que ça ne sert à rien de sauver ta jambe. Je ne vais plus au Mur parce que je m’occupe d’autre chose. Quelque chose de plus important qui pourrait bien nous sauver tous.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— On a chopé l’une des filles du groupe qui t’a enlevé. On a plein d’infos.

Loup se tend perceptiblement :

— Une fille ? Quelle fille ?

— Une ancienne du Mur, une petite blondinette avec des yeux noirs. Tu vois qui c’est ?

Loup fait non de la tête, le regard fuyant. Ce n’est pas un mensonge. Après tout, la Grenade qu’il connaît n’a rien d’une blondinette. Cependant, il joue mal et ajoute :

— Tu sais, j’étais enfermé dans une cellule, je n’ai vu personne.

Chien acquiesce lentement, l’air un peu perplexe. Loup sait que Tony ne demande qu’à le croire, mais qu’il sent que quelque chose n’est pas clair. Isonima n’a jamais très bien su mentir et Chien le connaît par cœur.

— Qu’est-ce qu’elle a dit cette fille ? ajoute-t-il dans un souffle.

— Elle a dit qu’il y a un Pilier, Lù, qui peut ouvrir des failles dans les Mondes. Tu te souviens de Lù ? Cerf nous en parlait. Et cette fille est en vie, bloquée quelque part dans Limbo et Griffon pense que si on lui donne le Chapelet de Cerf, alors elle nous aidera à quitter cette dimension. Il faut juste que Rhinocéros soit d’accord pour qu’il ordonne à Mante de rendre le Chapelet.

Loup a la sensation qu’une boule de glaise moite coule dans ses entrailles. Grenade est capturée, Lù est en vie... La mère qui l’a délaissé et qui a tué son autre lui-même est vivante, quelque part. A-t-il envie de la voir ? A-t-il envie de connaître son visage ?

Il chancelle et Chien le rattrape, interprétant sa réaction comme liée à la fièvre.

— Je sais, je sais, ça fait beaucoup de choses avec la mort de Cerf et Lièvre. Moi aussi je suis à fleur de peau. Je crois qu’un petit peu d’air nous ferait du bien.

Loup déglutit et acquiesce. Pendant qu’il tente de se remettre les idées en place, Chien décroche l’échelle qui s’appuie contre les étagères pour la fixer en dessous de la lucarne.

— Tu te sens de grimper avec ta blessure ?

— Je vais essayer en tout cas. Je donnerais n’importe quoi pour de l’air frais.

Ils grimpent et Chien aide Loup à s’asseoir sur le toit. La fraîcheur de la nuit les fait frissonner. La lumière des fenêtres luit sur les façades sombres des bâtiments et le silence est brisé par des cris et des bruits de balles, très loin.

— C’est moins calme que la dernière fois qu’on est venus...

— Ouais.

Leurs épaules s’appuient l’une contre l’autre. La tête sur les genoux, Chien a entrelacé ses doigts ensemble et Loup se mordille les lèvres :

— Si l’on arrive à quitter ce monde, on partira en vacances.

— Hein ? Où ça ? Chez les aliens ?

— Sur une île, au moins dix ans. On vivra de cocktails et de se... et de sport.

Chien le fixe d’un air éberlué :

— Mais tu as toujours détesté le sport !

— Oui, bon, de sablés alors ? C’est bon les sablés ! Ou bien de Salamandre et bigorneau, j’ai l’impression de ne pas y avoir joué depuis au moins trois semaines !

— Depuis trois semaines ? Tu dérailles mon vieux, tu as été enfermé six mois.

Loup rougit jusqu’aux oreilles, autant de gêne que de fièvre :

— Oui, oui, ne fais pas attention à mes paroles, je dis n’importe quoi. Alors, tu viendras avec moi, oui ou non ?

Tony souffle sur sa frange et lui jette un regard espiègle, malgré ses yeux cernés.

— Mais oui, je viendrai, Belinda...

 

154.

 

En même temps que la porte, Gyfu sent une main glacée se refermer sur son cœur. Juste derrière le battant se trouvent tous les objets qu’elle a accumulés ces derniers milliers d’années et auxquels elle a enchaîné son âme. À l’idée que, peut-être, elle ne les reverra jamais, tout son corps se met à frémir, accompagnant un curieux sentiment d’amour et de douleur.

— Vous allez bien Dame ? Vous êtes toute verte.

Gyfu appuie sa main sur son diaphragme, en espérant que la couleur s’atténue plus vite. C’est idiot bien sûr. Gyfu se dit qu’à force de rester avec tous ces humains, elle finira par devenir aussi stupide qu’eux.

— Tout va bien, Olween. La situation est juste de plus en plus délicate et la conclusion de tout ceci se rapproche.

Alors que la sylphide tourne la clef dans la serrure, la porte diminue jusqu’à disparaître autour de son propre verrou. Gyfu passe la clef à son cou et aussitôt le poids du métal se met à lui peser, appuyant douloureusement sur ses cervicales. Elle est à présent debout devant un pan de mur nu du garage qu’Andiberry a loué. Ici non plus, elle ne reviendra sans doute pas.

— Allons-y.

