Chapitre 19

155.

 

Les vagues se fracassent sur la coque du Machina ; Grenade sent les gouttelettes d’écume asperger son visage et ferme les yeux par peur du sel. Elle est debout, seule, sur le pont. La mer est grise et calme comme si elle dormait. La Ville Blanche est blanche.

Je suis en train de rêver.

Une nuée de mouettes tourne autour du mat en piaillant, brisant le silence de sa solitude. La jeune fille plisse les yeux et le soleil l’éblouit, mais il n’y a pas d’erreur : là-bas, très loin, il y a une tache de couleur dans cet univers monochrome. Quant à la mer, Grenade la regarde s’ouvrir en deux, en ligne droite depuis l’horizon et jusqu’à la coque du bateau qui s’échoue mollement dans le sable humide des bas-fonds. Grenade ne bouge pas, ne dit rien, observant la forme qui approche en marchant dans l'étroit chemin dessiné par les deux murs d'eau.

La femme traverse la mer à pied sec, comme si elle avait tout le temps du monde et pourtant Grenade la voit s’approcher beaucoup plus vite qu’il n’est possible dans la réalité. Elle porte un grand manteau, un pantalon noir au pli repassé et un large chapeau est posé sur ses cheveux bordeaux, roulés en chignon échevelé.

La femme finit par arriver en dessous du bateau et Grenade ne fait que la toiser sans rien dire. À ce moment, la mer se referme dans un silence assourdissant et une colonne aquatique soulève la femme pour la porter au-dessus des flots, juste au niveau de Grenade, comme un siège de verre. Le Ver de rêves tend ses mains, prend le visage de l’adolescente entre ses doigts gantés , comme un sortilège qui se lève, Grenade sent sa peau regagner ses couleurs, son cœur se remettre à battre, la vie reprendre possession de son corps. Elle est consciente, mais pourtant, le rêve ne se dissipe pas. Devenue voyageuse, Grenade est réveillée dans Limbo.

— Est-ce que tu me laisserais monter sur ton bateau ? demande la femme.

— J’ai le pouvoir de vous en empêcher ?

— Bien sûr. C’est ton navire et tu es sous la protection de l'un de mes semblables ; personne ne peut y venir sans ton autorisation.

— Et lui ?

Grenade montre du doigt la silhouette brumeuse du garçon-limace qui fume une cigarette discrètement sur le pont. La femme hausse les épaules :

— Tu ne t’en souviens pas, mais tu as sans doute dû lui donner l’autorisation un jour ou l’autre. Salut Dïri !

La silhouette ne réagit pas à la salutation.

— Pareil à lui-même, il m’ignore aussi dans la réalité. Bon, alors ? Je peux monter, oui ou non ?

Impatiente, elle finit par s’étaler sur son piédestal aquatique. L’eau semble à la fois dure et molle, se modulant en fonction de ses désirs.

— Je vous connais, dit Grenade. Vous êtes Ithalis.

Celle-ci a l’air ravie.

— Oh ! Ça va simplifier les choses ! C’est en regardant Isonima à travers ton masque bizarre que tu m’as vue, à Santa Wilma, c’est ça ?

— Comment le savez-vous ?

Ithalis lui fait son sourire en V tout en s’étalant davantage sur sa somptueuse chaise.

— Tu sais, je bosse pour un dieu, ça donne plein de petits avantages pour se tenir au courant de ce qui se passe dans l'univers.

— Mock n’est pas un dieu, il est un Pilier, tout comme vous !

— Tu connais aussi Mock ? C’est merveilleux !

Elle prend un air légèrement plus sérieux :

— C’est vrai, Mock et moi sommes des Piliers, mais cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes égaux. Mock est...

Elle fait à Grenade un clin d’œil ingénu :

— Tu ignores quel est le pouvoir de Mock, n’est-ce pas ?

Grenade préfère garder un silence boudeur. Cette femme est extrêmement pénible.

— Qu’est-ce qu’un dieu sinon un visionnaire et un créateur ? Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je manipule Limbo à ma guise, mais toutes mes créations ne sont que des illusions. Mock façonne les destinées et nous mène vers des lendemains éclairés. C’est un démiurge bénéfique et en cela, il se distingue de celle que vous recherchez : Lù est un Pilier extrêmement destructeur.

— Mock l’a tuée au moins une fois, si je ne m’abuse. Je comprends qu’elle soit en colère.

— Mock fait toujours le mieux pour le bien commun. Il y a plusieurs millénaires, Lù était déjà un danger pour son peuple. Mock fait ce qu’il faut quand il le faut et en plus, je te signale que malgré tous nos efforts, Lù est toujours vivante !

— Pourquoi êtes-vous venue me parler ?

Ithalis a l’air très sérieuse tout à coup :

— Tu es très importante. Et quand le temps sera venu, tu prendras une décision qui changera tout. Mais je ne suis pas là pour ça : tu vas te retrouver face à Loup, très bientôt ; que comptes-tu faire ? Je sais que tu as évité de parler de lui jusqu’ici pour ne pas avoir à faire un choix, mais ce sera plus difficile quand il sera face à toi. Si tu dénonces Loup, alors tu pourrais créer un conflit interne au sein de la Famille.

— Ce qui serait une bonne chose du point de vue de la révolution, mais...

— Mais peut-être que ce ne serait pas une bonne chose du point de vue de Gyfu ? Au cas où vous auriez encore dans la tête de ressusciter cette petite pustule vénéneuse de Lù.

— Elle a déjà été ressuscitée.

— Je le savais, évidemment.

C’est à ce moment qu’un goéland onirique en profite pour délester son cloaque d’une fiente irréelle qui atterrit bruyamment sur le couvre-chef d’Ithalis.

— Ooooh, dit-elle en fronçant les sourcils. Un chapeau tout neuf !

Comme quoi... il est possible d’être un Pilier qui sépare la mer en deux, qui commande aux rêves et de ne pas avoir la classe. Ithalis fait un geste agacé de la main et la crotte d’oiseau s’évapore dans les airs.

— En tout cas, si une dispute éclate entre les différents membres, tu pourras te considérer comme chanceuse si Taïriss rend le Chapelet, que Rhinocéros vous laisse circuler dans la Machine, que Griffon vous fait communiquer avec Lù, et ça sans que Chien ou Carpe vous fasse une petite crise. Bonne chance.

— J’y vois mon intérêt, mais où se trouve le vôtre ?

Ithalis examine scrupuleusement ses ongles avant de tourner ses yeux vers Grenade et pour la première fois, elle a l’air sérieuse.

— Il ne doit pas arriver malheur à Isonima, il nous est infiniment précieux.

— Parce que Lù a été affaiblie par cent ans d’absence ? Vous voyez en lui la possibilité de récupérer son pouvoir et de vous débarrasser d’elle pour de bon ?

— Il n’y a pas de problème à ce qu’Isonima ouvre une faille plutôt que Lù, n’est-ce pas ? Et l’immortalité ne sera pas une nouveauté pour lui, étant donné sa condition.

— Mais Lù...

— Lù donnerait n’importe quoi pour mourir, c’est en partie ce qui la rend si dangereuse...

Grenade ouvre la bouche, mais Ithalis est plus rapide :

— Oh oh, il va falloir que je te fausse compagnie. Nous ne sommes plus seules et comme tu ne veux pas me laisser monter sur ton bateau...

Grenade tourne la tête. Un cri strident lui arrache un long frisson qui remonte sa colonne vertébrale. Le Griffon est déjà enfoncé dans la mer jusqu’aux mollets et se rapproche.

— Je ne suis pas assez folle pour affronter ce monstre sur son territoire ! On dirait qu’il faut que nous nous séparions.

Ithalis s'éloigne de Grenade en même temps que la chaleur, les couleurs et la conscience la quittent. Le Pilier observe attentivement le visage de la jeune fille et penche légèrement la tête avant de murmurer :

— C’est fou ce que ces gens finissent par tout ramener à Lù...

Et dans un claquement de doigts, elle disparaît.

La jeune fille reste debout sur le pont, immobile. La mer est grise et calme comme si elle dormait. La Ville Blanche est blanche.

Je suis en train de rêver.

 

156.

 

Après avoir refermé la porte de sa chambre, Griffon se sent à la fois dépité et heureux. Il est difficile pour lui de déjà laisser Grenade après ces mois de séparation, mais il y a quelque chose d’incroyablement réconfortant à la savoir endormie dans sa chambre, le nez enfoncé dans son oreiller de plumes et couverte d’un moelleux édredon. C’était si douloureux de la savoir dehors, en danger peut-être, et de ne rien pouvoir faire pour elle.

C’est à lui de trouver des solutions pour que cette sensation perdure. Il la laisse dormir seule à regret, quitte le couloir et s’aventure dans le long escalier qui mène jusque dans les entrailles de la Machine, dans la cachette du Chapelet. Et le voilà maintenant devant la porte ; il pose sa main sur l’analyseur d’empreinte et le battant s’ouvre.

Ce qui saisit d’abord Griffon, c’est le bruit des perles qui rebondissent sur le sol dans un léger clapotement de pluie. Taïriss est de dos, debout dans son complet noir, au centre de la pièce circulaire.

— Incroyable ! Tu m’as entendu venir et tu as pris une pose peu naturelle pour m’impressionner ou bien est-ce que tu restes comme ça toute la journée ?

Le robot se retourne doucement, le visage recouvert de son masque blanc en forme d’insecte. Il est si rare qu’il le porte que Georges se sent dérouté.

— Je ne me fatigue pas de la même façon que les humains, Griffon.

Ça, Georges veut bien le croire, mais il y a quelque chose de bizarre dans la position qu’adopte Taïriss. Ce n’est pas seulement le fait qu’il soit debout, seul, de dos, entouré de perles magiques qui bougent. Il y a quelque chose de plus confiant dans sa posture, quelque chose qui est différent du vieux robot rouillé et serviable que Griffon connaît bien.

— Veux-tu bien enlever ton masque ?

Il y a un silence entrecoupé de tintements cristallins avant que Taïriss n’obtempère, ébouriffant au passage ses cheveux rose indien. Griffon se sent stupide. C’est comme si durant une seconde, il avait cru que quelqu’un d’autre était en train de porter ce masque.

— Qu’est-ce que tu veux, Griffon ?

Celui-ci prend une inspiration et avance d’un pas. Le robot l’arrête immédiatement d’un geste de la main :

— Stop. Ne fais plus un geste. Si tu t’approches davantage du Chapelet sans autorisation, je serai contraint de te tuer.

— Oh.

Griffon recule. Ça commence mal.

— Je croyais que tu n’avais pas le droit de blesser un être vivant et que tu obéissais aux membres de la Famille ?

— Les instructions du patriarche actuel priment sur tout.

— Cerf est décédé, Mante. Il sera incinéré demain matin. Rhinocéros est le nouveau chef.

— Peu importe. Tant que le nouveau chef n’a pas annulé cet ordre, tu ne peux pas t’approcher.

— J’ai besoin du Chapelet, Taïriss. Une question de vie et de mort.

— J’aimerais te dire sincèrement que je comprends, mais cela ne serait pas suffisant pour stopper mon programme. Pour ton propre bien, je te déconseille d’essayer de me tromper.

— Et si le nouveau patriarche donne son approbation ?

— Il n’y aura aucun souci.

— Nous organisons une assemblée exceptionnelle demain matin, juste après les obsèques. Viendras-tu ?

Taïriss hésite alors que son regard traverse la pluie de perles, comme s’il répugnait à les laisser seules, surtout après que Griffon a montré son intérêt. Georges ne comprend pas ce qui peut l’effrayer : en son absence, les portes resteront totalement scellées.

— Oui, je viendrai.

Griffon tourne les talons. Ce n’est pas ce qu’il espérait, mais c’est toujours quelque chose. Il va falloir exposer toute l’affaire aux yeux de tous, reste à convaincre Grenade de parler pour l’opposition. Heureusement que Rhinocéros est digne de confiance.

 

157.

 

La porte de la chambre s'ouvre et Andiberry entre dans la pièce, l'estomac dans les talons, avant de la refermer derrière lui. Ouf ! Tout s’est bien passé. D’abord la traversée de la cuisine, puis le couloir, et enfin la chambre. Ce n’était pas gagné, n’importe qui aurait pu le surprendre à n’importe quel moment.

Il balaye la pièce du regard : c’est une salle rectangulaire, plutôt sombre avec une deuxième porte sous laquelle perce une mince raie de lumière. Andiberry s’humecte les lèvres. Il y a quelqu’un dans la pièce voisine, mais il doit disposer de quelques minutes pour faire le tour du propriétaire et se trouver une bonne cachette avant de passer à l’action.

Il choisit une armoire entrouverte d’où dépasse un tas de vêtements plus ou moins bien pliés. Un grand lit à baldaquin présente une énorme couette roulée en boule sur laquelle sont imprimés de petits robots, et bien que le sol et le lit soient propres, les étagères sont recouvertes d’une épaisse couche de poussière. Il ne peut s’empêcher de sourire en voyant les livres cornés aux couvertures mièvres, et sous l’un d’eux, un tas de croquis de machines auxquelles il ne comprend rien. La chambre de Loup. Andiberry entend du bruit en provenance de la pièce d’à côté et se cache dans l’ombre derrière l’armoire.

La porte s’ouvre et Isonima sort, les cheveux en bataille et les yeux rougis de fatigue. Andiberry rentre le ventre pour rester soigneusement caché, tandis que Loup retire son t-shirt, le roule en boule et le jette sur un petit tas de linge sale. Alors Andiberry sort de l’ombre en le mettant en joue avec son pistolet :

— Plus un geste, Loup.

Il y a un instant de flottement durant lequel ils se jaugent. Loup ne bouge pas, sans doute plus par surprise que par obéissance, et reste juste là, avec ses boucles pleines de nœuds et son torse nu.

— Tu as réussi à entrer, on dirait, commente-t-il simplement.

— Grâce à toi.

Les lèvres de Loup s’étirent sur un sourire sans joie et Andiberry ne sait plus très bien quoi faire alors il propose, un peu stupidement :

— Tu peux mettre ton t-shirt, si tu veux.

Après lui avoir lancé un coup d’œil, Isonima s’exécute lentement et Andiberry se sent étrangement mieux. C’était bizarre de le voir torse nu en tant qu'ennemi après le dernier moment d’intimité qu’ils avaient partagé. Il murmure :

— Tu nous as trahis... pourquoi ? Tu ne peux pas faire tout le temps la girouette sans t’attirer des ennuis, tu le sais.

— C’est vrai, je vous ai laissés tomber. Mais ce n’est pas moi qui ai commencé, pas vrai ?

— Tu veux parler de Lù ? Du fait qu’elle était ta mère et ne t’aimait pas ? Je savais que ça te blesserait. Je protégeais la population et je te protégeais toi, tu vois ?

