Par le hublot, Eugène guette les terres qui l’éloigneront pour un temps de ses tracas. Ce paysage de carte postale que leur mère leur a envoyé parfois en photo lui apparaît enfin vivant : il est chaud, presqu’étouffant, mais si exotique avec ses palmiers, son eau claire et sa topographie irrégulière.
« Tu as fait bon voyage ? » lui demande Nathalie lorsqu’il retrouve sa mère dans le hall de l’aéroport.
La peau plissée dans la commissure de ses lèvres et les pattes d’oie autour de ses yeux dessinent sur son visage un bonheur retrouvé. Eugène n’a pas vu sa mère depuis plus de deux ans. À présent qu’elle vit en Nouvelle-Calédonie, il a pris l’habitude de la retrouver avec ce teint hâlé qu’il ne lui connaissait avant qu’à la fin de l’été, après de longues journées passées à la plage de Lacanau.
Sa mère semble si heureuse ici, loin de ses enfants, qu’Eugène ne peut s’empêcher ce constat douloureux. Pour ne pas entacher les retrouvailles, il préfère se dire que peut-être le fait de revoir son fils participe à ce bonheur explosif.
Depuis sa voiture, Nathalie est enchantée de lui expliquer toutes ses habitudes à mesure qu’ils traversent les quartiers de Nouméa. Sa boulangerie, la plage où elle va se prélasser, la rue où elle aime flâner quand elle a des achats à faire. Puis elle se gare devant une ancienne maison coloniale de plain-pied aux murs bleu pastel avec des volets blancs.
« C’est ici ! » annonce-t-elle le sourire aux lèvres.
Dès qu’Eugène met le pied hors de la voiture, un doux parfum musqué embaume ses narines. Un hibiscus de deux fois sa taille ombrage l’allée avec ses fleurs roses et ouvre la voie autour de la maison à une multitude d’autres plantes qu’Eugène n’a pas l’habitude de voir.
« Ça change de mon potager agonisant… » dit-il en suivant ce chemin qui contourne l’habitation.
Nathalie laisse les affaires dans la voiture pour le suivre et mieux assister à la découverte des lieux. Au milieu du jardin, un arbre trône et cache sous ses feuilles des mangues encore vertes qu’Eugène s’empresse de caresser. Leur peau est lisse, leur consistance bien trop dure pour pouvoir les manger.
« Je n’en avais jamais vu ailleurs que sur les étals. »
Sa mère sourit, tâte une branche aux mangues plus orangées.
« Celles-ci devraient être mûres bientôt ! »
Puis, à le voir déambuler dans tout le jardin à inspecter les crotons avec leurs nervures jaune et rose, les palmiers, et les autres fleurs qui composent ce tableau coloré, elle tente :
« Qui sait, si tu t’y fais, peut-être que tu voudras rester ici… »
Si Eugène juge l’affaire hautement improbable, elle le flatte : sa mère considère-t-elle qu’elle pourrait être si heureuse avec son fils à ses côtés ? Un courant de chaleur fourmille entre ses membres, et peu à peu l’idée germe dans sa tête. Et si cet endroit était une échappatoire pour plus que trois semaines ?
Plus personne ne l’attend en métropole. Gabrielle est partie et Eugène ne voit même plus son père et sa sœur. Dans le grand corps de ferme à moitié emménagé, à moitié en ruines, rester seul lui pèse de plus en plus. Même le potager sent la mort. Alors, l’idée de rester ici commence à germer.
Pendant les jours qui suivent, Eugène s’attelle à vivre. Chose qu’il a oublié de faire depuis si longtemps à présent. Ici, à Nouméa, sa vie bordelaise n’existe pas. Il n’allume jamais son téléphone, qu’il laisse dans le tiroir de sa table de chevet. La maison n’est pas pavée des souvenirs d’un passé révolu. Quant à Zuka, sa mère fait un point d’honneur à ce qu’il ne soit pas un sujet du quotidien.
« On en reparlera, lui a-t-elle asséné la première fois qu’Eugène mentionne Léana, mais plus tard. Pour l’instant, vivons un peu. »
Il finit par reconnaître sa sagesse : à force de réagir, de s’énerver, de brasser du vent pour ne récolter que la tempête, Zuka avait fait de ses moindres jours un enfer. À la plage, que Nathalie a instituée comme un rendez-vous quotidien tous les jours entre onze heures et midi, Eugène lit des livres qu’il emprunte dans la bibliothèque de son beau-père David.
Si Eugène l’a déjà rencontré lors de l’une de ses escales en France quand Nathalie consentait à venir voir ses enfants, il n’a jamais eu, avant Nouméa, le temps de le connaître davantage. Par sa bibliothèque et les échanges autour des livres de Victor Hugo, David devient plus concret que le seul « voleur de mère » dont Sophie l’affuble volontiers. Finalement, David est quelqu’un d’agréable en tout point. D’érudit et de bienveillant, là où avant Eugène ne voyait que son côté léger et rieur. Il couvre Nathalie de ces petites attentions du quotidien dont elle le remercie d’un large sourire, et Eugène ne peut s’empêcher de comparer. Même si sa mère a quitté son père plus de dix ans auparavant, il ne l’a pas vue vivre si gaiement depuis l’enfance. Enfin, à les voir ensemble, il comprend sa mère, son départ et l’abandon de ses enfants. Il ne lui en veut plus : elle est heureuse. Elle s’est trouvée. Et il lui est reconnaissant de cette parenthèse nouméenne qui le fait lui aussi revivre un peu. Son teint, d’habitude si blafard, devient chaque jour plus hâlé.
