C’était un doux soir et la nuit était presque tombée sur le pays de Phaïssans, le ciel du couchant avait encore de magnifiques teintes orange et or qui s’étiraient à l’horizon. Après une journée sans événement notable, le roi et la reine Roxelle étaient sortis pour prendre le frais dans le cloître du château avant le repas du soir. Assise sur un banc de pierre, Roxelle admirait à son doigt une lourde bague en or sertie de diamants et de rubis qu’elle faisait étinceler aux derniers rayons du soleil. Xénon la dévorait des yeux en attendant son jugement.
- Xénon, tu travailles à la perfection, cette bague est digne des plus grands joailliers. Regarde la finesse de ces volutes, c’est une réussite sans pareille ! Je crois que tu es parvenu au sommet de ton art !
- Et que penses-tu de ta couronne, ô Roxelle mon aimée ? répondit Xénon avec émotion, fier des compliments que ne manquait jamais de lui prodiguer sa femme.
- Je la porte à chaque conseil des ministres et quand je reçois les manants. Tous sont impressionnés par la beauté et la majesté de ton oeuvre.
- Je suis content qu’elle te plaise, je l’ai faite en pensant à toi à chaque instant, chacune des pierres serties a une signification qui restera secrète dans mon coeur et un message qui t’est destiné, et j’aime façonner l’or, c’est une grande satisfaction de manipuler la matière en fusion.
- Dis-moi Xénon, je n’ai pas envie de te fâcher ni de gâcher ce moment de pure félicité, mais nous avons depuis trop longtemps remis la question de la succession du trône. Ne crois-tu pas que nous devrions à nouveau aborder ce sujet ? Nous devenons vieux et il faut que cette question soit réglée promptement, avant notre ....
- Roxelle, crois-tu que je l’ai oublié ? Qui donc gouvernera ce pays quand nous ne serons plus là ? Des étrangers ? Penser que nos enfants ne prendront pas notre suite me ravage.
- Nous les avons envoyés vers une mort certaine en toute connaissance de cause, et maintenant nous en payons le prix, dit Roxelle calmement mais avec amertume, comme si une grande reine comme elle pouvait éprouver un quelconque sentiment de regret.
- Et nous n’aurons plus jamais de descendance, poursuivit Xénon, que deviendra le château quand nous aurons disparu ?
- Que deviendra le royaume, veux-tu dire ? reprit Roxelle qui ne perdait jamais tout à fait le sens du pouvoir mais commençait à redouter de ne pas pouvoir laisser son trône à un monarque digne de confiance.
- Tu sais que j’étudie l’arbre généalogique de ma famille, j’ai repris les travaux de Generibus, je cherche de possibles cousins qui pourraient hériter du trône. C’est un souci qui me poursuit sans cesse. A cette heure je n’ai encore trouvé personne digne de prendre notre place, c’est une quête sans solution.
- Et si nos enfants revenaient ? questionna Roxelle avec une note d’espoir dans la voix, surprenante chez une personne aussi maîtresse d’elle-même.
- Ils sont partis depuis si longtemps, et nous n’avons jamais reçu de leurs nouvelles, ils doivent être morts tous les trois, se lamenta Xénon qui oubliait combien il avait détesté sa progéniture qu’il l’avait chassée sans arrière pensée.
Roxelle se leva et se mit à faire quelques pas sous les arcades tout en réfléchissant. Elle réalisait qu’en vieillissant et après avoir exercé le pouvoir depuis de nombreuses années, elle avait assouvi ses vieux désirs et souhaitait désormais se reposer et profiter d’une certaine quiétude auprès de son époux. Trouver un héritier était donc primordial désormais.
- Xénon, tu te souviens de ce roi Matabesh qui était parti pour combattre Jahangir lui aussi ? demanda-t-elle à son mari.
- Oui, c’est à Vallindras dans les montagnes de son royaume que se trouve la pimpiostrelle, l’herbe miraculeuse qui permet de guérir les maladies, répondit Xénon. Il m’a demandé plusieurs fois de venir avec lui pour affronter Jahangir et j’ai toujours refusé. Ce vieux fou a emmené tous les hommes en âge de se battre, et qui reste-t-il dans nos campagnes pour protéger nos royaumes ? plus personne. Si Jahangir vient un jour, ce dont je doute après tant d’années, il lui sera facile de vaincre, il n’y aura pas de combattants en face.