— Et le fait de me faire surveiller par tes sbires, ça aussi, c’était pour me protéger ? Maja m’a tiré dessus ! Je croyais qu’on se faisait confiance, mais apparemment c’était à sens unique !

Andiberry lui lance un regard perplexe :

— Oulah ! Bien sûr que je te faisais confiance. Mais tu crois vraiment que c’était le cas de Gyfu ? Cette satanée sylphide n’a confiance en rien ni personne. D’ailleurs, Maja était autant là pour te surveiller, surveiller Gyu et vérifier que personne ne s’approche trop près de la décharge. Ça aurait été une véritable catastrophe. À quoi t’attendais-tu, Loup ? Maja n’est pas mon sbire, elle est un des membres les plus haut placés de la résistance et tu crois qu’elle allait laisser se balader dans la nature un membre de la Famille prêt à rentrer chez lui ? Tu n’es pas aussi naïf.

Loup fixe le sol et reste silencieux un instant, avant d’ajouter :

— Même si nous avions de bonnes raisons, je suppose que nous nous sommes tous les deux trahis.

— Oui... comme dans la chanson qu’avait écrite Sunna sur ce vieux livre d’un autre monde.

— « Sous le Châtaignier qui s’étale, je t’ai vendu, tu m’as vendu... »

— L’arbre de fer n’est pas si loin après tout, juste entre le QG et la Machine.

— Il y a une dernière trahison que tu m’as faite, Berry.

L’ingénieur sourit et baisse son arme. Devant l’air interrogateur d’Isonima, il ajoute :

— Je ne vais pas tirer sur toi, Zozo. Je ne suis pas idiot au point de blesser le garçon que j’aime, qui en passant semble déjà bien mal en point.

Le visage de Loup se fige et ses sourcils se froncent. Berry soupire :

— Très bien, je sais que tu veux parler de Chien. J’ai peut-être été égoïste, mais je ne crois pas qu’on puisse parler de trahison.

— Tu savais que je l’aimais et tu savais qu’on a été ensemble pendant des millénaires. C’est un détail pour toi ? Gyfu était là à cette période, je suis sûr que tu le savais aussi !

— Je le savais, je l’avoue. Mais je suis désolé Zozo, peu importe par quel bout je le prends, ce garçon-là avait peut-être tes nom et visage, mais ce n’était pas toi. Ni dans les goûts ni dans le caractère. Et le Tony dont tu es amoureux n’a rien à voir non plus avec ce simili Tony un peu nunuche qui a passé son existence à la botte de Lù comme s’il était son...

— Comme s’il était son chien ?

Isonima se mord la lèvre. Loup l’a eu sur ce coup-là.

— Touché, répond-il, acide.

— Peut-être que ça t’arrangeait bien qu’on soit un peu différents dans cette autre vie, non ?

— Les gens favorisent souvent leur propre intérêt quand ils sont amoureux. Ce sera toujours comme ça.

Isonima secoue la tête.

— Je ne sais même pas pourquoi je suis là, à parler de ça avec toi. Je suis désolé, Berry, mais j’ai vraiment très peu de temps devant moi et je comprends bien que cette infiltration, c’est quelque chose d’important pour toi et la résistance, mais pour le moment, c’est vraiment secondaire. Il faut que tu me laisses finir ce plan avant que ce soit trop tard.

Andiberry fronce les sourcils et maladroitement, remonte le pistolet, puis le rebaisse :

— Mais enfin, de quoi parles-tu ?

— La situation a changé. Cerf est mort.

— Quoi ?

— Tu m’as bien entendu. Rhinocéros est à la tête de la Famille maintenant. Tout va être plus simple pour vous, mais ce n’est pas pour ça que la situation est mieux amorcée.

— ...

— S.I.T.A.R. va s’arrêter après-demain matin à 5 h. Il n’y aura plus d’eau et plus d’électricité dans toute la ville. On a déjà commencé à remplir des citernes avec de l’eau potable, quand on aura fini d’utiliser ce qu’on a il faudra demander à la population de faire des réserves en plus... Pour tenir jusqu’à ce qu’on ait tout reconstruit.

Andiberry reste interdit avant d’exploser :

— Et quand est-ce que vous comptiez nous le dire ?

— Nous avons une réunion exceptionnelle sur le point de débuter. Nous prendrons toutes les décisions concernant la population à ce moment-là. Dans un premier temps, il a été décidé que stocker l’eau, l’énergie, et dessiner les plans était prioritaire sur tout le reste.

Andiberry est tout pâle.

— C’est une catastrophe sans précédent. Est-ce que nous avons une chance de...

— Nous faisons de notre mieux. Ce serait plus simple si la résistance n’était pas en train de nous attaquer en parallèle !

— Je vais appeler Maja tout de suite pour essayer de les calmer !

Isonima lui lance un long regard lourd de sens, alors il change d’avis :

— D’accord, d’accord ! Je ne vais rien dire aux résistants en attendant votre réunion, ce n’est pas une panique qui va sauver la situation. Tu peux finir tes plans, je vais me planquer ici en attendant votre décision, mais au-delà de ce temps, je préviendrai Maja. Est-ce que je peux au moins prévenir Olween ? Il a réussi à pirater les portes de la Machine, pourquoi pas la station d'épuration ?

Loup ouvrit de grands yeux :

— C'est une excellente idée, je suis un imbécile de ne pas y avoir pensé moi-même !

— Je m'en occupe tout de suite.

— Tu n'as pas peur que je te balance auprès de la Famille ?

— Et risquer de perdre la seule personne capable de faire le lien entre eux et la résistance ? Tu n'es pas aussi stupide.

 

 

158.

 

C’est la cendre qui réveille Lù. Celle-ci est partout : dans ses yeux, entre ses doigts, dans ses oreilles et ses cheveux. La cendre rampe pour entrer dans sa bouche, envahir sa trachée et l'empêcher de respirer. Lù tousse, presse ses mains sur sa gorge, essaye de cracher ; son rythme cardiaque monte et la cendre dessine dans l’air des silhouettes vaporeuses dont elle a oublié les noms. Lù roule jusqu’à la mare et plonge son visage dans l’eau avant de le frotter de toutes ses forces.

Elle sort sa tête dégoulinante, inspire, expire, inspire, tousse et inspire encore.

La cendre est partie, mais elle reviendra.

*

— Plus d'un millénaire plus tôt... —

 

La lumière du soleil se reflétait sur les pampilles de verre coloré du lustre et faisait des taches multicolores sur le visage de Lù, enfoncée jusqu’aux coudes dans un vieux fauteuil très confortable, sa jambe plâtrée posée sur un repose-pieds.

Un étrange filet de métal piqueté de capteurs enrobait son bras gauche tandis qu’elle accrochait des vis minuscules à l’assemblage à l’aide de son bras droit. Un bout de langue coincé entre les lèvres, sa tête était surmontée d’une improbable paire de lunettes à six verres qui lui faisait des yeux énormes.

Installé en tailleur sur le sol, juste à ses pieds, Tony était en train de peindre son plâtre avec concentration. Un tintement se fit entendre quand Gyfu et Isonima entrèrent dans la pièce en ouvrant du bras le rideau de perles qui séparait le salon du couloir.

Perplexe, Isonima tordit le cou pour voir ce que dessinait son amoureux :

— C’est très beau ce que tu fais, Tony.

L’intéressé leva sur lui un œil taquin et un sourire en coin :

— Vraiment ?

— Mais oui. Somptueuse bite, Tony. Ma parole, c’est une véritable obsession !

— Oh, ne fais pas ton mijauré1. Tout le monde adore les bites ici !

— Bof, commenta simplement Gyfu.

Sans lever le regard de son minutieux travail, Lù sourit.

— Ne te fais pas plus gay que tu l’es, Tony.

— Mais je suis quand même relativement gay, Lù.

— Mais oui, tu es une grosse tata, mon cher, conclut Isonima en s’étalant sur une ottomane — pour mieux se plonger dans un tome imposant baptisé « Mœurs et élégances du peuple Elidien ».

Tony pouffa avant que Gyfu ne demande brutalement :

— Qu’est-ce que tu fais, Lù ?

Pour la première fois, l’intéressée leva son visage vers ses compagnons et hésita avant d’expliquer :

— Je fais une combinaison de lévitation qui fonctionne à l’électricité statique.

Gyfu plissa les yeux :

— Dans quel but ?

— Pour traverser la forêt de corail des octlantes !

La sylphide fronça les sourcils et conclut, lugubre :

— Tu vas aller chercher Taïriss.

— Tu vas aller chercher Taïriss ? répéta Isonima sur un ton nettement plus joyeux.

Lù se détourna pour se concentrer à nouveau sur les petites vis de sa combinaison.

— Je vais essayer d’aller lui parler. C’est à lui de décider s’il veut rentrer ou pas.

— Mais pourquoi ?

La voix de Gyfu était redevenue parfaitement calme, mais ses yeux noirs, bridés, se résumaient à deux fentes. Lù refusait de la regarder.

— Je me suis trompée.

Lù entendait le sang lui bourdonner aux oreilles. Pour la première fois depuis des années, elle appréciait la beauté de la lumière qui éclairait les murs en terre, l’odeur fraîche de la menthe groupée en bouquet sur la table, le bruit du rire clair de Tony. Il s’était passé quelque chose d’inattendu. Tout au fond du grand trou qui se trouvait en elle, une luciole avait éclos.

— Je me suis trompée, dit-elle à nouveau, je dois aller m’excuser. Après on verra.

Gyfu secoua la tête.

— Un humain n’a pas à aller s’excuser auprès d’un robot qui lui appartient. C’est ridicule. Taïriss a délibérément agi contre ta volonté. Tu devrais être furieuse et le mettre à la casse.

Isonima regardait au-dessus de son livre, écoutant la conversation en silence et Lù arrêta ce qu’elle faisait.

— Gyfu, un robot n’est pas un esclave de la même façon qu’un être humain. Il ne se rebelle pas contre un mauvais traitement. Il obéit à un programme précis. Taï n’a pas obéi à son programme, ce qui signifie qu’après toutes ces années, il a acquis une sorte d’indépendance.

— Cela veut dire que Taïriss est déficient.

— Peut-être, mais peut-être que cette déficience fait de lui un être à part entière. Et s’il n’était pas limité par ma volonté, alors cela signifie qu’il a agi de façon autonome. Et j’ai été si horrible avec lui en pensant qu’il ne faisait que jouer son rôle pour me satisfaire.

Cette fois, Isonima posa son livre sur ses genoux.

— Tu croyais que Taïriss ne ressentait rien ? Alors pourquoi se serait-il encombré d’un garçonnet comme moi, il y a des années ?

Lù agita la main.

— Ça n’a rien à voir. La première règle de Taïriss est de satisfaire les désirs de tous les membres de la Famille, celui du chef en priorité. Je suis le chef et Tony est le seul autre membre en vie. En notre absence, Taïriss doit protéger tout être vivant en danger. Je pense qu’un bébé abandonné entre parfaitement dans cette description, mais peut-être que tout ça n’entre plus en ligne de compte : Taïriss a brisé de lui-même la première règle.

Tony trempa son pinceau dans de la peinture rose pâle.

— Mais tu as été très claire avec lui, Lù : il ne t’intéressait pas.

— Oui, mais je ne lui ai jamais dit de partir. Et il m’a abandonnée dans une situation difficile alors que je suis censée être la personne qu’il doit le plus protéger.

Isonima eut un demi-sourire :

— Ça y est ? Tu commences à réaliser que tout ce que nous vivons avec lui est authentique.

— Peut-être... peut-être que j’ai déjà tout gâché.

Cependant, il y avait cette lueur dans le vide, quelque chose de semblable à ce à quoi avaient ressemblé les jours heureux passés en compagnie d'Eli et Tony. Lù prit conscience de la lumière qui jouait dans le lustre et avec la lumière venaient la couleur et la joie. C’était encore timide, mais elle avait envie de s’accrocher à ça pour être vivante à nouveau.

— J’avais toujours pensé que tu n’étais pas aussi stupide.

Les yeux gris se tournèrent vers Gyfu. Les lèvres de la sylphide s’étaient relevées sur un sourire glacé.

— Oh... je connais ce regard plein d’espoir. Je sais comment sont les humains. Tu crois que ce robot peut aimer ? Tu crois qu’il est amoureux de toi, tout comme toi tu as toujours été amoureuse de lui ?

Lù ne répondit pas.

— Toutes ces années à garder la tête sur les épaules. À te maîtriser, à maintenir Taïriss à sa place. Tout ça, balayé par un espoir imbécile. Un robot est un robot. Un dysfonctionnement est statistiquement probable après des centaines d’années d’existence, et tu le sais. Si tu ignores ce que tu sais, c’est que tu es aussi idiote que les autres.

Lù voulut parler, mais sa bouche était pâteuse. Les mots de Gyfu l’avaient ramenée à la cendre, dans ce monde poussiéreux et sans surprise où elle rampait depuis ce qui lui semblait des millénaires. Elle serra les doigts autour de son tournevis et entreprit de monter un nouveau capteur, tout en évitant soigneusement le regard de Gyfu.

— Je dois essayer. Peut-être n’y a-t-il qu’un mince espoir, mais je dois essayer. Pour être sûre.

— Tu as raison Lù, n’écoute pas cette vieille méduse aigrie, ronronna Tony.

Gyfu dilata ses narines :

— Tu sais ce qui arrive quand tu laisses parler ton empathie ?

Tony l’ignora.

— Tu veux qu’on vienne avec toi ?

— Non, c’est moi qui l’ai blessé. Et j’ai très mal agi, même si je ne crois pas que je serais allée au bout. En tout cas, c’est ma seule façon de me racheter.

— Combien de temps attendons-nous que tu reviennes ?

— Tu pourras me ressusciter si je suis absente plus de trente ans.

Isonima cacha sa jalousie derrière son livre :

— Chouette ! J’ai hâte d’y être.

Tony fit une grimace et Lù ajouta tout en gardant les yeux baissés :

— La prochaine fois que tu me feras revenir, s’il te plaît essaye de me donner ma crème contre l’acné l’année de mes quinze ans. Ça fait trois cents ans que je me tape ces bubons dégueu sur le menton. Plus jamais ça !

— Lù.

Gyfu la fixa jusqu’à ce que Lù relève ses yeux gris — énormes à travers sa monture tarabiscotée — en direction de ses prunelles d’encre.

— Que se passera-t-il si tu te trompes ? Si Taïriss n’est qu’un robot cassé et que tu es déçue ?

Lù esquissa un sourire triste :

— Alors tant pis. Ça vaut le coup d’essayer.

— Si tu te trompes, alors...

— Alors tu pourras me dire que tu me l’avais bien dit, tu es contente ?

