Une fois le jour levé sur elle puis par la fenêtre, nous plongeons côte à côte dans un sommeil profond. Je ne fais aucun rêve, et me réveille dans l’après-midi. Rose est encore endormie. Son état semble l’épuiser. J’essaie de rester sereine. De ne pas me dire :
« On ne sait rien de ça, on ne sait pas si c’est réversible ou pas, dangereux ou pas. Aller à l’hôpital serait idiot, mais ne rien faire n’est pas plus utile. On ne peut pas attendre que ça passe parce qu’apparemment ça se dégrade peu à peu. C’est forcément lié à son angoisse. Mais on ne sait rien. Et surtout, je ne sais rien. »
Je cuisine sans bruit. Parfois je lui jette des coups d’œil, j’observe les nuages s’effiler dans son dos. Elle se réveille bien plus tard, alors que dehors le ciel bleuit profondément. Elle se redresse dans son lit comme surprise par un mauvais rêve. Affolée, elle se met à respirer très vite, je m’empresse de la rassurer :
– Je suis encore là.
Elle se calme. À tâtons, elle me rejoint, et avec mon aide, met la table. Nous mangeons ensemble. Nous parlons un peu, restons silencieuses surtout. Une nuit très étoilée se lève sur son visage, comme un écho bleu à ses yeux. Elle est de plus en plus inquiète. Elle chuchote :
– Comment je peux savoir si je suis vraiment réveillée ? Je ne peux rien voir.
Je l’apaise comme je peux. Je pose une main sur son épaule, plaisante pour la détendre tout à fait. À la fin du repas, je demande :
– Est-ce que tu veux que je reparte ?
Elle hésite puis répond qu’elle préfère que je reste encore un peu. Elle propose :
– On peut aller sur le toit ?
J’accepte aussitôt. J’adore cet endroit (peut-être parce que j’y ai ce très bon souvenir d’elle et moi). Elle s’habille chaudement. Nous prenons l’ascenseur jusqu’au dernier niveau, puis l’escalier de secours qui mène au sommet de la tour. Je guide Rose, et elle ne trébuche pas une seule fois. Nous nous asseyons sur une grande bouche d’aération. Le panorama est superbe. Le ciel dégagé laisse respirer la ville. Le soleil s’est couché depuis quelque temps déjà, abandonnant les rues les plus étroites à la nuit.
– Ça te fait du bien d’être là ? demandé-je.
– Oui.
Elle esquisse un sourire quand une frêle brise balaie son front. Elle garde les yeux ouverts, fixés quelque part.
– Je peux te décrire le paysage si tu veux.
Elle rit, mais fait non de la tête.
– Il faut que je te parle.
– Tu es sûre ?
Cette fois elle acquiesce. Elle inspire et, au bout de quelques minutes, se lance :
– Ma sœur est partie de la maison quand elle avait quatorze ans. Elle n’a pas donné de nouvelles pendant dix ans, et la police ne l’a pas retrouvée, et je me suis longtemps demandé si elle était morte, si elle avait été enlevée, si c’était de ma faute, ce que ç’aurait été de grandir avec elle. Je me suis souvent demandé qui elle était maintenant et je lui ai inventé beaucoup de vies. J’ai été triste et terrifiée et en colère. Ça n’a pas été facile à gérer en tout cas. J’ai eu une adolescence un peu compliquée je crois. Je n’ai pas été si heureuse que ça. À me poser la même question en boucle : « Comment ça se passerait si elle était là ? »
Elle ravale durement ses larmes.
– Je pensais que ça allait mieux. Que ça ne me préoccupait plus autant. Que ça avait été remplacé par d’autres craintes, d’autres angoisses. Comme le réchauffement climatique, je te jure qu’au début, j’ai vraiment cru que c’était ça. Et puis il y a quelques semaines ma mère m’a appelée. Ma sœur a repris contact avec eux. Elle est en vie, elle va bien. Et elle vient fêter Noël avec nous cette année. Après dix ans, je vais enfin la revoir. Ça va faire bizarre. J’ai peur, très peur, de beaucoup de choses. J’ai très peur de ce qu’elle va nous dire. Et puis j’ai imaginé nos retrouvailles tellement de fois. Je sais que ça ne va pas se passer comme je le veux, pas exactement en tout cas. Ça me terrifie.
Dans un sursaut, elle se recroqueville sur elle-même et je l’entoure d’un bras protecteur. Elle tremble contre moi. D’une voix très douce, je tente de la rassurer :
– C’est normal d’avoir peur, tout le monde aurait peur à ta place. De toute manière c’est une chance qui t’ait donnée. Une chance effrayante mais une chance quand même. Et ce n’est pas en y pensant constamment, et en angoissant constamment à cause de ça, que tu seras préparée. Tu as juste à être toi.
Elle soupire et devant elle l’air blanchit. Je n’avais pas remarqué qu’il faisait si froid.