Dehors, tout est calme. L’air a la froideur des aubes sans éclat ; les façades bombées et brillantes ainsi que les antennes hérissées luisent d’une faible lueur verdâtre. La rue est vide, silencieuse.

— Qu’est-ce qui se passe ? marmonne Olween. C’est trop calme.

— On est trop loin. Rapprochons-nous, il doit y avoir du grabuge du côté de la Machine.

Ils longent les canaux en silence, l’humeur d’Olween s’assombrissant davantage quand ils croisent les premiers cadavres : une femme et un jeune garçon du Mur. La femme est recroquevillée dans le caniveau, le garçon allongé près de l’eau, les yeux ouverts. Olween détourne le visage ; la sylphide incline la tête de côté et rend longtemps son regard au mort.

— Quelle vallée de larmes, dit Olween.

— C’est le monde, répond Gyfu. Maintenant que les sylphes sont presque éteints, les hommes se déchirent entre eux. Ça vous ressemble bien.

— Et ça vous fait plaisir, Dame ?

Sa voix est agressive. Elle se tourne vers lui :

— Je ne ressens pas de rancœur, mais j’aime quand l’histoire se reproduit. Les motifs répétitifs sous toutes leurs formes trouvent en moi un écho agréable.

— Devrions-nous les jeter dans la rivière ?

— Je n’ai pas le temps. Occupe-t’en si tu veux, cela m’est égal.

Olween secoue tristement la tête avant de suivre Gyfu. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de la place du Châtaignier, la rumeur se met à enfler : beaucoup de gens parlent et il y a des tirs et des cris au loin, ainsi que d’autres morts, mais ici, on a pris soin de les entasser, civils et enfants du Mur mélangés.

— C’est une véritable débâcle pour le Mur. C’est à se demander ce qui se passe, là-dedans. Est-ce que quelqu’un continue de donner des instructions ?

Gyfu hoche la tête tout en balayant la place du regard. Il y a beaucoup de monde ici et les résistants semblent beaucoup plus organisés que leurs opposants : les enfants, les vieux et les malades sont regroupés, tandis que les adultes sont mobilisés par petites garnisons, certains gérant le matériel et la nourriture, les autres se relayant pour assaillir l’ennemi. Un homme leur lance un regard furibond :

— Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

Ses yeux restent fixés sur Gyfu qui l'ignore. Un grand homme au visage noir comme la suie, vêtu d’un tablier couvert de taches de graisse interpelle l’homme :

— C’est bon Jan, ce sont des proches de Berry. Ils peuvent circuler.

La sylphide et son compagnon continuent d'avancer dans des rangs de plus en plus serrés, puis quittent la place du Châtaignier et suivent le canal qui remonte directement jusqu’à la bouche grillagée de la Machine. Celle-ci n’est pas en vue, encore protégée par la forteresse du Mur. C’est là que le combat a lieu. Derrière elle, Gyfu sent Olween devenir de plus en plus nerveux.

La sylphide parcourt des yeux la masse des combattants, s’arrête sur une silhouette potelée et reconnaît Honorine Italique. Celle-ci a noué sa longue chevelure bleue et bouclée en une tresse serrée. Très concentrée, elle est en train de monter une arme de guerre comme si elle avait fait ça toute sa vie, sous le bruit oppressant des balles qui sifflent. La tête de son chien strabique dépasse de l’encolure de son large blouson de cuir, les oreilles tombantes et les yeux inquiets.

*

— C’est à vous ! Passez devant !

Elle relève la tête. C’est Maja qui vient de l’apostropher. Honorine se souvient très distinctement d’une phrase que lui disait Lù, un leitmotiv qui a accompagné chacun de ses pas dans la Ville Noire :

« Si rien ne va, fais semblant. Tant que les autres pensent que tu as l’avantage, alors tout n’est pas perdu... »

La punk plisse sa bouche poupine en un sourire goguenard :

— Nous sommes prêts Cap'taine ! Mais rappelle-toi notre deal : on sera d'votre côté tant que vous nous mettrez en première ligne.

Maja hausse les épaules. C’est bien pratique d’avoir de la chair à pâté.

Suivie par son groupe de punks, Honorine prend la relève des attaquants et ils ne sont pas encore tous en place qu’une silhouette s’affaisse déjà à côté d’elle. Il ne lui faut qu’un coup d’œil pour voir qu’il s’agit du punk narquois, avec sa crête verte. Il est mort doucement, sans une plainte.

Honorine sent Raclure trembler comme sa poitrine.

Elle cale avec une nonchalance étudiée sa botte sur un morceau de barricade, épaule son fusil et vise le soldat qui vient de tirer. La balle traverse le viseur de sa cible pour entrer dans son orbite, comme dans du beurre. Dans la même lancée, Honorine abat deux sentinelles qui s’étaient relayées sur le toit afin d’empêcher une deuxième équipe d’essayer de défoncer la porte principale.

Des hourras éclatent derrière elle et Maja lui donne une tape amicale sur l’épaule :

— Bien joué !

À choisir, j’préfère que ce soit moi qui m’salisse les mains plutôt qu’toi, enfant des hommes. Honorine ne peut pas dire ça, alors elle lui fait un sourire confiant.

Mais ce sourire est un mensonge.

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