- Je me demandais si nous ne pourrions pas essayer d’avoir des nouvelles de Matabesh. Il a peut-être rencontré nos enfants ? Après tout, ils sont tous partis accomplir la même mission.
- Alors, répondit Xénon, il est possiblement mort lui aussi.
- C’est une éventualité, mais cela vaut peut être la peine d’essayer de le trouver, qu’en penses-tu ?
- Tu as raison, je vais envoyer mon ancien messager Luka. C’est un homme habile, il est vieux certes, mais toujours malin, il trouvera sûrement des informations à nous rapporter. Fais-le mander demain matin, et je lui confierai la mission. Les gens parleront plus facilement à un vieillard, il est matois, ils se confieront à lui qui sait si bien faire parler les moins bavards, et nous aurons des nouvelles.
- Très bien, je le convoque tout de suite, dit Roxelle que l’envie de faire avancer les choses taraudait.
Elle appela sa chambrière et lui donna l’ordre d’aller chercher Luka. Le messager se retrouva devant eux moins d’une heure après. Tout ridé, les mains calleuses car il était devenu menuisier sur ses vieux jours, il n’avait plus aussi fière allure qu’autrefois.
- Je vous salue, ô mes souverains, Reine Roxelle et Roi Xenon, dit le messager avec déférence en se courbant en deux.
- Nous avons une mission délicate à te confier Luka, répondit Roxelle. Nous voulons que tu recherches le roi Matabesh et que tu recueilles des informations sur ce que sont devenus nos enfants, Tizian, Girolam et Zilia. Depuis leur départ il y a des années, nous n’avons jamais eu de leurs nouvelles, peut-être Matabesh pourra-t-il nous en donner.
- Je suis bien âgé et plus si vaillant, tenta de protester mollement Luka qui n’avait pas la moindre envie de repartir à l’aventure à son âge. Regardez messire et vous ma Reine, comme je boite désormais ! et mon dos est si douloureux après toutes ces années de dur labeur !
- Bah ! fit Xenon avec un soupir sans compassion, va donc voir la vieille Beatrix, elle te donnera bien quelque potion qui guérira ton dos.
- Beatrix est morte depuis longtemps, ô mon roi, elle a eu tellement de chagrin après le départ de tes fils, elle les aimait tant !
- Alors tant pis, tu devras faire avec ton dos souffreteux, c’est une mission extrêmement importante, il en va de la succession du trône, répliqua Xenon qui retrouvait un peu de sa superbe quand on osait le contredire.
- C’est entendu, mon maître, je vais partir sur le champ, répondit Luka qui n’osa pas refuser la mission une seconde fois pour ne pas déclencher la colère de Xénon et une punition imméritée.
- Luka, tu iras prendre auprès de l’intendant quelque monnaie qui te servira pour payer les chevaux et les auberges, va donc et fais vite, ajouta Xénon qui commençait à se lasser de toute cette conversation.
Luka se courba à nouveau en deux et s’en fut en traînant l’une de ses jambes sans tout à fait se redresser. Il eut le temps d’entendre la dernière remarque de Roxelle qui lui fit faire une grimace de rage.
- De nos jours, on ne peut plus rien obtenir de ces domestiques. Regarde-moi ce Luka qui fait tout son possible pour nous faire croire qu’il est impotent ! Heureusement que tu as su le remettre à sa place ! Et maintenant Xenon, si nous allions nous restaurer ? j’ai grand faim.
Lorsqu’il sortit du cloître où il avait échangé avec le roi et la reine, Luka ne vit pas la silhouette noire et tordue de Moorcroft masquée derrière un pilier sombre, qui venait d’entendre les ordres de son monarque. Le conseiller aux pieds duquel trônait un imposant chat noir, frottait ses mains perclues de rhumatismes l’une contre l’autre avec un sourire de satisfaction.
Moorcroft attrapa le gros Démoninus en se penchant vers le sol et s’en fut dans les couloirs du château en caressant le poil de l’animal avec délectation.