La sylphide secoua la tête.

— Si tu te trompes, alors je souffrirai. Nous souffrirons tous. C’est ainsi quand tu exposes les choses qui sont fragiles en toi. Tu n’as jamais su vivre ta douleur en silence.

Lù serra son tournevis pour ne pas trembler, serra les dents pour ne pas crier. Sa vision se flouta. Elle se concentra sur l’air qui entrait dans son nez jusqu’à ses poumons. Il ne fallait pas respirer trop de cendres, sinon elle mourrait étouffée par ce terrible monde envahi par la poussière des choses perdues.

— Ça va, Lù ? demanda une voix qu’elle connaissait bien.

Elle fixa la personne qui se trouvait face à elle et se concentra pour qu’elle redevienne nette. Le beau visage de Tony lui souriait. Elle respira à fond, plusieurs fois ; la lumière faisait des couleurs ; la crise fondait doucement.

— Tout ira bien.

 

159.

 

Le Mangoin se couche quand ils apportent enfin le bélier. Il n’y a plus de tirs à présent et Honorine essuie distraitement le sang qui lui coule de l’oreille droite. Une balle lui a arraché un morceau de cartilage orné d’un anneau métallique, une zone peu innervée qui ne la fait pas souffrir. Elle tapote la plaie du bout d’un mouchoir. De toute façon, ça finira bien par repousser.

Ça fait un moment qu’ils ont emporté le cadavre du punk narquois, et avec lui tous les autres : les punks, les femmes et les hommes. Honorine se sent à la fois seule et un peu vide. Elle sait que ces gens ne sont que provisoires pour elle, mais leur vie s’est arrêtée là, à ses côtés, parce qu’ils ont choisi de la suivre aveuglément. Raclure tremblote contre son épaisse poitrine et elle le gratte doucement entre les deux yeux.

Il n’y a plus aucune trace d’un enfant du Mur en vie. Au troisième coup du bélier, la porte d’entrée se met à craquer tandis qu’Honorine s’allume une cigarette. Au dixième, le battant de droite se plie en deux dans un grincement terrible laissant une ouverture noire comme une gueule béante.

Le fusil au poing, les habitants se rapprochent et entrent dans le hall du Mur. Là non plus, il n’y a plus personne, tout le monde est allé se planquer et Honorine ne se sent pas d’aller assassiner ces enfants jusque dans leurs lits. Libre aux autres. Il y a des limites à la façon dont on salit son âme.

Honorine observe Maja. La femme est penchée sur le corps d’un beau garçon gradé, au sourcil très épais à qui elle ferme les yeux. Le temps de maîtriser le tremblement de ses mains, la voilà qui organise les bataillons : tant de soldats à droite, tant de soldats à gauche, les plus hardis avec elle dans l’ascenseur central qui descend au sous-sol. Honorine crache un long filet de fumée bleue qui n’arrive pas à la distraire de sa mélancolie.

Elle s’attend à des tirs, mais rien ne vient et elle est finalement heureuse de voir les patrouilles revenir derrière les enfants et les adolescents prisonniers, mais vivants. Maja est moins dure que ce qu’Honorine a pu imaginer et c’est tout à son honneur.

— Par Juniper, tous ces gamins sont totalement camés, marmonne le Chef Martial.

Ça a rien d’étonnant. Pauvres enfants, ils ont bien besoin d’ça pour oublier. V’là au moins une des choses dans Vérone pour laquelle j’suis pas coupable..

Plusieurs groupes descendent avant que Maja ne réapparaisse, échevelée, et s’adresse aux principaux activistes :

— L’ascenseur ne fonctionne pas sans clef, on a dû passer par la cheminée de la cabine. Il n’y avait personne en bas, mais... cette fois c’est officiel : le Mur est tombé !!

Les soldats applaudissent, hurlent de joie et chantent l'hymne du Châtaignier, tous ensemble. Maja tient une petite fiole gravée d’un nom entre ses doigts :

— On a trouvé ça en bas, dans une espèce de laboratoire bizarre. Il semblerait qu’il s’agisse des gamètes cryogénisés de tous les enfants qui sont passés par le Mur. Juniper sait ce que ces malades font de ça, en tout cas, on va tout détruire.

Honorine jette sa cigarette sur le sol et l’écrase du talon.

— Sans savoir à quoi ça sert ?

— Qu’est-ce qu’on pourrait faire de ça ?

— J’sais pas. Ce sont les gamètes d’ces enfants qui n’en ont plus. D’une certaine façon, ils pourraient vouloir les... récupérer ? C’est leur seule façon d’avoir des enfants qui sont les leurs un jour, non ?

Maja la regarde avec mépris :

— Parce que tu penses qu’on va réhabiliter ces petits monstres ?

— Pourquoi les avoir faits prisonniers dans c’cas ? Ces p’tits monstres sont vos enfants et ils ne sont rien d’autre que c’que vous avez laissé la Famille leur faire.

Furieuse, Maja ouvre la bouche, mais Honorine lui coupe la parole :

— Oui, oui, j’sais que c’est pas facile. Pour ces enfants non plus, c’tait pas facile. En tout cas, c’qu’il leur faut pour l’moment, c’est t’une bonne cure de désintox'.

Maja croise les bras devant sa poitrine et commente :

— Et tu as encore plein d’autres idées pour affecter notre politique ou bien tu as fini ?

— J’pense qu’la priorité est d’envoyer un message à la Machine pour parlementer.

Elle a bien compris l’ironie dans les propos de Maja, mais il n’y aura pas de meilleur moment pour en parler.

— Quoi ? J’espère que c’est une blague ? On est en train de les ratatiner !

— Oui, sans les enfants, il s’ra difficile pour eux d’contrôler la ville à nouveau, mais y leur reste le monopole de l’eau et d’l’électricité. Y sont en position d’faiblesse et devraient être disposés à parlementer, mais n’imagine pas qu’y soient à poil. J’vois pas l’utilité d’faire couler le sang à nouveau.

— Je peux te dire que chaque personne qui a dû donner son enfant en voit l’utilité.

— Le garçon mort dans le hall... c’tait ton fils ?

Maja serre les poings alors qu'Honorine poursuit :

— Dans un monde en train de mourir, tu crois vraiment qu’on peut s’permettre d’prendre une forteresse par vengeance ? On a plus l’temps, j’te signale.

Maja se gonfle :

— Je t’interdis de me parler comme ça !

— J’te parle comme j’veux, Cap'taine. J’peux te vendre ma loyauté, mais ma sincérité vient avec. Quand j’parle de sang, j’pense pas seulement à celui d’la Famille, mais aussi à çui des femmes et des hommes. Ça m’étonnerait qu’Cerf ait pas protégé sa Machine contre les intrusions frauduleuses. On va avoir besoin de tout l’monde pour reconstruire et s’en sortir !

Maja la frappe au visage et autour d’eux, les chants des soldats se taisent. Honorine sent les os de son nez se briser et puis le sang se mettre à couler de ses narines jusqu’à son menton. Elle cligne des yeux, hébétée et Maja gronde :

— Écoute-moi bien ! C’est vrai que tu es une bonne tireuse et que tu nous as bien servi pour prendre ce bâtiment. Mais tu restes une punk des rues et je ne permettrai à aucun de mes soldats de me parler sur ce ton comme s’il pouvait prendre des décisions à la place des élus du peuple. On en discutera avec le conseil, mais maintenant tu vas fermer ta gueule !

