Chapitre 19

Peu de temps auparavant, Jahangir se trouvait confronté à un terrible dilemme. Quand devait-il lancer son attaque contre Ynobod ? Persuadé qu’il fallait accélérer les choses car l’atmosphère au sein de son armée se dégradait de jour en jour, il visita son camp d’entraînement avant de prendre sa décision. Il marchait énergiquement de long en large, penché vers l’avant, les mains derrière son dos. Ses chaussures pointues dépassaient sous sa robe à chacun de ses pas. Il s’approcha du mur transparent qui protégeait la zone militaire des velléités d’invasion d’Ynobod. Derrière le voile qui empêchait la neige et le blizzard de se répandre, il regarda l’énorme tas de glace qui s’amoncelait sans cesse et formait une muraille compacte. Puis il leva la tête et s’aperçut avec horreur que le rideau qu’il avait créé par magie s’effritait de toutes parts. Il menaçait à chaque instant de craquer car le poids du mur de neige qui augmentait repoussait de plus en plus sa limite de résistance. L’énorme congère avait tellement gagné de terrain qu’elle avait fini par surplomber le camp militaire. Jahangir perçut des grincements et des crissements qui prouvaient que le point de rupture était proche.

 

Mais les troupes n’étaient pas prêtes. Esmine peinait à finir de recréer les soldats qui avaient été exterminés par la potion tueuse. Et les troupes nouvellement dupliquées n’étaient absolument pas entraînées. Il ne s’appuyait plus sur Oxalis qu’il jugeait incompétent, ni sur Marjolin dont il était certain qu’il ne cherchait qu’à le trahir. Spitz n’était qu’un gamin capricieux et ses généraux des créatures sans aucune intuition militaire. Comme toujours, il ne pouvait compter que sur lui-même. Lui seul était apte à diriger une armée dont il savait déjà qu’elle n’était pas en capacité de guerroyer. 

 

Il avait un autre problème. Il ne savait pas de quelle nature serait l’armée d’Ynobod. Elle n’existait peut-être pas encore si lui-même avait été plus rapide pour organiser la sienne. En réalité, il ne connaissait pas son ennemi. Il était donc difficile de savoir comment le combattre. Il était sûrement un peu tard pour s’en préoccuper, mais il avait eu tant à faire qu’il n’avait pas encore eu le temps d’y réfléchir. Il devait faire des hypothèses. Si Ynobod avait rassemblé des troupes au pied de la ville haute pour défendre l’accès au château, il faudrait d’abord les vaincre. Cette supposition semblait la plus probable. Il aurait pu envoyer Marjolin pour s’assurer de la présence de soldats à Coloratur, mais il ne lui faisait plus du tout confiance. Il en allait de même pour Esmine. Elle n’aurait même pas eu besoin de se déplacer car ses soeurs étaient sur place. Mais outre son manque de fiabilité, elle devait d’abord travailler sur la duplication de soldats. Jahangir ne pouvait pas y aller lui-même en laissant le campement sans surveillance ni autorité. Il devait à tout prix éviter le déclenchement de la rébellion latente dans son armée et le chaos qui en résulterait. Sans possibilité de vérifier quoi que ce soit, il dut se résoudre à opter pour son hypothèse afin de bâtir son plan de bataille.    

 

La seule solution qui s’offrait à lui était d’envoyer des vagues et des vagues de soldats sans interruption. Une attaque dynamique à un rythme effréné. Les premiers escadrons se feraient exterminer, et il en viendrait sans cesse de nouveaux. Ils avanceraient ainsi en masse et finiraient bien par écraser l’ennemi en l’étouffant. Car Ynobod n’aurait sûrement pas la possibilité de régénérer ses soldats à l‘infini comme lui pourrait le faire grâce à Esmine. Ensuite ils monteraient en triomphateurs à l’assaut du château de Coloratur. Là, il affronterait Ynobod seul. Pour que cette stratégie soit efficace, Esmine devrait travailler jour et nuit à dupliquer des scarabées, des pierres et autres créatures improvisées qu’il enverrait au combat. Un instant il songea qu’il aurait aimé créer une armée de requins car il connaissait si bien leurs atouts maintenant. Mais bien sûr il était totalement impossible d’imaginer une attaque maritime. Il renonça vite à ses chimères. Il devait se résoudre à composer avec ce dont il disposait. 

 

Satisfait d’avoir a minima élaboré une stratégie d’attaque, Jahangir se mit à réfléchir au moyen de faire avancer ses troupes le plus rapidement possible. Si elles étaient trop lentes, il serait facile pour Ynobod d’envoyer une vague de glace ou un nuage destructeur. Il fallait donc aller très vite pour atteindre le pied de la ville haute à Coloratur et lancer l’attaque par surprise. Une armée invisible pourrait le faire. Cette idée lui parut excellente mais était-elle réalisable ? En tout état de cause, elle devait être approfondie..

 

Toutes ces réflexions étaient extrêmement stressantes. Perdu dans ses pensées, Jahangir avait oublié son problème crucial du moment. il entendit soudain un craquement sinistre dans le mur de glace qui le lui rappela cruellement. Une faille se creusait inexorablement dans le voile transparent. La neige se mit à couler le long du mur du côté du camp militaire. Il fallait lever le camp immédiatement.

 

Il n’avait plus le temps de finaliser la dernière génération de drônes qu’il avait mise au point. Il en avait testé le prototype avec Spitz qui se révélait beaucoup plus malin que Tholomaz et Scampion. Cette version des oiseaux dragons était d’une taille supérieure à la précédente et destinée à transporter des troupes. Jahangir avait déjà fait une telle expérience par le passé, mais elle s’était révélée infructueuse. Le prototype avait bien fonctionné mais il nécessitait encore de petits arrangements. Il n’existait pas d’autres exemplaires que ce spécimen. Tant pis, ils s’en passeraient, il n’était pas suffisamment au point et Jahangir ne voulait pas risquer de perdre de nouvelles recrues. Il faudrait se contenter des drones espions qui étaient tout de même de bonne facture. Jahangir les fabriquait dans son laboratoire. Il était allé lui-même chercher les composants électroniques lors d’un voyage éclair à Astarax, le seul endroit au monde où il existait encore du matériel de haute technologie. 