- Tu vois, mon ami, murmurait-il à l’oreille du chat, je n’ai pas eu besoin de monter de plan machiavélique, Xénon se punit lui-même. Quant à Roxelle, je me demande ce qu’elle pense réellement, elle ne s’intéresse qu’au trône. J’ai un peu de regrets pour Zilia, c’était une si belle fille, j’espère qu’elle n’a pas trop souffert. Enfin nous verrons ce que cet imbécile de Luka rapportera comme information. Si toutefois il revient…
Sur ces mots, Moorcroft se pencha en avant et éclata d’un rire sardonique qui fut bientôt étouffé par une quinte de toux. Le chat, dérangé dans sa tranquillité par les soubresauts du vieillard, sauta de ses bras et s’enfuit devant lui en crachant de mépris.
- En attendant, je veux en avoir le coeur net, je vais aller consulter ma vieille amie, elle me dira ce qu’il en est et je saurai tout avant le retour de cet idiot de messager.
N’obéissant qu’à son instinct de fouineur, Moorcroft, descendit aussitôt voir la vieille Rotrude dans son antre souterrain. La sorcière n’avait pas changé malgré toutes les années écoulées, comme si le temps n’avait pas d’effet sur elle. Relevant son nez crochu du grimoire qu’elle déchiffrait avec peine, elle vit arriver le conseiller qui claudiquait et se moqua de lui.
- Encore toi Moorcroft ? mais que veux-tu encore ? dit-elle en coassant comme un crapaud malade, n’as-tu pas obtenu tout ce que tu désirais ? je ne peux rien te dire de plus.
- Rotrude, je veux que tu regardes dans la fontaine de mercure et que tu me dises si tu y vois les enfants de Xénon, ses deux fils Tizian et Girolam, et sa fille Zilia, insista Moorcroft que les méchancetés de la vieille n’impressionnaient pas.
- Et combien me paieras-tu pour que je te réponde ?
- Voici une bourse avec des pièces d’argent, manante, dit Moorcroft en jetant un sachet de cuir devant la femme. Et maintenant, exécute-toi, j’ai besoin de savoir.
- Bien bien, répondit Rotrude en s’adoucissant. Approche donc, ô Moorcroft, toi qui es si habile à me faire plier devant ta volonté.
Sa longue main tordue escamota la bourse et la cacha aussitôt dans les plis de sa jupe. Repoussant le livre, elle attira vers elle la fontaine de mercure et se mit à faire rouler les billes de métal tout en se concentrant.
- Ils sont fort loin, je ne vois pas bien, croassait-elle, je ne perçois que du noir …
- Allons donc, applique-toi, je t’ai payée assez cher, rétorqua Moorcroft sans ménagement.
- Attends un peu, Moorcroft, les choses s’éclaircissent un peu, disait la vieille en remuant les gouttes brillantes avec dextérité.
- Alors ? s’impatienta Moorcroft
- Je vois deux cadavres, dit enfin Rotrude, deux corps étendus et sans vie, je ne vois pas le troisième, faut-il que je continue à chercher ?
- Evidemment, je ne t’ai pas demandé la moitié du travail, la coupa Moorcroft, procède donc.
- Le dernier n’est pas mort au même endroit, je vois un troisième cadavre. Tout ceci se passe très très loin, c’est flou. Je ne sais même pas distinguer qui est qui.
- D’après toi ils sont tous morts ? tous les trois ?
- Oui, plus aucun des trois n’est vivant.
- Tu en est bien certaine ?
- Oui, absolument, chevrota la vieille sorcière avec un sourire méchant.
- Fort bien, c’est ce que je voulais entendre, dit Moorcroft, je suis rassuré sur la suite des opérations. Sont-ils arrivés au pays de Jahangir ?
- Le troisième seulement, les deux autres sont morts avant.
- Tu vois que tu peux me donner des précisions, allons, merci Rotrude, je te revaudrai bien ça.
- Tu m’as déjà payée, Moorcroft, et amplement.