Sur cette tirade, Maja réajuste son fusil sur son épaule et tourne les talons. Honorine la suit des yeux un moment, avant d’essuyer du dos de la main le sang qui coule à gros bouillons sur son blouson.

— Ouhou ! pleurniche Raclure.

Honorine ne répond pas. La douleur pulse dans tout son visage.

 

160.

 

Le corps de Cerf n’est plus qu’une forme sombre et noire à travers les flammes, et Ocelot resserre ses mains sur le pantalon de son père. La cravate autour du col de son costume lui serre doucement le cou et le masque pèse sur sa tête ; c’est désagréable. Il est heureux de ne pas voir grand-chose à travers la vitre noircie de l’incinérateur.

Rhinocéros a l’air très loin. D’ailleurs, tous les adultes ont l’air très loin depuis ce matin, même sa maman n’est pas comme d’habitude. Elle ne sait plus ni où sont les produits pour le laver ni comment l’habiller sans qu’il soit à l’étroit, mais heureusement qu’elle prend le temps de jouer avec lui maintenant.

Bebbe se demande vaguement ce qu’elle fait là. Elle regarde avec une certaine perplexité le portrait qui se trouve devant la vitre, une photographie qui reposait sur le bureau de Cerf : une femme et un homme dans un jardin avec une fillette et un petit garçon.

Numéro 2 se souvient du jour où ils ont pris cette photo, comme s’il s’agissait de ses propres souvenirs — et peut-être est-ce le cas ? Malgré son expression sévère, maman avait l’air heureuse. Ses cheveux poivre et sel étaient tout en pagaille alors qu’elle riait et les prunelles grises de ses yeux bridés pétillaient. Papa était encore papa, avec sa barbe qui la chatouillait et ses bons yeux bruns. Avec elle et Georges... une famille heureuse. Comment tout avait-il pu déraper à ce point ?

Serpent donnerait n’importe quoi pour que cette bouffonnerie s’arrête plus vite. Ce n’est pas comme s’ils avaient des choses plus importantes à faire, non ? Si.

Malgré tous les problèmes engendrés, cela reste pour lui une source de satisfaction de s’être débarrassé du vieil homme. La dégénérescence des humains avec l’âge est un germe infini d’ennuis. Tout ça ne serait pas arrivé du temps où Morrigan était encore un Changemonde. Il croise un instant les yeux rouges d’un masque de Loup, avant de détourner le sien. Le garçon est si humain et la culpabilité le ronge. Que cela est pénible !

Comment Radje fait-il pour rester si froid ? se demande Isonima. On brûle l’homme qu’il a assassiné de ses mains. À côté de lui, Chien reste digne, le dos raide, les mains tremblantes. En voilà un au moins que cela rend triste. Peut-être pleure-t-il sous la porcelaine immaculée de son museau de dogue ? Quant à lui, il attend patiemment de pouvoir ôter le sien. Un sentiment de terreur l’étreint, comme si le col de son masque allait subitement se resserrer autour de son cou et il passe nerveusement un doigt entre la porcelaine et sa mâchoire. Tout va bien pour le moment, mais par Mock, que c’est long !

D’abord Lièvre, puis Cerf... c’est trop de morts pour lui, trop de sentiments contradictoires dans son cœur. Carpe se met à danser d’un pied sur l’autre :

— Bon, c’est terminé ? Ça commence à traîner en longueur cette histoire et l’on a une réunion importante. Parce que pardon, mais je pense que les vivants comptent plus que les morts.

La silhouette énorme de Rhinocéros se tourne, bousculant légèrement Mante, à sa droite.

— C’est parce que nous sommes des êtres pensants et respectueux de nos ancêtres, Carpe. C’est ce qui nous différencie des bêtes et si ceci doit être l’un de mes derniers jours, je veux les terminer dans l’honneur.

— La combustion est presque achevée à présent, fait remarquer Serpent. Un compromis ne serait-il pas envisageable ?

Avant que Rhinocéros ne proteste, Bebbe murmure :

— Le petit est épuisé.

En effet, la bouche d’Ocelot cherche son pouce, mais celui-ci ne rencontre que la surface glacée de son masque et Rhinocéros capitule :

— Bien, allons-y.

 

*

Les voilà de nouveau dans la pièce circulaire, tous derrière leurs masques et leurs petits badges, tous sauf Grenade, installée sur l’ancien siège de Lièvre, juste entre Loup et Griffon.

— C’est qui celle-là ? grogne Carpe, en installant son embonpoint sur sa chaise.

— Longue histoire, murmure Griffon. C’est une protégée à moi.

— Qui était une ancienne sbire à moi, renchérit Chien.

— On peut ajouter qu’elle faisait un peu partie de mes anciens geôliers, mais pas trop, conclut Loup.

Carpe lève les bras au ciel :

— On est censé accepter ça ?

— Si nous commencions par écouter ce qu’elle a à faire savoir, murmure Serpent en croisant ses mains en dessous de son menton.

Loup appuie sur le bouton qui se trouve sur le bord de sa mâchoire :

— Je peux enlever mon masque ? Il commence à faire chaud, là-dessous.

Rhinocéros répond :

— Oui, que ceux qui le désirent tombent les masques, je pense que c’est le meilleur moment. Et si vous préférez, ne les remettez plus jamais. Cerf est à l’état de cendre à présent et tout cela est derrière nous.

Tous s’exécutent à l’exception de Rhinocéros et Carpe. Pour certains, ce masque est un visage plus vrai que leur propre peau. Loup jette un regard à Chien qui a les yeux rouges et enflés. Ce n’est pas tous les jours qu’on enterre un père, aussi mauvais soit-il.

Rhinocéros se tourne vers Grenade :

— Eh bien Mademoiselle... Et si vous nous expliquiez ce qui vous amène ici ? Si je ne m’abuse, c’est d’abord en qualité de prisonnière de Chien que vous avez pénétré au sein de la Machine, mais vous connaissiez déjà Griffon ? C’est par là que ça a commencé...

— En fait, précise Griffon, tout s’est amorcé bien avant cela, il y a plusieurs milliers d’années. Et le plus simple serait que nous mettions toutes nos informations en commun.

Il y a un silence où tous s’observent.

— Qui commence ? demande Grenade.

Georges la fixe :

— Tu devrais commencer. Raconte-nous l’histoire de Lù...

*

Il y a eu l’enfance de Lù, sa première mort puis sa résurrection, sa vie avec Tony, sa vie avec Taïriss et Isonima — la révélation de la relation entre Isonima et Tony laisse planer un silence médusé avant qu’on ne passe à autre chose —, l’arrivée d’Honorine et les vœux, la transformation du monde et l’isolation de Vérone.

Puis Griffon et Grenade racontent comment l'un a rêvé de l'autre, comment la jeune fille a retrouvé les masques, comment Georges l’a trouvée parmi les enfants du Mur et l’a aidée à s’enfuir... Numéro 2 détaille la fuite de son double, de quelle façon elle a pris sa place et le désespoir de Lièvre. Griffon parle de la mort de Numéro 7, de la naissance de Lù et de la raison qui le poussait à récupérer le Chapelet.

C'est une très longue histoire ; quand ils la terminent, le Mangoin est déjà haut dans le ciel et tout le monde a besoin de temps pour digérer tout ce qui a été dit. Finalement, Rhinocéros reprend la parole :

— Cela fait beaucoup d’éléments à assimiler et si je n’avais pas eu Cerf comme père, je suppose que tout cela aurait ressemblé à un délire collectif. Il reste cependant de nombreux points à éclaircir avant que nous ne prenions une décision... Pour commencer, il nous manque un témoignage — celui de Griffon — et un vœu que nous pouvons obtenir facilement. Grenade, pourrais-tu observer Griffon au travers de ton masque Rebrousseur ? Avec ton accord, Griffon, bien entendu...

— Je l’autorise.

Grenade acquiesce avant de sortir l’objet de sa besace.

— Pas tout de suite, il nous manque un autre élément de la plus haute importance et nous avons peut-être la possibilité de l’obtenir. Grenade, pourrais-tu regarder Mante au travers du Rebrousseur afin que nous soyons au fait du dernier vœu ?

Taïriss ne bronche pas. Grenade hésite un instant, puis murmure :

— Vous ne lui demandez pas s’il est d’accord ?

Rhinocéros croise ses doigts devant son masque avant de lui dire avec douceur :

— Grenade, Mante est un androïde. Il ne possède pas d’autre désir que celui de servir fidèlement notre famille.

Comme le robot ne proteste pas, Grenade glisse le Rebrousseur sur son visage et le contemple au travers, mais rien ne se passe, ce n’est pas plus concluant que de regarder un pot de fleurs ou une porte. Elle ôte le masque et le pose sur la table :

— Je suis désolée. Ça ne marche pas.

— Ce n’est rien, je m’y attendais. Ce n’est pas un être vivant, après tout.

L’androïde se lève :

— Puis-je prendre la parole ?

— Bien sûr. Aurais-tu des informations à nous transmettre qui feraient avancer la situation ?

— Oui, depuis quelques mois, je reçois régulièrement des bornes mémoires de mon ancienne incarnation. Je le sais, car le matricule est le même que le mien. Ce sont des fragments de ma mémoire, de cette précédente vie que j’ai partagée avec Lù.

— Sais-tu quel est le vœu que tu as fait ce jour-là ?

L’automate secoue la tête :

— Je suis navré, mes souvenirs s’arrêtent avant, mais si ces bornes existent, il y en a peut-être d'autres.

— Pourquoi ne nous as-tu pas prévenus de l’existence de ces bornes avant ?

Le robot fixe Rhinocéros d’un air candide.

— Mes ordres sont d’obéir aux membres de la Famille — le patriarche en priorité — et de vous protéger. Ces informations n'entraient pas dans le cadre de mes instructions, Monsieur.

— En tout cas, si ces bornes sont arrivées jusqu’à toi, c’est que quelqu’un te les fait parvenir...

— C’est moi.

Radje s’est accoudé sur sa chaise et fixe Rhinocéros avec un calme indolent.

— Dans le contexte de la résolution de mon Ki, j’ai fait une succession de transactions avec Dame Gyfu qui officie présentement dans le cercle de nos plus sérieux opposants. J'ai fourni quelques informations en échange des souvenirs de Taïriss et de l’analyse génétique de certains d’entre vous, que j’ai reconstruite.

Rhinocéros serre les doigts sur les bords de la table et s’avance.

— Sois plus précis s’il te plaît...

— Je n’ai pas transmis d’information pouvant desservir la Famille, je n’ai pas désobéi à Cerf, j’ai reconstruit Grenade et Loup, et je dois garder dissimulé mon Ki.

Tony fait la même tête que si une arête de poisson s’était coincée dans son gosier, Grenade reste impénétrable et Loup intervient :

— Je connais son Ki. Il n’a aucune conséquence qui puisse s’opposer aux intérêts de la Famille.

Rhinocéros lui lance un regard sévère :

— Bien. Nous en resterons là pour le moment, ayant des sujets prioritaires. Nous verrons plus tard. Radje, possèdes-tu d’autres bornes mémoires que celles que tu as transmises à Taïriss ?

Le sylphe sort deux petits cubes minuscules de la poche de son costume et les fait passer à l’automate.

— Je soupçonnais qu’ils nous serviraient ce jour, susurra-t-il.

Le robot saisit les bornes, les fait rouler entre ses doigts et lance un regard perdu à Rhinocéros :

— Dois-je les intégrer à mon système, Monsieur ?

Rhinocéros lui fait un geste d’acceptation, le robot ouvre sa trappe occipitale et connecte les deux bornes. Il y a un silence et pendant quelques secondes, la tête de Taïriss bascule sur le côté, son regard voilé par ses cheveux roses.

— Tout va bien, Mante ? interroge Rhinocéros.

Le robot se redresse et considère son interlocuteur avec une certaine surprise, comme s’il le voyait pour la première fois, puis son visage se recompose une expression neutre :

— Tout va bien, Monsieur... je crois ?

— Tu crois ?

— Je ne pense pas pouvoir obtenir les informations qui vous intéressent. J’ai recouvré une nouvelle partie de ma mémoire, mais celle-ci semble toujours... incomplète.

Radje fronce les sourcils :

— Mensonge, j’ai mis à ta disposition tout ce que je possède.

Carpe intervient :

— Il ne peut pas mentir, Taïriss nous est totalement dévoué.

Néanmoins, Rhinocéros insiste :

— Mante, je t’ordonne de nous donner le vœu que tu as fait avant l’Apoptose.

Taïriss le fixe sans ciller :

— Je ne possède pas cette information, Monsieur.

— On dirait que cette Gyfu s’est moquée de toi, Serpent. Ça t’apprendra à crapuler dans notre dos.

C’est la première fois que Chien prend la parole depuis le début de la réunion et Loup remarque que ce dernier évite soigneusement de le regarder, sans doute gêné par les révélations de Grenade à leur sujet. Radje se compose un masque offusqué et garde le silence tandis que Rhinocéros reprend le contrôle de la conversation en se tournant vers Bebbe :

— Numéro 2, en vue des informations que tu nous as données, nous pouvons voir l’épisode de la mort de Lièvre et de Cerf sous un jour nouveau. Lièvre a mis fin à ses jours suite à la fuite de Numéro 7 sans lui.

Radje tapote la table de ses ongles translucides :

— Cerf ayant monopolisé Lièvre, serait-il possible que celui-ci ait assassiné son père avant de se suicider ? Il lui aurait suffi de faire passer une dose de poison dans son sang pour susciter une paralysie cardiaque. Ça n’a rien de corsé.

— C’est une hypothèse plausible, reconnaît Rhinocéros. Mais nous ne pouvons rien prendre comme acquis sans avoir de preuve.

— Tu as raison.

Loup se sent nauséeux. Serpent est un infâme menteur ! Il lui faut une poignée de secondes pour se rendre compte que lui aussi a menti et trahi la Famille. Sans doute de façon pire que Serpent, puisque lui n’a tué que pour lui sauver la vie. Avec hésitation, il se lève :

— Euh, je... Je voudrais dire quelque chose...

Grenade le fixe avec intensité. Elle n’a pas parlé de lui et des circonstances de sa « capture » ; il lui en est reconnaissant, mais peut-être est-ce à lui de le faire à présent. Après tout, aujourd’hui, ceux qui le veulent peuvent faire tomber le masque, non ? Rhinocéros tourne sa grosse tête de porcelaine vers lui :

— Tu peux parler librement.

— Euh, je...

Les mots se coincent dans sa gorge. Tony le regarde. Isonima se sent rougir jusqu’à la pointe des cheveux et son cœur se met à battre douloureusement dans sa poitrine. La fièvre lui fait tourner la tête. Il ne peut pas faire ça.