 

Voyant que Spitz était vif d’esprit et avait des réflexes rapides, il avait fini par lui confier la responsabilité de la console de pilotage des drones. Ce tableau de bord virtuel était un véritable bijou de technicité. Jahangir l’avait acheté fort cher à un voleur ingénieux à Astarax, qui concevait des systèmes d’espionnage pour des clients riches. Il était équipé de plusieurs écrans miniaturisés dont le contenu pouvait être agrandi à volonté s’il y avait besoin de zoomer sur un cas précis. Les images envoyées par les caméras embarquées à bord des oiseaux dragons formaient une mosaïque. Il était ainsi possible de suivre simultanément l’ensemble des chemins parcourus par les drones. Une surveillance attentive de ces vidéos assurerait la sécurité de l’avancement des troupes pendant l’assaut. Cependant cette tâche exigeait une concentration absolue et hors norme. Spitz avait montré qu’il était capable de le faire, mais Jahangir ne savait pas combien de temps il serait capable de tenir. Il n’y avait pas d’autre alternative, il s’en contenterait. La question des drones étant réglée, Jahangir se mit à réfléchir à nouveau au déplacement de son armée vers Coloratur.

 

Une idée saugrenue venait de germer dans son cerveau complexe. Il avait depuis longtemps compris qu’il ne pourrait pas faire passer son armée par le chemin direct, en remontant vers le nord. Pour franchir le mur de glace, il aurait déjà fallu l’escalader ce qui semblait impossible à réaliser pour les scarabées comme pour les pierres. Ensuite, la traversée de la zone hivernale face au blizzard et aux averses de neige aurait découragé et ralenti les troupes. Et désormais, la désintégration du mur de glace rendait cette solution inexécutable. Mais Jahangir songeait à bien autre chose. 

 

Il fit venir près de lui Marjolin et commença à l’interroger pour l’amener petit à petit à considérer le sujet qui le préoccupait. 

 

– Dis-moi, Marjolin, murmura Marjolin en s’approchant de sa créature presqu’à la toucher. 

– Oui, Maître, répondit Marjolin qui s’écarta aussitôt.

– Je sais que le sort de téléportation n’a plus de secret pour toi et que tu déplaces où tu veux à volonté, dit Jahangir d’un ton doucereux.

– En effet, Maître, fit Marjolin. J’ai beaucoup progressé dans ce domaine, surtout depuis que tu m’as demandé de l’utiliser dans le cadre de plusieurs missions.

– Absolument, renchérit Jahangir. Eh bien, je voudrais te soumettre un nouveau challenge. Et outre la complexité de la demande, il faudrait l’exécuter dans un temps record.

– Quelles sont tes exigences, Maître ? s’enquit Marjolin.

– T’es-tu aperçu que le mur qui nous protège contre la glace d’Ynobod est en train de se craqueler ? demanda Jahangir.

– Oui, mais que faire ? Le risque de destruction est plus fort de jour en jour, affirma Marjolin.

– Hélas, la situation s’est encore aggravée. Nous devons donc déclarer la guerre à Ynobod au plus vite, poursuivit Jahangir. Mais pour faire partir notre armée vers le nord et la faire se déplacer rapidement, j’ai besoin d’un subterfuge. Je voudrais que tu téléportes mes troupes vers Coloratur. Et mieux encore, si tu peux les masquer d’un voile d’invisibilité, nul ne nous verra nous approcher de la cité où se cache Ynobod. J’ajoute que cela nous évitera de traverser ce qui reste du lit du Tombo.

– Maître, tes stratagèmes sont diaboliques, ne put s’empêcher de murmurer Marjolin devant une pareille proposition.  

– Est-ce réalisable ? et à très court terme car le mur risque de tomber d’un instant à l’autre. J’ai vu une faille se creuser il n’y a pas cinq minutes, ajouta le magicien. 

– Je vais réfléchir, dit Marjolin. J’ai besoin de consulter quelques grimoires pour voir si je peux adapter les formules à toute une armée. Mais ce que tu me demandes est énorme.

– Je sais, répliqua Jahangir. Mais c’est une condition sine qua non pour conquérir à nouveau Coloratur. Elle est à la mesure de la gloire qui m’attend lorsque j’aurai vaincu Ynobod et serai devenu le maître de l’univers.

 

Marjolin s’inclina devant Jahangir sans pouvoir s’empêcher de faire une grimace de haine que le magicien ne vit pas, tant il s’était penché en avant. 

 

– Je dois me mettre au travail aussitôt, fit la créature servile et rebelle aux lunettes bleues en se redressant.

– As-tu besoin de Spitz pour t’aider à la lecture ? demanda encore Jahangir.

– Non, répondit Marjolin, j’ai besoin de me concentrer dans le calme et le silence. L’enjeu est trop important.

 

Jahangir hocha la tête d’un air pensif. Marjolin s’éloigna et se rendit à la bibliothèque en grimaçant à nouveau. Il y  trouverait tous les grimoires et manuscrits dont il avait besoin. Il lui faudrait les lire ou les relire pour découvrir une extension de l’enchantement qu’il maîtrisait si bien. Il était certain d’avoir déjà vu cette formule d’augmentation des capacités de déplacement par téléportation, mais impossible de se souvenir dans quel manuel. Dans son esprit retors, il prévoyait d’attendre le moment ultime pour révéler à Jahangir qu’il était capable de faire bouger la totalité de l’armée d’un point A vers un point B. Ainsi il se plaisait à penser que Jahangir aurait peur de ne pas réussir. Piètre satisfaction, mais Marjolin était de plus en plus aigri sous le joug du magicien immobile et il en devenait mesquin. De plus, il était jaloux de Spitz, ce gamin pouilleux qui finissait par se faire une place enviable auprès de Jahangir.

 

Dès qu’il pouvait faire un peu de sabotage dans les installations ou les manigances de Jahangir, Marjolin n’hésitait pas. Il ne cessait de penser à Juliette et à son théorbe, mais il n’osait plus se téléporter à Coloratur par peur d’une réaction violente de son maître. Jahangir lui avait demandé d’espionner Esmine, mais il était presque certain qu’Esmine l’épiait à son tour. Et Esmine n’avait rien à cacher, hormis son incompétence. Ses clones étaient tous plus ratés les uns que les autres. Aucun scarabée n’était digne de ce nom, et les pierres étaient d’une matière si friable qu’elles se brisaient au moindre choc. La guerre de Jahangir serait un fiasco, du moins le pensait-il. Il lui suffisait de tenir. Une fois que Jahangir serait vaincu, il recouvrirait sa liberté et pourrait s’adonner à ses passions. Devenir l’ami de Juliette serait peut-être compliqué car il avait enfin compris qu’elle ne l’aimait pas, mais jouer du théorbe dans la petite boutique était un rêve délicieux qui le sauvait de tout le reste.

 

Il ne lui fallut pas longtemps pour identifier le grimoire où la formule magique était rédigée en runes. C’était simple finalement, juste quelques incantations à rajouter et il pouvait déplacer le monde où bon lui semblait. Quelle puissance il éprouvait ! Mais tout ce pouvoir était gâché par le fait qu’il était la créature de Jahangir. Il commençait à comprendre la révolte d‘Ynobod. Ce dernier avait voulu s’affranchir de la domination du magicien immobile. Lorsqu’on avait servi un maître trop longtemps, qu’on avait acquis une certaine quantité de pouvoirs et cultivé son intelligence, n’était-il pas normal de vouloir sa liberté totale et définitive ? Comment Jahangir pouvait-il ne pas le comprendre et croire que ses créatures lui resteraient fidèles jusqu’à la nuit des temps ?

 

Marjolin se replongea dans les manuscrits. Il lui restait à étudier le sortilège d’invisibilité. Cette deuxième exigence lui paraissait beaucoup moins réalisable. La téléportation était un sort simple, qui s’exécutait une seule fois en une seule commande. L’invisibilité devait être maintenue dans le temps, d’où la difficulté. Surtout quand elle s’appliquait à une foule d’individus tous plus indisciplinés les uns que les autres. Si l’un d’eux sortait du périmètre de camouflage, une grande partie de l’enchantement serait caduque. Les troupes apparaîtraient au grand jour et il n’y aurait plus de possibilité de se dissimuler aux yeux exercés d’Ynobod. 

 

Il fallait donc téléporter les troupes à une certaine distance de Coloratur, puis faire avancer l’armée dans un périmètre bien précis et surveillé, à l’intérieur duquel régneraient l’invisibilité et une discipline sans faille. Tout débordement serait puni d’extermination. Ainsi ils pourraient approcher de la cité jusqu'au pied de la ville haute sans se faire voir. Une fois arrivés, le fait qu’ils deviennent visibles ne serait plus un problème, ils seraient près du but.

 

Marjolin était encore en train d’affiner son plan lorsque Jahangir pénétra dans la bibliothèque tout affolé. 

 

– Il y a urgence, s’écria-t-il. Le mur s’écroule, c’est la débandade dans le campement.

– Réunis tous les membres de ton armée sur l’esplanade devant le QG, répondit Marjolin dont les velléités de sabotage tombaient à l’eau. Dis à Spitz de prendre la console de pilotage des drones. Je récupère tous les livres et écrits de la bibliothèque, nos plans d’invasion, toute la nourriture dont nous disposons et j’arrive. 

– Nous avons dix minutes, répliqua Jahangir.

 

En peu de phrases concises, Marjolin expliqua la problématique de l’invisibilité et la nécessité de maintenir les troupes dans un périmètre bien défini. Jahangir qui n’avait pas la tête à gérer les détails acquiesça à toutes les remarques de sa créature. Puis il gagna son QG et rassembla son armée en relayant sa demande aux divers niveaux hiérarchiques. 

 

Quelques minutes plus tard, toutes les troupes convergèrent vers le centre névralgique du campement. Jahangir avait scrupuleusement suivi les instructions de Marjolin. Les soldats se tassèrent les uns contre les autres pour réduire le volume à déplacer, Spitz tenait sous son bras sa console magique. Pour que les troupes répondent calmement à son appel, Jahangir n’avait pas expliqué le but de l’exercice mais personne ne fut dupe. Tous étaient habitués aux fantasmagories du magicien. Quelques retardataires vinrent rejoindre la foule compacte. Alors Jahangir expliqua que la guerre allait commencer et qu'ils partaient sur le champ. Des cris de victoire jaillirent d’un peu partout. Enfin ils allaient pouvoir se jeter dans la bataille. L’immobilisme les avait usés et ils étaient pressés de passer à l’action.  

 

Jahangir parla aussi de la nécessité de rester bien groupés tant qu’ils n’étaient pas arrivés à Coloratur. Il ajouta que tout contrevenant serait aussitôt éliminé. Tous les belligérants approuvèrent, y compris les plus rebelles, bêtement excités par la perspective des combats. Puis Jahangir fit un signe à Marjolin. 

 

Marjolin n’avait fait aucun test de la formule, mais il était sûr de lui. Il commença par lancer le sort d’invisibilité et tous les habitants du camp militaire disparurent en un instant. Le terrain d’entraînement semblait désert. Puis Marjolin incanta la formule de téléportation et la totalité des soldats et de leurs chefs fut transportée au bord d’une plage en bord de mer, à quelques encablures au sud de Coloratur. 