- Adieu la vieille, et porte toi bien, dit Moorcroft en remontant l’escalier, réjoui par les bonnes nouvelles que lui avaient apporté la sorcière, qui riait sous cape en le voyant partir et faisait rouler entre ses doigts les pièces d’argent qu’elle avait tirées de la bourse.
Le messager Luka rentra chez lui avec une grande tristesse car il ne se voyait plus jamais revenir au château. Il se sentait trop vieux pour cette mission, et tout en préparant son baluchon, il dit adieu à sa femme, à ses enfants et petits enfants, la mort dans l’âme. Toute la famille pleurait autour de lui, ce qui ajoutait encore à son chagrin. Une heure plus tard, il chevauchait sa jument et descendait la pente vers la grand route en pleine nuit, à la seule lueur de la lune.
Luka n’était pas peureux, mais il savait le chemin dangereux, semé d’embûches et de bêtes sauvages la nuit. Il finit par allumer une torche pour voir le sentier et chasser les assaillants. Ainsi équipé, il atteignit sans encombre le bas de la montagne dans le courant de la nuit, et se mit à galoper sur la grand route. Il avait une assez bonne idée de la direction à prendre, car les hommes partis à la guerre avec Matabesh avaient envoyé quelques nouvelles à leurs familles qui les avaient relayées. Il savait que le roi s’était arrêté dans un port lointain où il faisait construire des navires pour traverser l’océan.
Malgré son âge et la fatigue de son corps, l’esprit d’aventure avait revigoré Luka et il réalisait que la liberté lui convenait bien plus qu’il ne l’aurait imaginé. Il redressa bientôt son dos et se sentit rajeunir à chaque foulée de sa jument. Il s’arrêtait dans les auberges le long de la route et questionnait habilement les gens. Il n’était pas bien difficile de suivre le parcours de l’armée de Matabesh, en allant de village en village et de taverne en taverne, Par contre, il ne réussissait à obtenir aucune information sur les enfants de Xenon, nul ne les avait jamais rencontrés, ils ne s’étaient arrêtés dans aucun hameau.
Au bout de quelques semaines où il chevaucha sans relâche, changeant de cheval dans les auberges sur la route, il arriva dans les faubourgs d'Astarax, la ville où Matabesh s’était arrêté avec son armée.
Il se rendit d’abord au port où il put constater qu’une grande partie de la flotte de Matabesh avait levé l’ancre depuis longtemps. Au fur et à mesure que les navires étaient construits et équipés, ils larguaient les amarres. Il ne restait plus qu’une petite armée à Astarax, et les derniers soldats qui attendaient pour monter à bord des ultimes bateaux à destination du pays de Jahangir n’étaient pas pressés de quitter la terre ferme. Matabesh avait laissé un de ses plus fidèles chefs de guerre pour s’assurer que toutes les recrues embarqueraient. Le dernier départ était fixé au lendemain matin, il était grand temps que Luka arrive et récolte des informations.
Il régnait sur les quais une activité intense pour l’approvisionnement des cales, un flux de marins montaient sur les bateaux en portant des caisses pleines et des ballots rebondis, d’autres descendaient les mains vides, prêts à prendre un nouveau chargement. Les hommes s’apostrophaient sur le pont ou depuis l’embarcadère.
Le campement où s’étaient dressées les tentes des armées était désormais quasiment vide, à l’exception de quelques cabanes à moitié écroulées où dormiraient pour leur ultime nuit à terre les soldats qui partiraient le lendemain.
Avisant une bâche tendue sous laquelle se trouvait une table composée de deux tonneaux et d’une planche, Luka s’approcha de quelques matelots qui jouaient aux cartes en buvant des gobelets de bière pour les interroger.
- Hola messeigneurs, dit-il avec déférence, je cherche ici mes fils, peut-être les avez-vous rencontrés, l’un est roux avec une belle barbe et l’autre est blond. Leur mère vient de mourir et je voudrais les en informer.
- Quels sont leurs noms ? demandèrent les marins sans lever les yeux de leur jeu.
- Tizian et Girolam, messeigneurs. Ils sont grands et entraînés à la guerre.
- Jamais entendu parler. S’ils étaient habiles, ils sont probablement partis avec la première compagnie.
- Toutes mes excuses, messeigneurs. Ils avaient de beaux chevaux.