Cela fait deux semaines qu’à chaque dîner, David et Eugène échangent au sujet leur lecture quand le beau-père s’éclipse pour revenir avec un petit paquet empaqueté. Tandis qu’il arrache le papier, la couverture représentant un couple dans une voiture rouge au style retro se dessine. Toutes les familles heureuses, de Hervé le Tellier.
« J’espère que tu ne l’as pas déjà lu ?
— Je n’ai jamais lu cet auteur.
— J’aurais pu t’offrir L’anomalie, son Goncourt, mais j’ai préféré celui-là. Il se lit vite. C’est une autobiographie de l’auteur ! Sur la distance familiale et le besoin d’écrire. Je l’ai adoré.
— Est-ce que toi aussi, tu écris ? »
La question lui trotte dans la tête depuis quelques jours déjà. Eugène a tenu à relire Cyrano de Bergerac lors d’une session à la plage pour le simple plaisir de se replonger dans une œuvre qui fait sourire tant de fois. Glissé sur une feuille volante entre le deuxième et le troisième acte, un poème raturé par endroits évoquait la douleur de se cacher pour écrire.
« Non, je n’écris pas. »
Le ton est si affirmé qu’Eugène ne sait pas s’il doit le juger sincère. David est-il de ces auteurs qui se cachent pour exorciser leurs textes ? Cela expliquerait pourquoi les écrits, eux aussi, sont cachés. Nathalie lit peu. Sans son fils, elle ne serait probablement jamais tombée sur pareil poème. En auteur solidaire, Eugène n’a rien dit à sa mère et a préféré réserver sa question pour David.
« Entre nous, je ne pense pas que ta mère aurait eu la patience pour un autre auteur… Ton père écrit encore ?
— Seulement des chroniques sur son fichu blog » continue Eugène.
David est un homme élégant. Il comprend que le sujet touche une corde sensible et qu’il doit s’arrêter là. Pour Eugène, cependant, il ne fait que commencer. Pourquoi écrire en secret ? L’acte est si noble que son auteur ne mérite pas de s’en cacher. Pourtant, si Eugène n'a jamais nié sa qualité d’auteur, il n’a jamais partagé ses textes autrement qu’avec Gabrielle. Et si c’était la même chose ?
Il aimerait demander à son beau-père si, lui aussi, ne se considère pas satisfait de ses textes au point d’avoir dévié la question et de ne pas y avoir répondu clairement. L’écriture est-elle une machine qui broie à ce point-là l’ego de ceux qui la pratiquent ?
Comment lutter face à des mots qui semblent nous échapper ? Qui nous dépassent tant et si bien que l’on ne parvient même plus à les écrire ?
Au terme de sa réflexion, un mot revient. Violemment. Inéluctablement.
Papa.
Est-ce parce que David en a parlé ? Sont-ce les rancœurs qu’Eugène aurait préféré laisser derrière lui qui le rattrapent malgré tout ? Ou peut-être est-ce pour ce vieux souvenir, ces allusions rares au fait que Philippe aussi s’était un jour appelé auteur. Un point commun entre eux auquel le fils n’a jamais voulu réfléchir, tant son père avait fini par abandonner et qu’Eugène avait érigé en contrepoint que la persévérance serait la clé.
Jusqu’à mieux connaître David, Eugène était incapable de réaliser que cet idéal inatteignable qu’il projetait dans le livre parfait n’était pas sien mais résultait d’une conception héritée. Incapable de faire la part des choses entre ce qu’il aimait lire et ce qu’il devait aimer. Grâce à la bibliothèque de David et à leurs échanges de passionnés, il découvre une nouvelle voie dans la littérature. Sa voix. Celle qui peut affirmer aimer un roman sans que cet avis n’ait à être adoubé par une autorité familiale. Celle qui peut être écoutée et considérée même en cas d’avis divergeant. Celle qui mérite d’être, parce qu’elle est sienne et que la littérature est avant tout une affaire personnelle.
Celle qui ne doit pas avoir peur d’être contrariée par un père dont la vision des livres lui est propre. Et qu’Eugène décide d’acter à présent comme différente de la sienne.
À présent qu’il trace une ligne entre la littérature de son père et la sienne, Eugène s’interroge de plus en plus sur l’auteur qui se cache de l’autre côté du miroir. Si Philippe a à ce point déteint sur sa vision des livres, qu’en est-il de sa vision d’auteur ? L’a-t-il léguée à son fils tel un héritage empoisonné ?
Alors, Eugène attend le sacrosaint trajet à pied jusqu’à la plage du lendemain pour s’enquérir de l’affaire auprès de sa mère :
« Tu te souviens de quand Papa écrivait ? »
Nathalie acquiesce. Sur son visage, un sourire nostalgique s’esquisse.
« Il n’a jamais repris ?
— