Le 73ème jour/Le 63ème jour : Nimrod
Elle avait brisé la mince couche de glace qui recouvrait la petite flaque qui se trouvait près de son nid et s’était plongée avec frissons et volupté dans l’eau glaciale. Le froid lui dévora la peau à travers son precah, mais elle eut la sensation étrange que ce froid ne pouvait pas lui faire de mal. Il était à la fois douloureux et agréablement vivifiant. Elle caressa des doigts les nénuphars recouverts d’une fine couche de givre.
Quand elle entendit du bruit derrière elle, elle se retourna pour découvrir Dï qui l’observait d’un regard incertain ; elle lui sourit. Il s’approcha et fixa l’eau glacée, circonspect.
‒ Tu n’as pas froid ?
Elle secoua la tête.
‒ Non, c’est peut-être parce que je suis différente maintenant, je suis bouillante, tout le temps.
Dï se fraya un chemin jusqu’au bord du bassin ; la neige atteignait à présent une couche d’une vingtaine de centimètres et faisait un rebord moelleux le long de l’eau, comme une couette. Après avoir hésité, il s’immergea doucement à côté d’elle. Il commença par grimacer, tandis que le froid lui brûlait la peau.
‒ On finit par s’habituer.
Elle avait raison, son corps semblait dresser ses propres barrières contre le transissement sans qu’il en souffre véritablement. D’ailleurs, quand il avait escaladé le Grand Arbre, il avait eu froid bien sûr, mais la température n’aurait-elle pas été insoutenable s’il avait été dans son état antérieur ?
Côte à côte, ils regardèrent les gros flocons qui tombaient du ciel jusque sur leurs peaux.
‒ Tu as vu ton... ami ?
Elle n’avait pas trouvé de meilleurs mots.
‒ Oui, il dit que nous allons partir en voyage... tous les trois.
‒ En voyage pour où ?
Dï hésita ; il n’avait pas très bien compris où Mock voulait en venir.
‒ Il a parlé d’une autre dimension. Je ne sais pas très bien ce que ça veut dire, mais d’une façon ou d’une autre, cela signifie que nous quittons le Grand Arbre.
Nim observa les ombres de Mîme et Ephèbre dans le ciel avant d’acquiescer lentement. Elle ajouta néanmoins :
‒ Que devons-nous faire de Keizarod ?
Ils ne l’avaient pas revue depuis leur sortie de l’arbre, bien qu’ils l’aient cherchée.
‒ Rien. Elle va mourir maintenant... Si elle avait besoin de compagnie, elle ne se dissimulerait pas de cette façon.
Nim secoua la tête avec chagrin.
‒ On ne devrait laisser personne disparaître seul comme ça. Je vais la chercher encore.
Elle se dirigea vers la sortie du bassin, mais Dï lui attrapa la main et elle se retourna.
‒ Il ne nous reste pas beaucoup de temps ici. Reste avec moi, s’il te plaît.
Elle comprit ce qu’il désirait, juste à la façon dont il l’attira à lui et elle en conçut une immense confusion. Elle voulut lui dire que c’était inutile, mais quand il l’embrassa, ses quatre yeux d’ors à moitié fermés par le désir, elle le laissa faire. Elle frissonna quand leurs torses se pressèrent l’un contre l’autre et épousa ses gestes quand il caressa le precah de ses flancs. Il respira plusieurs fois, lentement, et elle sentit que son tepmeh était à la recherche de la lumière du brom.
Avec appréhension, elle laissa Dï entrer en elle, le souffle saccadé tout en sachant ce qui allait advenir. Le tepmeh, s’enroula contre la barre de chair qu’elle avait à l’intérieur et rien d’autre ne s’opéra. Dï se serra contre elle tandis que ses pouces caressaient avec tendresse sa colonne vertébrale et elle enfouit ses doigts dans ses tentacules.
Nim sentit avec une incroyable acuité les flocons qui fondaient sur sa peau et ses tentacules, la beauté de l’arbre enneigé, des fleurs de nénuphar, figées délicatement dans leur dentelle de glace et la douceur des lèvres de Dï sur sa mâchoire.
Elle pleura, mais elle ignorait si c’était parce que le monde était incroyablement beau ou parce qu’en elle tout était détraqué.
Le 74ème jour : Lhack
Lhack ne sentait plus son dos quand iel arriva enfin à traîner le bateau jusqu’à la berge ; d’ailleurs plus iel y pensait, plus l’intégralité de son corps avait l’air douloureux. Il lui faudrait faire un dernier effort pour le mettre à la brume. Lhack rassembla ses ultimes forces pour pousser la coque, enfoncée dans la neige jusqu’aux mollets, mais quand iel entama le mouvement, il se rendit rapidement compte que quelque chose l’en empêchait : des pierres incrustées dans le tronc constituaient le principal obstacle, il lui faudrait les contourner.
‒ Besoin d’un peu d’aide ?