- Tu nous ennuies, vieil homme, on te dit qu’on les connaît pas.
- Je vous laisse messeigneurs, merci pour votre aide.
Luka s’en fut le coeur lourd. Il se rendait compte combien sa mission était délicate et avait peu de chances d’aboutir. C’était comme retrouver une aiguille dans une botte de foin. Avec un certain découragement, il parcourut toutes les auberges, les tavernes et les petits troquets du port en vain, personne n’avait vu les deux guerriers. Enfin il se décida à interroger les fermiers et les villageois aux alentours et il finit par rencontrer une femme qui lui avoua qu’un soldat roux avec une barbe s’était un jour arrêté pour lui demander si elle n’avait pas vu une jeune fille et un jeune homme avec un âne et un chien noir. La jeune fille était blonde, ce n’était pas Zilia, et le jeune homme était frêle et montait un âne, ce n’était assurément pas Girolam
La quête du soldat n’évoquait rien à Luka, mais la femme qui décrivit l’homme fit le portrait de Tizian, il n’y avait aucun doute. Une chose clochait cependant, le cheval n’était pas Borée. Luka était certain qu’il s’agissait de Tizian, mais il n’en apprit pas davantage de la femme, ni pourquoi le prince cherchait des inconnus, ni pourquoi il n’avait plus son cheval. Personne n’avait entendu parler de Girolam ou de Zilia.
D’autres personnes lui donnèrent les mêmes détails sur ce grand soldat roux qui cherchait une jeune fille et un jeune homme. Luka se mit à questionner les villageois sur les deux jeunes gens, et il finit par apprendre que c’était un couple de troubadours qui jouaient de la guiterne et chantaient pour gagner quelques pièces. Avec eux il y avait un chien noir et un âne. La jeune fille était très jolie et couvée par son compagnon, elle s’appelait Rose. Tout le monde se souvenait de sa bonté, elle avait grand coeur et cherchait toujours à faire plaisir. Tizian avait dû trouver Rose et son compagnon, car les ménestrels avaient disparu depuis sa visite. Tout ceci s’était passé il y avait déjà des mois, c’est à peine si les gens se souvenaient encore de tout cela.
Par chance, Luka rencontra un paysan qui avait assisté à l’achat de Palastin, le fermier expliqua que le grand soldat roux avait négocié le prix du cheval auprès d’un cavalier passablement ivre qui avait cédé sa monture pour une bourse d’argent. Le soldat roux était à pied, ce qui avait fortement étonné le paysan.
Luka ne put rien apprendre de plus, du moins avait-il compris pourquoi Tizian ne montait pas Borée. Il dormit cette nuit dans une auberge après un bon repas bien arrosé, et se rendit à l’aube au port pour assister au départ des derniers bateaux. Il arriva à temps pour voir sortir à la rame de la rade les navires chargés de provisions et d’armes. Il les vit hisser les voiles et s’éloigner dans la lumière du matin, sous la fraîche brise qui se levait sur la mer et la couvrait de risées.
Bientôt les embarcations s’amenuisèrent en direction de l’horizon, et disparurent dans la brume au loin. La foule venue saluer le départ des soldats s’éparpilla et peu après le quai fut à nouveau désert, à peine quelques barques de pêcheurs quittaient encore le port pour leur quête quotidienne sans aucun spectateur pour les regarder.
Luka tenta d’interroger quelques vieux marins qui ne naviguaient plus et restaient à boire et à dormir sur le débarcadère, mais personne ne se souvenait d’avoir vu partir un bateau avec le géant roux et un couple de jeunes gens avec un âne et un chien. Dans les écuries et les auberges alentour, nul n’avait vu passer leur équipage, c’est comme s’ils s’étaient tous évaporés.
Il n’y avait plus d’informations à glaner à Astarax, Tizian avait dû prendre la mer avec Rose, le jeune homme, le chien et l’âne sur un bateau amarré ailleurs. Luka décida de poursuivre la recherche vers l’est et d’aller jusqu’à la prochaine grande ville en bord de mer. Il ne pouvait pas décemment revenir faire son rapport à Xénon et lui avouer qu’il n’avait pas poussé ses investigations plus loin qu’Astarax.