– C’est pour ça que c’est horrible. Ça ravive toutes mes peurs. Je me demande comment ça va se passer quand elle sera là, et j’envisage le pire. Pour la première fois j’ai peur d’être moi. Quand elle est partie je ne m’appelais pas Rose, et j’ai peur qu’elle ne comprenne pas. J’ai envie de faire semblant d’être un garçon de dix ans pour qu’elle ne fuie pas.
– Non ! m’écrié-je alors que ses pleurs redoublent. Rose tu es trop merveilleuse, si elle n’est pas capable de te voir toi ça ne sert à rien qu’elle voie quelqu’un d’autre.
– Le pire c’est que je le sais. Bien sûr que je le sais ! Mais ça me fragilise tellement que j’hésite quand même.
Je passe mes doigts dans ses cheveux avec douceur.
– Ce qui est bien en revanche, c'est qu'on va pouvoir partager plein de choses en tant que grande et petite sœurs.
– C’est vrai.
Ses frissons s’espacent peu à peu. J’ajoute :
– Demain on pourra aller lui acheter un cadeau ensemble.
– Je veux bien.
Elle me sourit, puis se niche plus confortablement contre moi. Je ne la lâche pas. Ça m’avait manqué, la tenir dans mes bras.
Le centre commercial est plus joli avec les décorations de Noël que sans : tout brille, tout scintille, tout rougit et tout dore. Avant j’aurais été angoissée par toute cette électricité consommée, et tous ces rayons remplis à outrance, mais je sais que c’est en train de changer. C’est sûrement notre dernier Noël du genre. Nous pouvons en profiter un peu. Les allées sont peuplées de sapins et veinées de guirlandes. Des familles en ribambelles envahissent l’espace, se croisent et se dépassent, sans jamais se heurter. Nous nous faufilons entre elles. Je tiens le bras de Rose pour la guider. Je m’efforce d’ignorer les regards étonnés qui pèsent sur elle, mais demande poliment aux gens qui filment ou prennent des photos d’arrêter. Quand nous ne sommes pas importunées, je liste le nom des vitrines devant lesquelles nous passons. Elle pousse des soupirs anxieux à chaque fois.
– Je ne sais pas du tout quoi lui offrir.
– Ça fait vingt minutes qu’on erre sans entrer dans une seule boutique. Peut-être que ça te donnera des idées d’aller dans un magasin.
Je lui suggère de nous rendre dans la bijouterie qui nous fait face. Nous entrons. Une femme en tailleur et talons hauts a un mouvement de recul, puis nous salue d’une voix professionnelle. Nous nous promenons entre les présentoirs. Les colliers et les bagues resplendissent, statiques. Les pierres en brillant trop fort piquent mes yeux d’exactement la couleur qu’elles n’ont pas.
– Des boucles d’oreille, ça serait bien. Et abordable. Tu peux me dire comment elles sont ?
Un peu confuse, je me mets à lui décrire celles que je vois.
– Parle-moi de celles que tu trouves belles.
Je souris. Je repère une paire très simple, avec des pierres noires qui pendent au bout de délicates chaînes d’argent. Rose se penche vers elle par réflexe certainement. C’est joli comment elle dévisage les bijoux, et comment les bijoux la dévisagent. Rose, de ses yeux noirs, rend aux boucles d’oreille leur regard d’obsidienne. Elle se tourne vers moi, dubitative.
– Je ne sais pas.
– Elles me font penser à celles qu’il y a dans ce film que tu m’as montré, quand on n’était pas encore très proches, avec le bal, et…
– Oh !
Rose me prend la main et m’entraîne hors de la bijouterie, en se heurtant à quelques présentoirs. Je lui crie :
– À droite !
Quand un homme arrive en face de nous. Nous l’évitons de justesse. Je ris de me faire entraîner par elle au milieu de cette foule, de la fendre si miraculeusement. Je comprends qu’elle veut sortir du centre commercial, et la guide sans qu’elle ait à ralentir. Dans la rue elle me laisse prendre son bras à nouveau, mais nous rions longtemps avant de reprendre notre route. Notre course puis notre hilarité nous coupe le souffle (en ne pouvant parler, nous disons tout). Rose veut que nous nous rendions dans une boutique qui vend des films d’occasion. Nous y parvenons rapidement. Sitôt à l’intérieur, elle me demande :
– Cherche le film des boucles d’oreille.
– Tu te rappelles le titre ?
– « Les cicatrices ».
Je m’exécute. Par chance, les rayons sont organisés par ordre alphabétique et je le trouve facilement. Je le brandis en m’exclamant :
– Victoire !
Cri que Rose reprend. Une joie franche s’imprime sur son visage. Tendant les bras devant elle, elle vient me donner une puissante étreinte. Je lui remets le film. Elle sourit davantage.
– C’est le cadeau parfait ! Ça l’aidera à me connaître, et puis je lui proposerai de le regarder avec elle, comme ça on passera du temps ensemble !
Je l’approuve. Malgré sa peau nuageuse, malgré ses bois secs, malgré ses yeux sombres, elle rayonne.