Lhack se retourna, puis leva ses yeux mouchetés ; Nimrod se trouvait installée sur une branche qui lia surplombait, les mains posées sur son instrument dont elle pinçait les cordes sans que celui-ci ne diffuse le moindre son. La vieille bromrod qui vivait dans l’arbre était assise à ses côtés, légèrement appuyée contre son épaule, comme si elle était trop faible pour se tenir debout toute seule. Lhack lui fit un immense sourire.
‒ Pourquoi pas, j’en ai grand besoin !
Nimrod détailla avec une sorte de tristesse dans le regard cette créature qui la dépassait de deux têtes et qui était en quelque sorte un nouveau-né. Son existence serait encore plus brève que celle des autres grunes.
Après avoir déposé son instrument, elle se releva et soutenant Keizarod, la guida jusqu’à la berge où elle l’installa confortablement sur une excroissance après l’avoir débarrassé de sa neige.
Lhack remarqua que Nimrod avait les yeux rouges et légèrement enflés et cela lia blessa, car iel avait un immense amour pour cette grune, bien qu’iel ne la connaisse pas vraiment.
‒ Où est Dïri ?
‒ Il avait rendez-vous avec quelqu’un.
‒ Et elle ?
‒ Je l’ai retrouvée alors qu’elle explorait la berge. Je crois qu’elle aimerait voir la verticalité, mais qu’elle n’en a pas la force.
Comme Lhack ne répondait pas, Nimrod insista :
‒ Tu pourrais la transporter à bord de ton bateau. En échange, je t’aiderai à mettre ton vaisseau à la brume. Elle n’est pas dangereuse.
Lhack accepta d’un mouvement de menton. L’idée que quelqu’un d’autre qu’iel puisse monter sur son bateau était plutôt déplaisant, mais iel avait du mal à dire non à Nimrod... et iel avait vraiment besoin d’un petit coup de main.
le 75ème jour : Mock
Iel se trouvait immergé à moitié dans une substance noire, épaisse, visqueuse et iel était en train de lentement s’y enfoncer. Iel ne put que s’accrocher désespérément au cou de la jument de nuit qui tremblait de tous ses membres en sombrant à côté d’iel.
Mock leva les yeux ; un rond de ciel anthracite s’étalait au-dessus d’iel : le mulok se trouvait au centre d’une sorte de nid formé de branches. Iel essaya de fermer les yeux et de se projeter en dehors de son corps pour observer les alentours, mais iel n’y parvint pas.
Un cri furieux résonna et Mock leva à nouveau les yeux tandis qu’un grand oiseau rouge passait au-dessus d’eux pour venir se percher sur le bord du nid. Au moment où la créature tourna sa tête au regard fixe et au long bec dans sa direction, Mock sentit que ses pensées devenaient plus claires, plus tangibles. Iel observa autour de iel. Ils se trouvaient dans Limbo, le monde des rêves. Pas seulement dans son propre songe, mais dans celui qu’avait préparé pour iel la créature colorée qui lia narguait : un Ver de rêve capable d’exercer son influence dans cet univers non tangible. De plus, celui-là était particulièrement puissant, ce qui faisait qu’on pouvait le classer dans la hiérarchie controversée des seigneurs cauchemars qui n’en faisaient qu’à leurs têtes et avaient la réputation d’être un peu fou ; pas étonnant quand on est chargé de discipliner tous les cauchemars du coin.
‒ Bonjour Ibis...
La créature pencha la tête sur le côté avec des yeux soupçonneux et sa voix résonna dans tout le nid sans qu’il ait besoin d’ouvrir le bec :
‒ Mock...
Celiel-ci se sentit s’enfoncer davantage dans la boue et iel gronda :
‒ Je croyais que nous étions amis ?
‒ C’était avant que tu ne convoites des choses qui sont censées m’appartenir. Nous avons un accord ! Je te trouve un Changemonde et en échange, la fille est à moi !
‒ Ce n’est pas une fille, Ibis...
‒ Peu importe ce qu’elle est ! Je lis dans tes rêves que ta volonté flanche. Après tout, tu as assez d’ambitions pour la désirer, elle aussi !
‒ Ils sont amoureux, Ibis.
L’oiseau poussa un croassement qui ressemblait à un rire :
‒ Tu me fends le cœur, Mock. Je ne te savais pas si romantique...
‒ Deux immortels qui peuvent se chérir sans que l’un souffre de la mort de l’autre... Combien de fois cela arrive-t-il ? C’est pour lui qu’elle a acquis son pouvoir, comment peux-tu vouloir les séparer ?
À nouveau, le seigneur cauchemar eu son rire-croassement :
‒ Espèce de vieil hypocrite ! Il y a une solution très simple à cela, si leur bonheur compte tellement pour toi. Tu n’as qu’à me donner le garçon aussi.
Mock resta silencieux, puis iel articula d’une voix grondante :
‒ Ce n’est pas un garçon...
Ibis s’en moquait.
‒ Bien, bien Mock. Si tu n’as pas de contre-argument, nous allons terminer cette conversation ici. N’oublie pas que pour le moment, tu n’as pas encore le dixième de la puissance que tu convoites et que tu ne me fais pas peur. Dans quelques jours, tu auras ton passeur, comme convenu. Et la fille sera à moi.