Tout en chevauchant vers le port d’Athaba, l’histoire qu’avaient racontée les paysans lui trottait dans la tête et une image insolite se dessina soudain : il se trouvait dans le château de Xénon et il voyait courir devant lui une enfant. Il la reconnut, c’était la fille d’une chambrière que sa mère laissait déambuler dans les couloirs sans jamais la surveiller. La petite était toujours accompagnée d’un chien noir. Ce devait être la jeune femme que cherchait Tizian, elle voyageait avec le troubadour et l’âne. Ce souvenir expliquait pourquoi Tizian et cette fille se connaissaient, ils avaient dû se rencontrer au palais. Mais en ce qui concernait l’âne et le garçon Luka ne voyait pas de lien avec Tizian. Il devait s’agir d’une rencontre faite en chemin.
La route que suivait Luka était assez dangereuse, il sentait bien qu’elle devait être infestée de brigands et de voleurs qui cherchaient à détrousser les voyageurs. Heureusement, il ne transportait plus de richesses, ayant quasiment dépensé toute la bourse que lui avait donné Xénon pour son voyage. Ses vêtements étaient usés et son cheval de mauvaise qualité. Il espérait ainsi être à l’abri d’une attaque surprise.
C’était sans compter sur la pauvreté des pillards. Une corde tendue entre deux arbustes se redressa soudain devant lui et fit trébucher son cheval. Luka passa par dessus l’encolure et fit un vol plané avant d’atterrir lourdement sur le sol. Tandis que le cheval hennissait de peur, deux fieffés coquins surgirent des buissons et le rouèrent de coups. lls prirent son cheval et emportèrent toutes affaires, ne lui laissant que son tricot de corps sur le dos.
Luka était furieux et désemparé, comment allait-il faire pour poursuivre sa mission maintenant qu’il n’avait plus de monture, plus d’argent et plus aucun vêtement décent à se mettre ? Son dos lui faisait mal et les coups de bâtons lui avaient brisé le nez et cassé plusieurs dents. Il se sentait bien mal en point et se traîna à l’abri d’un grand arbre pour se reposer un moment. Comme ses yeux étaient à moitié fermés par le gonflement de ses paupières tuméfiées, il ne vit pas qu’il s’était assis sur une fourmilière. Il fut bientôt infesté par les insectes qui grimpaient sur lui en colonies avides. Se levant brusquement malgré les douleurs, il se mit à courir en poussant des hurlements et se frottait le corps avec les mains pour se débarrasser des hordes de fourmis. Il se précipitait pieds nus au milieu des fourrés sans même savoir où il allait, quand soudain il débarqua sur une plage de sable fin. Les vagues délicatement ourlées d’écume venaient mourir sur le rivage. Du bois flotté, des coquillages vides et des touffes d’herbes sèches et d’algues jalonnaient l’étendue sablonneuse, frangée de palmiers et de palétuviers. Luka s’avança vers la mer et se jeta à l’eau, il se roula dans l’eau pour calmer les douleurs et les démangeaisons provoquées par les morsures des fourmis.
Enfin il sortit de l’onde, s’étendit par terre et se reposa au soleil pour sécher ses blessures désinfectées par le bain. L’eau de mer salée brûlait sa peau et le soleil la cuisait, Luka ferma les yeux pour oublier quelques instants sa situation désespérée. Couché sur le sable, il regardait le ciel et les alentours quand il aperçut soudain, cachée sous les racines d’un palétuvier, une belle barque de pêcheur. Il se releva avec peine et rampa vers l’embarcation. A l’intérieur se trouvaient deux rames et un coffre en bois qu’il ouvrit. Il y avait des vêtements de rechange que Luka se dépêcha d’enfiler et des biscuits durs comme du bois qu’il grignota. Puis n’écoutant que son instinct, il poussa la barque hors des racines jusqu’au bord de l’eau et vérifia l’absence de trous avant de mettre l’embarcation à flot.