 

A peine eurent-ils quitté le campement d’entraînement que le voile protecteur céda sous la pression du mur de glace. D’énormes craquements secouèrent la montagne artificielle trop longtemps contenue. Le voile se lézarda, les fissures se propagèrent partout en laissant passer des flots de glace qui se déversèrent sur les anciens emplacements du camp. Bientôt le chaos régna sur le terrain militaire où un semblant d’ordre avait existé. La glace fondait sous la chaleur du désert, et une gigantesque mare d’eau stagnante se forma. 

 

Inconscientes du drame qu’elles venaient d’éviter grâce à leur départ instantané, les troupes de Jahangir se retrouvèrent dans les dunes pour marcher vers Coloratur. Une certaine panique s’empara alors de l’armée de Jahangir. L'état-major rétablit bien vite la discipline et les diverses unités se mirent en route. Oxalis était dans son élément, il prit le leadership tout naturellement pour faire avancer l’armée dans la bonne direction et respecter les consignes.

 

Jahangir déambulait fièrement entre les rangées de soldats. Esmine le suivait, épuisée par la quantité de travail qu’elle avait fournie ces derniers jours. Elle soupçonnait qu’il lui faudrait continuer à produire des clones pendant la bataille. Car l’idée de Jahangir était de créer des soldats en continu afin de renouveler sans cesse les troupes exterminées. Grâce à l’implication sans faille de la sorcière, l’armée avait retrouvé sa taille originelle et les créatures dupliquées semblaient être aussi volontaires et de même qualité que les autres (ce n’était pas du tout l’avis de Marjolin). Esmine avait déjà prévenu ses sœurs de leur arrivée et leur avait recommandé de se barricader chez Primrose et Alberine et de ne laisser entrer personne. Ses sœurs ne lui avaient pas signalé la présence de soldats à Coloratur, mais elles n’avaient pas pu pénétrer dans le château où Ynobod avait peut-être massé des troupes.

 

Spitz et Marjolin fermaient la marche. Spitz jonglait avec son tableau de bord et surveillait la progression des drones. Ceux-ci tournoyaient au-dessus d’eux et partaient faire des reconnaissances aussi loin que possible. Jusque là, rien de particulier n’avait été détecté. Les troupes avançaient vers leur destination sans être vues. Cette pensée était extrêmement plaisante et confortable pour Jahangir. Il n’avait plus besoin de chercher à se cacher, il l’était déjà.

 

Comme Marjolin n’avait pas voulu que la téléportation dépose l’armée trop près de Coloratur, il y avait un peu de marche à effectuer avant d’atteindre la ville haute. Progresser le long des rivages de l’océan en respirant la brise marine faisait du bien aux membres du campement militaire, habitués au sable du désert, à la chaleur et au manque d’air frais. Aucun danger, aucune perturbation ne semblait devoir troubler l’ordre parfait établi par Jahangir.

 

Cependant, au cours de l’avancement forcé vers Coloratur, l’un des drones avait signalé la présence de créatures suspectes au nord des rives du Tombo. L’image transmise par la caméra était imprécise car les intrus se trouvaient sous des arbres. Jahangir avait aussitôt envoyé Marjolin et Spitz identifier et éliminer les gêneurs. Jahangir pensait que Marjolin et Spitz reconnaîtraient les intrus, mais ils ne lui avaient rapporté aucune information en retour de leur mission. Ils avaient rapidement indiqué que le déplacement s’était révélé sans intérêt. Pour le moment, Jahangir avait suffisamment de problèmes avec la gestion de son armée. Il avait relégué la résolution de cet incident à plus tard. Il le gardait néanmoins dans un coin de sa mémoire.

 

Marjolin et Spitz pensaient avoir reconnu les individus signalés par le drone. Sur les images transmises par le drone, bien que les inconnus aient été partiellement dissimulés par les arbres, Spitz était certain d’avoir identifié Urbino. Mais il n’en avait rien dit. Quant à Marjolin, il s’imaginait avoir entrevu Juliette et ses amis. Quand ils s’étaient téléportés sur place, ils n’avaient vu personne, même en cherchant bien. Étrangement, sans qu’aucun accord n’ait été conclu entre eux, ils avaient chacun de leur côté décidé de ne rien dire et de garder leurs conclusions pour eux. Ils n’avaient pas de preuves d’une présence quelconque et aucun d’eux n’avait envie de reporter à Jahangir une information non vérifiée.

 

Depuis la réapparition de Marjolin et Spitz, Jahangir avait réinstallé Spitz derrière la console pour contrôler les drones et exigeait un rapport tous les quarts d’heure. Spitz ne cessait de protester contre Marjolin qui le méprisait ouvertement et se moquait de lui, mais il n’osait pas l’attaquer directement devant Jahangir. L’ambiance commençait à chauffer entre les différents protagonistes.

 

Pendant ce temps, Jahangir, qui se méfiait toujours autant de Marjolin, doutait de l’efficacité du sort d’invisibilité. Pour se garantir, il réfléchissait tout en marchant à créer une illusion pour masquer son armée aux yeux d’Ynobod. Il eut tôt fait de mettre son plan à exécution et bientôt toute la troupe disparut dans un voile qui imitait le désert et le bord de mer à la perfection. Marjolin n’avait aucune idée de ce subterfuge. Il tremblait à l’idée qu’un soldat sorte du périmètre d’invisibilité et se fasse remarquer à l’extérieur de celui-ci. Jahangir ne le lui aurait pas pardonné. 

 

Tandis que les troupes de Jahangir avançaient péniblement vers le château d’Ynobod, Haddi, Zanzar et leur armée d’araignées et de minuscules tortues avaient débarqué au sud d’Odysseus et remontaient vers Coloratur. Comme il l’avait promis, Lamar avait envoyé un typhon pour pousser un îlot de plastique mobile vers le continent.  Après avoir dérivé sous les assauts d’un vent ultra puissant, le radeau improvisé qui transportait le peuple d’Alizarine avait fini par échouer sur une plage. Ballotées dans tous les sens, de nombreuses passagères n’avaient pas résisté à la violence du voyage. 