— Je... je voulais dire que, euh... quand j’ai été fait prisonnier par les membres de la résistance, eh bien, j’ai été plutôt bien traité. Ils ont été très patients, pas violents, et je n’ai pas subi de sévices. Nous avons parlé des choses qui n’allaient pas dans le système et, je suppose... je sais que le Mur est tombé et que beaucoup d’enfants sont morts. Mais je pense qu’ils peuvent être raisonnables si l’on entame un dialogue avec eux.

Il avale sa salive et conclut :

— Voilà... enfin, c’est ce que je voulais dire...

Il se rassied, sous le regard de tous — sous les iris bleus de Chien — en sentant ses oreilles chauffer sous la honte. Il voulait leur dire, tout leur dire... de sa trahison. Mais il n’a pas réussi.

En face de lui, Numéro 2 le regarde avec ses grands yeux gris. Il se souvient avec une précision terrifiante de Numéro 7 qui l’étreint et lui dit à l’oreille « Je suis fière de toi ». La douleur envahit tout son corps. Il sait qu’il ne méritait pas ses paroles, il l’a toujours su, il a toujours été lâche. Ses yeux se remplissent de larmes et sans qu’il puisse contrôler quoi que ce soit, il se met à sangloter :

— Bebbe est morte !

C’est tout ce qu’il peut dire. Et cette femme en face, qui le regarde, emplie de compassion... Il pleure encore plus fort, jusqu’à ce que Georges le prenne par l’épaule et le serre contre lui.

— Je sais, je sais... C’est vraiment...

Georges ne termine pas sa phrase. Il prête son mouchoir à Loup qui se mouche copieusement. Un ange passe et Rhinocéros demande :

— Est-ce que quelqu’un d’autre désire intervenir ?

Un silence entrecoupé de hoquets lui répond.

— Dans ce cas, nous devons décider de ce que nous allons faire. Pour l’instant, je propose que Griffon retourne contacter cette Lù, sans le Chapelet. Confirme-lui que nous pouvons le lui fournir, mais essaie d’obtenir d’elle un véritable engagement.

— Ne serait-ce pas plus judicieux de commencer par observer le passé de Griffon avec le Rebrousseur ? interroge Radje. D’un, cela nous laisserait plus d’informations sur ce qui s’est passé. Somme toute, nous ne savons pas la raison initiale de l’Apoptose. De deux, il y a une chance que nous accédions ainsi au vœu de Taïriss. Enfin, si l’on maîtrise mieux la relation qui unit Lù et Griffon, il sera plus facile de la saisir par les sentiments et de s’abstenir des maladresses.

— C’est juste. Commence par ça, Griffon, tu retrouveras Lù en second et Chien, tu passeras les réveiller au cas où. Il s’agit de ne pas gaspiller du temps. Pour le moment, c’est notre principal espoir, mais il faut que nous assurions nos arrières. Loup, est-ce que tu as fini les plans ?

Celui-ci renifle :

— Ou... oui... je les ai apportés...

— Bien, de plus, nos cuves sont pratiquement pleines, nous ne pouvons rien faire de plus maintenant que d’avertir la population. Le reste se trouve entre leurs mains.

— Est-ce que tu plaisantes ? rugit Carpe.

Il est resté inhabituellement calme durant la conversation, mais toute cette histoire lui paraît abracadabrante.

— Si nous leur avouons nos faiblesses, c'en sera fini de nous. Nous allons nous faire massacrer !

Rhinoceros croise ses doigts ensemble :

— Je crois malheureusement que si Lù n’arrive pas à ouvrir de faille, nos jours seront de toute façon comptés, mais nous pouvons essayer de sauver une majorité de la population. Avec cette eau, une partie pourra survivre suffisamment longtemps pour construire un nouveau centre de filtrage.

— Je refuse de finir comme ça ! Gardons cette eau pour nous et laissons-les dehors !

Griffon lui fait une grimace répugnée :

— Vraiment ? Et qui va construire le mécanisme de filtrage ?

Carpe hausse les épaules.

— On a assez d’eau pour tenir des années. Loup pourra bien nous construire un modèle réduit du système de filtrage. Il suffit qu’on s’enferme à l’intérieur de la Machine et ils finiront par mourir de soif dehors.

— Génial, raille Tony. S.I.T.A.R. va s’enclencher, nous serons bloqués ici pour toujours et nous crèverons de faim. Riche idée !

Carpe grogne :

— On a de quoi tenir un peu de temps. Le moment venu, on pourra toujours casser une fenêtre et sortir.

Radje se contente de rire. Casser une fenêtre ? Si les résistants ne peuvent casser une fenêtre de la forteresse imprenable qu’est la Machine, ce ne sera pas avec les maigres possessions du bord qu’ils arriveront à sortir.

— Carpe, gronde Rhinocéros. De quel droit pouvons-nous condamner ces milliers de malheureux qui souffrent de notre tyrannie dehors ?

— Et toi, de quel droit me forces-tu à me sacrifier ? Tu préfères avoir ma mort sur la conscience ? À moi ? Ton frère ?

Carpe lui lance un regard dégoûté.

— Tu as toujours joué les justiciers parfaits, mais tu es un immonde égoïste, Rhinocéros ! Tu nous sacrifies sur l’autel de ta grandeur d’âme, mais tu n’as pas plus le droit de me condamner que de les condamner eux !

— Ça suffit ! Je refuse de parler encore avec toi. Nous avons voté et je suis le nouveau patriarche de la Machine, contrairement à toi !

— Très bien, si tu le prends comme ça !

Furieux, Carpe se lève et quitte la pièce en claquant la porte.

— Bien, maintenant que nous sommes entre personnes raisonnables, nous allons mettre un terme à cette réunion après une dernière décision. Chien, Bebbe...

Numéro 2 met un petit peu trop de temps à comprendre qu’on parle d’elle :

— Euh... oui ?

— Chien, je te laisse écrire un discours cohérent pour que la population soit au courant. Annonce la mort de Cerf et l’arrêt imminent de S.I.T.A.R. Il faut qu’ils stockent de l’eau et qu’ils construisent le nouveau filtre. Dis-leur que les plans de Loup seront projetés en hologrammes sur la place du Châtaignier. Je te laisse gérer ça, Loup. Bebbe, je veux que tu leur lises ce discours, ce sera déjà assez perturbant pour eux, je préfère que ce soit toi qui t’en occupes, ils sont habitués à tes annonces.

Elle acquiesce timidement.

— Est-ce que tout est clair pour tout le monde ?

Serpent fait un sourire sournois :

— Et moi ?

— Quand ce sera le moment, tu iras chercher Taïriss et tu lui ordonneras d’apporter le Chapelet à Griffon. Mante, tu continueras à veiller sur le collier. On aura peut-être aussi besoin de toi pour convaincre Lù.

Chien hausse les sourcils en foudroyant Serpent du regard :

— Ce n’est pas dangereux de confier cette tâche à un traître ?

— Tu me rends triste Chien, je pensais que nous étions complices...

— Désolé, mais je ne peux pas sacquer les balances...

Loup regarde ses ongles avec attention. Rhinocéros les coupe :

— À vrai dire, je trouve très prudent de confier le Chapelet à quelqu’un qui n’a pas la force physique de le voler.

— Ce n’est pas faux.

— Parfait. Chacun sait ce qu’il doit faire ?

Et comme tout le monde acquiesce, Rhinocéros complète :

— Je déclare cette réunion terminée.

1Pour des raisons de parité évidentes, le terme mijauré existe au masculin dans cet univers.

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