Quelques minutes plus tard, il ramait le long du rivage et s’éloigna de la plage. Lorsque la nuit tomba, il se rapprocha du bord et accrocha la barque avec une liane à un rocher. Il ramassa quelques coquillages qu’il mangea crus et cueillit des fruits sur des arbres qui poussaient les pieds dans l’eau qui le désaltérèrent. Il regarda le coucher du soleil et s’allongeant au fond du bateau s’endormit. Il mit trois jours à atteindre Athaba où il vendit aussitôt sa barque pour avoir un peu d’argent.
Il fit le tour des tavernes, posant habilement des questions sur Tizian, Girolam et Zilia. Il apprit qu’ils étaient arrivés et restés plusieurs semaines à Athaba, dans l’attente d’un navire qui devait leur faire traverser l’océan. Ils étaient accompagnés de deux autres hommes et d’une femme très jolie, et surveillaient sans relâche leurs chevaux et leurs affaires. Et un beau soir, ils avaient disparu. Aucun bateau n’avait accosté au port, si ce n’est peut être un vaisseau de pirates qui mouillait dans une baie à l’écart de la ville et qui depuis avait cessé d’attaquer les voyageurs. Nul ne savait ce que les jeunes gens étaient devenus, certains pensaient qu’ils s’étaient fait massacrer par les contrebandiers, ou bien qu’ils avaient quitté Athaba pour Astarax. Personne ne s’était inquiété pour eux, à Athaba on ne se mêlait que de ses affaires et jamais de celles des autres.
Luka lui savait bien à quoi s’en tenir. Les enfants de Xénon avaient réussi les épreuves les unes après les autres et avaient trouvé un bateau de pirates pour traverser les mers. Ils semblaient si habiles que Luka fut tout de suite convaincu qu’ils étaient toujours vivants.
Il ne lui restait plus qu’à rentrer et faire son rapport à Xénon. Pour revenir chez lui, il ne voulait pas reprendre la route, et décida de naviguer. Déambulant sur les quais d’Athaba, il se proposa pour aider les marins et se fit embaucher par un maître pêcheur pour gagner quelque argent. Il dut travailler quelques temps avant d’avoir réuni suffisamment de pièces d’argent pour financer sa traversée vers Astarax, à bord d’un navire de marchandises. Arrivé dans cette ville, il ne pouvait plus supporter l’odeur du poisson et le ressac et dépensa toutes ses pièces soigneusement économisées pour l’achat d’une mule. Il poursuivit son retour sur la grande route, en faisant bien attention de ne pas se faire dépouiller une seconde fois. Mais il avait l’air si miséreux avec sa monture fatiguée et ses habits éculés que même les brigands de grand chemin l’ignorèrent.
Quelques mois après son départ, il fut de retour à Phaïssans et monta aussitôt au château pour informer Xénon et Roxelle de son périple. Sur le sentier escarpé, la vieille mule épuisée par le voyage buta sur une pierre et s’arrêta brutalement sur un étroit parapet, perdit l’équilibre, glissa en arrière et chuta, entraînant Luka avec elle. Le messager surpris n’eut pas le temps de réagir et tous deux roulèrent sur les pierres jusqu’au bord du ravin d’où ils tombèrent la tête la première, allant s’écraser impitoyablement sur les rochers en contrebas. Avant d’expirer, étendu sur son dos brisé, Luka vit une dernière fois le château de Xénon au dessus de lui, inaccessible et majestueusement couronné de nuages.
Ignorant le drame qui venait de se produire à leurs pieds, le roi et la reine étaient assis dans leur cloître en surplomb du ravin et conversaient comme à leur habitude. Ils avaient depuis belle lurette oublié la mission confiée à Luka et continuaient à parler tous les jours de la succession de leurs trônes, sans jamais aller plus loin que la simple réflexion, puisqu’ils n’avaient jamais eu réellement l’intention de laisser leur couronne à qui que ce soit.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, un loup leste surgit de nulle part, bondit silencieusement de rochers en rochers et s’approcha des cadavres de Luka et de sa mule. Quelques instants plus tard il fut suivi par d’autres loups qui déchiquetèrent les corps et emmenèrent les morceaux sans laisser aucune trace derrière eux. Nul n’entendit jamais parler de la disparition de Luka, et personne ne sut jamais ce qu’il était devenu.