 

Aussitôt que l’îlot avait touché terre, la reine des arachnides avait incité son peuple décimé à avancer sur la plage. En les voyant marcher avec hésitation sur le sol ferme, Alizarine tentait de mesurer quelles étaient les pertes et devait se résoudre à admettre que plus de la moitié des voyageuses avaient disparu. La foule des arachnides défilait devant ses huit yeux en forme de couronne de perles. Coiffée de sa tiare naturelle, Alizarine ne pouvait qu’admirer le courage de ses congénères qui partaient pour un combat dont elles ignoraient tout. Ce qui la frappait, c’était leur grâce de danseuses. Elles allaient marcher sur des milliers de kilomètres, sur des pattes si fines qu’elles étaient presque invisibles. Vues de loin, elles ondoyaient et ressemblaient à de la dentelle en mouvement. 

 

– Cette légèreté n’est pas compatible avec le long périple qu’elles doivent accomplir, pensa Alizarine qui n’avait pas mesuré jusque-là la difficulté de la mission.

 

Haddi avait exposé à Alizarine son idée de créer un tapis volant en forme de raie manta. Il serait fabriqué à partir d’un assemblage de petites tortues accolées les unes aux autres par des liens articulés. Au début, Alizarine avait ri et rejeté cette idée qui lui paraissait ridicule. Mais à cet instant, en voyant son peuple se déplacer sur ses longues pattes fragiles et en sachant que le trajet serait horriblement long, la reine des araignées révisa son jugement et convoqua Haddi. Celui-ci avait travaillé sur l’enchantement pendant toute la durée du voyage et était prêt. Il demanda à Alizarine de réunir les tortues et d’un geste auguste incanta le sort. Une gigantesque surface mobile s’éleva alors à quelques centimètres au-dessus du sol. Chaque petite écaille du tapis était une minuscule tortue qui pouvait évoluer indépendamment de ses voisines. Le maillage était si ingénieux que la structure était à la fois solide et souple et qu’aucune des petites bêtes qui le constituaient ne souffrait d’être ainsi positionnée. Les extrémités de la surface ondulaient sous les effets de la brise et les tortues extérieures étaient protégées par un feston épais. Haddi fit avancer le tapis lentement, puis il accéléra la cadence. La grande surface plane se mouvait sans effort et épousait les formes du sol sans racler les reliefs. Le tapis pouvait même s’élever d’une petite hauteur s’il fallait franchir des obstacles. Haddi conduisait son tapis par des incantations, avec autant de dextérité que Lamar lorsqu’il dirigeait son char. La reine des araignées s’aperçut que cette idée était géniale. Ils pourraient tous voyager sur cette surface qui se déplaçait vite et son peuple ne subirait aucune fatigue.    

 

Elle prononça quelques mots et tout son peuple se rua sur le tapis volant. Une fois que toutes les araignées furent installées, elle monta majestueusement la dernière et se tint à côté de Haddi. Zanzar les rejoignit à l’arrière. Pour rien au monde il n’aurait manqué de voyager sur un tapis de tortues ! Fergus et Angus étaient restés sur Mormor et avaient pour mission de ramener le bateau à Coloratur. Zanzar voulait récupérer son embarcation, car il avait l’intention de reprendre ses activités maritimes une fois que la guerre serait terminée. Il n’imaginait pas un instant qu’il se pourrait qu’il ne revienne jamais au port. 

 

Haddi vérifia que personne ne restât sur la terre ferme et le tapis volant décolla du sol comme s’il était posé sur un coussin d’air. Puis il fila à grande vitesse en direction du nord et de Coloratur. Quelques araignées mal arrimées voltigèrent et furent éjectées dans les airs, mais rapidement l’ensemble des arachnides s’accrocha aux mailles de la surface flottante. Haddi ajusta la vitesse pour que les passagères voyagent confortablement. Il fallait qu’elles arrivent en forme pour combattre l’armée de Jahangir, il n’était pas question de les épuiser par un périple exténuant.

 

Chemin faisant, ils ne tardèrent pas à croiser le cours d’un large fleuve aux eaux tumultueuses. Les nombreux tourbillons à la surface témoignaient de la puissance du courant. Haddi était assez surpris de la présence de cette rivière à cet endroit, car il n’en avait aucun souvenir. Mais sa mémoire lui faisait peut-être défaut et ce n’était pas un problème à proprement dit. Le fleuve coulait au milieu d’une étendue désertique et devait se jeter dans l’océan plus au sud. Haddi constatait que le changement climatique qu’il avait essayé d’instaurer n’avait pas atteint les territoires méridionaux d’Odysseus. Le voile de protection qu’avait érigé Jahangir avait dû empêcher les vents tempérés d’adoucir les températures au-delà des pyramides rouges. 

 

Ils remontèrent le long des berges en direction du nord. Haddi avait calculé qu’ils devraient rapidement arriver à l’endroit où le magicien immobile avait installé son camp militaire. Il se demandait si Jahangir avait déjà lancé son armée à l’assaut de Coloratur, ou bien s’il se trouvait encore derrière le mur de glace. Depuis qu’il s’était incarné dans un corps d’homme, Haddi n’utilisait plus sa capacité à se déplacer comme une ombre. Il n’effectuait plus d’exploration à distance comme il pouvait le faire quand il était un esprit. Il devait donc approcher la surface ondoyante suffisamment près des pyramides rouges pour voir si Jahangir y demeurait encore ou pas.  

 

Quand le tapis volant atteignit la bifurcation du Tombo, Haddi comprit pourquoi il n’avait jamais vu ce fleuve couler vers le sud auparavant. Il fut surpris que quelqu’un ait eu l’idée saugrenue de détourner le cours de la rivière. Seul Jahangir avait pu inventer une pareille aberration. Mais il fut encore plus étonné de constater que toute la région des pyramides rouges n’existait plus. A la place, une vaste forêt qui entourait un lac avait poussé sauvagement. Le mur de glace délimité par le voile que Jahangir avait érigé pour contenir l’avancée de l’hiver était encore visible. Il s’était littéralement écroulé du côté de l’ancien terrain militaire. Au-delà, l’hiver et le blizzard qu’Haddi avait envoyés pour contrer Jahangir régnaient sur un vaste territoire. Au-delà, l’horizon, noyé dans des averses tourbillonnantes de flocons, n’était pas visible. 