Comme Mock ne trouvait rien à répondre, l’oiseau s’envola dans une gerbe de plumes d’un rouge sanguin et la jument de nuit s’en alla.
Le 76ème jour : Dïri
Quand Dïri atteignit le trou dans l’arbre, il sentit immédiatement qu’il y avait un problème. Mock ne l’accueillit pas de son habituel sourire plein de dents. Ça faisait deux fois maintenant.
Le mulok était coincé entre deux corneilles et mâchonnait sa pipe éteinte d’un air boudeur. Il ne le salua et ne le regarda même pas, même si Dïri était convaincu que Mock savait qu’il était là.
‒ Assieds-toi. J’ai une mauvaise nouvelle.
Dïri obéit avec appréhension ; Mock avait l’air vraiment contrarié. Il se félicita d’être monté seul.
‒ Elle ne peut pas venir avec nous.
Dïri cilla. Est-ce qu’il avait bien interprété ? Est-ce que...
‒ Oui, c’est exactement ce que je veux dire.
Dïri se releva violemment.
‒ Mais pourquoi ? Il y a quelques jours, nous en avons déjà parlé et ce n'était pas un problème !
‒ Assieds-toi et je te prierai de ne pas élever la voix en ma présence.
Dïri voulut répondre, mais les huit yeux noirs de Mock glissèrent vers lui d’un même mouvement ; le grune referma la bouche, mais resta debout. Mock émit un grognement :
‒ Tu crois peut-être que ça me fait plaisir ? Un être avec un pareil pouvoir ! Même sans penser à toi, j’aurais voulu d’elle dans mon équipe, tu n’as aucune idée de combien les Figetemps comme Nimrod sont précieux. Mais j’ai sondé son esprit et elle n’est pas assez stable.
‒ Que voulez-vous dire ?
‒ Je te l’ai déjà dit : si Nimrod est capable de te rendre immortel au temps, elle est aussi la seule à pouvoir te ramener sur la voie la plus commune. Et cette idée l’a déjà traversée.
Dïri resta silencieux quelques secondes.
‒ Ça n’a aucun sens, Nimrod a accepté ce pouvoir principalement pour moi.
‒ Mais ce n’était pas réellement ce qu’elle désirait. D’une certaine façon, je pense qu’elle considère votre situation comme... immorale. Elle doute plus qu’elle ne peut te le montrer.
Dïri sentit son cœur accélérer.
‒ Elle ne me ferait pas ça...
‒ Aujourd’hui peut-être. Deux jeunes amoureux comme vous... mais après plusieurs années... Après s’être lassée...
Dïri ne répondit pas, troublé et Mock reprit son monologue :
‒ J’ai besoin de toi, Dïri. J’ai besoin de toi avec toutes tes capacités, pas de cet amoureux transi et sans curiosité que tu me soumets depuis quelque temps. De plus, si je fais de toi mon principal associé, je ne peux pas courir le risque de te voir mourir de vieillesse inopinément parce que ta compagne en aura marre de toi.
Dïri restait toujours muet alors Mock termina :
‒ Néanmoins, j’ai beaucoup réfléchi et je suis prêt à t’offrir un choix, je ne suis pas un monstre... Dans tous les cas, Nimrod ne peut pas me suivre. Mais à toi, je laisse la possibilité de rompre notre accord. Reste ici, avec elle, pour toujours ou vient avec moi pour découvrir le Multivers.
Dïri leva sur Mock des prunelles mordorées et égarées. C’était la décision la plus monstrueusement cruelle auquel il aurait pût être soumis. Cette fois, ils restèrent tous les deux plongés dans leurs pensées et les corneilles à trois pattes s’ébouriffèrent d’un air inquiet. Finalement, Dïri se leva.
‒ Je vous dis au revoir. Je ne reviendrais plus. Merci pour ce que vous avez fait pour moi, même si c’était pour vous que vous le faisiez.
‒ Tu devrais prendre ton temps pour...
‒ Elle s’est sacrifiée pour moi ! Et je l’aime. Comment pourrais-je ?
‒ Tu préfères rester coincé pour toujours ici ? Entourés de créatures fugaces et vides ? Tu as vu à quoi ressemblait Keizarod, non ? Tout le monde devient fou ici ! Sais-tu à quelle vitesse l’amour se transforme en haine ?
Dïri se retourna et gronda :
‒ Alors je ferais mieux de la laisser devenir dingue toute seule ?
Mock secoua la tête.
‒ Si tu choisis de m’accompagner, nous la ferons sortir d’ici, mais elle ne pourra suivre le même trajet que nous.
Dïri appuya ses mains sur son ventre. Il avait incroyablement mal soudainement. Mock se tassa sur lui-même et ferma les yeux, totalement fondus au milieu des plumes sombres des corneilles.
‒ Prends ton temps avant de me donner une réponse définitive. Le passeur ne viendra que dans quelques jours.