 

Haddi était déçu qu’un lieu aussi unique que les pyramides rouges ait complètement disparu de la surface de la planète. Cette ancienne nécropole existait depuis la nuit des temps et elle avait une majesté qu’il n’avait vue nulle part ailleurs. Aujourd’hui, une banale forêt avait remplacé les monuments qui avaient dominé cette plaine désertique et en avait fait toute la beauté. Outre les pyramides, il se souvenait de l’alignement des pierres, des mausolées et de l’atmosphère particulière qui surprenaient les visiteurs. Haddi savait en cet instant qu’il n’aurait jamais la force de rétablir par la magie les pyramides rouges comme il l’aurait souhaité. Son temps était compté. Il devait garder de l’énergie pour utiliser ses pouvoirs quand le moment serait venu d’exterminer Jahangir. Avant de disparaitre, il ne pourrait pas accomplir plusieurs des tâches qu’il s’était fixées. Astarax resterait éternellement un lieu de perdition. Le continent de plastique continuerait à grossir et à détruire la mer. Les pyramides rouges ne contempleraient plus jamais le désert du haut de leur sommet pointu. Et nul ne les verrait plus. Quel gâchis ! L’amertume l’envahit tout d’un coup. Il avait malheureusement été trop optimiste.

 

Mais il ne devait pas décourager ses troupes et céder à la nostalgie. Car le but ultime de sa démarche était de mettre fin aux ambitions destructrices du magicien immobile. D’autres prendraient son relais quand il aurait disparu. Alors Haddi enfouit au plus profond de sa mémoire l’image des pyramides rouges. Il se concentra sur le pilotage du tapis volant qui se faufila habilement au-dessus du terrain militaire englouti. C’était le seul passage possible car au nord du Tombo, une forêt dense empêchait toute avancée de la large surface en forme de raie manta.

 

Haddi dirigea ensuite le tapis volant vers l’ouest en direction de l’océan. Il suivait le chemin qu’avait pris Zanzar quand il s’était échappé du camp militaire. Poussée par un vent arrière propice, la surface ondulante atteignit rapidement le bord de mer puis elle longea la côte en direction du nord. 

 

Lorsqu’ils eurent franchi une certaine distance au-dessus des dunes, Haddi s’approcha de Zanzar pour lui parler. Alizarine s’était un peu éloignée d’eux. Elle regardait l’immensité de la mer dont le balancement et le clapotis lui manquaient déjà depuis son départ du continent de plastique. Elle n’entendit pas leur conversation discrète.

 

– Zanzar, dit Haddi, tu sais que je voudrais poursuivre ma mission sur ce radeau terrestre mais je dois t’avouer que j’en suis incapable. Je me suis beaucoup dépensé depuis notre rencontre. Le voyage à l’île des araignées, notre débarquement, la fabrication du tapis volant et notre périple jusqu’à cet instant présent ont épuisé mes forces. Il faut que je me régénère pour le dernier combat contre Jahangir. Je dois retourner à Coloratur dans le château d’où je suis venu. C’est le seul endroit où je puisse entrer en contact avec mon âme originelle et reconstituer mon capital de magicien. Avec du repos, je regagnerai de la vitalité et de la robustesse, et je serai à nouveau en capacité de lancer des sorts extrêmes. Sinon, tous mes pouvoirs seront faibles et Jahangir nous exterminera facilement.

– Mais si tu n’es pas là, il nous exterminera de toute façon, protesta Zanzar qui commençait à comprendre que l’avenir ne serait pas une partie de plaisir. 

– En outre, je dois absolument me trouver dans le château avant que Jahangir n’essaie d’y pénétrer, poursuivit Haddi. Je dois partir maintenant.

– Et comment ferais-je avancer le tapis volant sans tes pouvoirs ? insista Zanzar. Et que va dire Alizarine lorsque tu auras disparu ? Qui va diriger le combat des araignées contre les troupes de Jahangir ? Alizarine ? Moi ? Je ne suis pas un chef militaire !

– Moi non plus. Il te faudra faire illusion et improviser, répliqua Haddi. Je dois partir immédiatement pour avoir le plus de temps possible devant moi. Quant au tapis, je l’ai enchanté avec un sort qui se prolongera plusieurs heures après mon départ. Il n’y aura pas de problème.

– Pourquoi ne m’avais-tu rien dit ? protesta faiblement Zanzar. Tu attends le dernier moment pour me prévenir que nous allons tous mourir et que cette expédition qui ne servait finalement à rien est forcément vouée à l’échec.

– Je ne pensais pas devenir si faible, murmura Haddi. J’ai surestimé ma capacité à emmener notre armée jusqu’à Coloratur. Toutes ces tergiversations sont venues à bout de ma résistance. Je te confie le pilotage du tapis volant pour que tu amènes les araignées saines et sauves à Coloratur.

– Je n’ai pas le choix, répondit Zanzar, amèrement déçu d’avoir d’avoir fait confiance à ce magicien incapable et de s’être fait embarquer dans ce qu’il considérait comme un traquenard. 

– Il faut maintenant que tu appelles Lamar pour qu’il vienne me chercher et me ramène à Coloratur. Plus vite j’y serai, plus je disposerai de temps pour me revitaliser.   

 

Zanzar était devenu coopératif car il ne servait plus à rien de s’opposer au magicien.  Malgré ses réticences et le sentiment humiliant de s’être fait berner, il appela Lamar avec le coquillage au fil d’or. Il lui expliqua en quelques mots ce qu’Haddi attendait de lui. Lamar n’était pas surpris, il promit de venir aussitôt. Peu de temps après, ils aperçurent le char étincelant du roi des mers voler littéralement au-dessus des flots et s’approcher du rivage. Haddi sauta en marche du tapis volant sur le sable de la plage. Il roula sur le sol meuble, se releva sans s’être fait mal et se précipita vers la frange humide où venaient mourir les vagues. Quelques instants plus tard, Haddi était monté à bord et le quadrige s’éloignait à la vitesse de l’éclair en direction du nord. C’est à peine si Zanzar aperçut l’éclat doré du trident de Lamar avant que la conque disparaisse dans une brume d’écume.

 

Le pirate se retrouva seul aux commandes pour conduire le tapis volant à destination. Bien qu’un peu fébrile au début, il s’aperçut vite que ce n’était pas plus compliqué que de diriger un navire. Du coin de l’oeil, il observait Alizarine. Surprise par le départ rapide et inattendu d’Haddi, elle vint bientôt s’informer auprès de Zanzar. Heureusement, celui-ci était bavard et, grâce à son habileté à converser, il réussit à marmonner quelques mots d’explication sans faire passer Haddi pour un traître. Le pirate ne sut pas si la reine des araignées le croyait ou non, mais elle ne demanda pas davantage de détails. Lorsqu’Alizarine s’aperçut de la dextérité de Zanzar à manipuler le tapis volant, elle sut qu’Haddi l’avait laissée entre de bonnes mains. D’ailleurs en peu de temps, le pirate devint plus expert que ne l’avait été Haddi. Cependant, aucun des deux n’abordaient la problématique de la future bataille une fois qu’ils se trouveraient face à l’armée de Jahangir. 

 

La surface ondulante progressait à bonne vitesse au-dessus des dunes et se rapprochait inexorablement de Coloratur. Zanzar crut soudain voir un éclat lumineux reflété par le soleil et se figura qu’il s’agissait des toits du château. Il leva la tête et regarda en direction du nord. A ce moment-là, l’avant du tapis volant heurta violemment un obstacle invisible et s’arrêta net. 

 

A peine le choc se fut-il propagé comme une onde jusqu’à l’arrière qu’une sorte de voile se déchira à la pointe du tapis volant. Le paysage désert d’herbes folles et de dunes que l’armée d’Haddi voyait devant elle s’effaça à moitié. A la place, la totalité des troupes de Jahangir se matérialisa en une image vibrante. Puis l’illusion générée par le magicien immobile se dissipa complètement et le camouflage disparut. Les passagers du tapis volant se rendirent à l’évidence que l’armée de Jahangir se trouvait face à eux, mais leur tournait le dos. Sous l’impact du télescopage, les scarabées en queue de peloton avaient été projetés vers l’avant. Ils avaient poussé les rangs devant eux les uns après les autres comme des pièces de domino. Les soldats bousculés s’étaient éparpillés dans tous les sens jusqu’à semer le chaos dans l’alignement des troupes. Certains des scarabées avaient été renversés sur le dos. Ils tournaient sur eux-même comme des toupies les pattes en l’air et s’enfonçaient dans le sol en vrillant. D’autres avaient plongé la tête la première dans le sable et se retrouvaient coincés et bloqués. Stupéfait par ce qui venait de se passer, le reste de l’armée de Jahangir cessa de marcher. Les soldats étourdis par le choc se retournèrent par vagues jusqu’à se retrouver face à face avec l’armée des araignées en équilibre sur le tapis volant. Aussi surpris les uns que les autres, et pas préparés à l’assaut à ce moment précis, les soldats des deux compagnies restèrent quelques instants paralysés et muets. 

 

Jahangir qui se tenait au milieu de ses régiments avait fait volte face. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre à qui il avait affaire. L’heure n’était plus de continuer en direction de Coloratur, mais de venir à bout de ce contingent d’araignées tueuses qui se ruait déjà sur les scarabées. Alizarine n’avait pas attendu que l’armée de Jahangir attaque pour donner l’ordre de combattre à son peuple. 

 

Les arachnides marchèrent sans pitié sur les corps des scarabées bleus qui ne savaient plus se défendre. Les pierres ne bougeaient pas davantage, immobilisées au milieu des carapaces entassées pêle-mêle les unes sur les autres. Jahangir leur ordonna de piétiner les scarabées pour venir contre attaquer les araignées. Les pierres ne craignaient pas les morsures et les piqûres alors que les coléoptères se tordaient déjà de douleur. Elles avancèrent en escaladant les amas de scarabées qu’elles écrasèrent sous leur poids. D’horribles cris et craquements jaillirent du magma bleu où s’enfoncèrent les monolithes. En quelques instants, l’armée de Jahangir ne fut plus qu’une mêlée géante au sein de laquelle évoluaient sans difficultés les légères araignées. Elles pouvaient se faufiler partout pour transpercer toutes les chairs qui se présentaient. Les tortues minuscules s’étaient désolidarisées les unes des autres. Elles grouillaient sur le sol, rendant glissante, voire impossible, l’avancée des pierres et des scarabées encore debout et indemnes. Les pierres s’effondraient les unes sur les autres. Elles entraînaient dans leur chute les malheureux coléoptères qui n’arrivaient pas à se dépêtrer au milieu des pattes arrachées et des morceaux de carapaces brisées. Les araignées progressaient en piquant ou en mordant tout ce qu’elles rencontraient.  

 

Jahangir s’était prudemment écarté de la masse gluante de cadavres et de blessés et regardait le triste déroulement de la bataille. Marjolin l’avait rejoint et se tenait à ses côtés. Esmine avait disparu. Voyant la catastrophe dans laquelle Jahangir s’était empêtré et n’imaginant pas d’issue à la terrible défaite qu’ils étaient en train de subir, la sorcière avait simplement éliminé son avatar et s’était réincarnée dans ses deux soeurs à Coloratur.  

 

Depuis le début de la bataille, Jahangir ne décolérait pas. Il était furieux contre ses soldats à moitié morts ou immobilisés qui n’avaient même pas essayé de lutter. Il était exaspéré par la traîtrise de l’attaque des araignées. Venues par l’arrière, elles parvenaient à massacrer son armée sans qu’il y ait eu un véritable affrontement. Il avait vu tomber Spitz qui se trouvait à l’arrière et pilotait les drones. Comment le gamin n’avait-il pas décelé l’arrivée du tapis volant derrière eux ? Il devait s’être concentré sur ce qui était devant son armée et non pas sur l’arrière. Et il n’avait rien vu. 

 

– Tant pis pour lui, se dit le magicien, il était trop stupide finalement et sa bêtise lui a coûté la vie. 

 

Car Jahangir ne doutait pas que Spitz était mort. Pas un instant il ne se dit que Spitz était un enfant, qu’il n’avait aucune expérience et qu’il avait fait de son mieux. Quant à ses généraux, Oxalis, Tholomaz et Scampion, il ne les apercevait plus depuis un certain temps. Il savait déjà qu’ils étaient enterrés sous des monceaux de chair et de carapaces de scarabées et ne respiraient plus. Seule cette anguille de Marjolin s’était sortie du bourbier, probablement en se téléportant à côté de lui. Tout son état-major était anéanti. 

 

Quand il fut certain que l’issue de l’assaut tournait définitivement à l’avantage de ses ennemis et que ses troupes allaient être vaincues, Jahangir se résolut à lancer un sort dévastateur. En exterminant les araignées et les odieuses petites créatures qui rampaient par terre, il allait aussi achever de détruire son armée. Mais il était prêt à sacrifier ses troupes pour ne pas perdre la bataille. Il leva sa main, tendit son index droit devant et balaya l’air autour de lui de la pointe de son doigt en lançant une terrible boule de feu. 

 

La sphère incandescente grossit et roula en projetant des étincelles de tous les côtés. Aussitôt tout s’embrasa. Les araignées, les scarabées et les tortues furent dévorés par des flammes gigantesques. Une chaleur torride envahit l’atmosphère. Marjolin téléporta Jahangir et lui même à distance pour qu’ils ne se consument pas. Une odeur abominable de chairs carbonisées se répandit. Peu après, les deux sorciers quittèrent les lieux du désastre et se transportèrent à Coloratur.

 

Debout dans sa conque tout près de la plage où se déroulait le drame, Lamar avait assisté à la déroute de Jahangir. Lorsqu’il vit le brasier se propager, il eut pitié des malheureuses créatures qui se débattaient dans la fournaise sans aucune chance de s’en sortir. Il envoya une série de gigantesques vagues qui vinrent étouffer le feu et apaiser les tourmentes des soldats. Il fallut du temps pour venir à bout des flammèches qui reprenaient un peu partout. Les assauts incessants de l’océan finirent par inonder la plage et noyer les départs de feu.    

 

En se retirant, la mer emporta les corps qui avaient souffert et ne laissa que les pierres calcinées. Lamar s’approcha du rivage et vit le corps inerte de Zanzar qui reposait sur le sable. Il était doucement remué par les vagues qui venaient mourir à ses pieds. Lamar sauta à bas de son char et marcha vers le pirate. Il se pencha pour soulever son corps et le hisser sur son épaule. Zanzar n’était pas mort, il respirait faiblement. Il avait eu de la chance car il se trouvait à l’arrière du tapis volant quand Jahangir avait lancé la boule de feu. Il avait pu reculer à temps pour éviter les flammes les plus mordantes. Mais il avait été gravement brûlé et asphyxié. Lamar le porta dans la conque et le déposa délicatement sur le sol. Il jeta un dernier coup d’oeil avant de grimper à son tour dans le char pour quitter la plage. Il aperçut alors une petite forme allongée presque entièrement recouverte de sable à ses pieds. Dégageant le corps masqué par les graviers, il vit un jeune garçon dont le visage était crispé. Ses yeux étaient fermés dans une grimace de souffrance et ses mains tenaient encore une boîte noire à moitié fondue comme si c’était un trésor. Lamar posa sa main sur le cœur et sentit une pulsation incertaine. Il vit qu’un souffle léger sortait de la bouche du gamin. Il le déposa dans la conque à côté de Zanzar.

 

Mais un peu plus loin sur l’eau, il vit flotter le corps sans vie d’Alizarine. Il reconnut les huit yeux qui entouraient la tête de la reine des araignées et lui faisaient une couronne. La forme flasque et presque transparente ressemblait à celle d’une méduse. Les vagues la ballottèrent quelques instants puis elle fut aspirée vers le fond. 

 

Lamar soupira. Quel gâchis ! Et Jahangir s’en était une fois de plus sorti sans dommage. Il avait quitté les lieux sans une égratignure et devait se diriger vers Coloratur avec Marjolin, son âme damnée. Lamar venait d’y accompagner Haddi qui était allé occuper le château avant l’arrivée de Jahangir. Haddi, redevenu Ynobod, devait maintenant se reposer avant le dernier combat. 

 

Avant de lancer son quadrige, Lamar vit chuter sur le sol une pluie d’oiseaux mécaniques. Il se souvint des drones de Jahangir. Plus personne ne les pilotait depuis la fin du combat. Alors ils avaient erré dans les airs sans discernement pendant quelque temps. Puis leur moteur avait dû s’arrêter et maintenant ils tombaient par terre les uns après les autres et se désintégraient. L’un des volatiles chuta dans l’eau à côté de la conque. Lamar le ramassa et le déposa sur le plancher. Ce débris de métal ne polluerait pas les fonds marins. Puis il attrapa les rênes et les dauphins qui attendaient son ordre s’envolèrent au-dessus des vagues en direction de Coloratur. Il y avait urgence, Zanzar et l’enfant avaient besoin de soins. Mais où étaient passés Juliette, Adriel et Selma qui avaient de la pimpiostrelle ? 

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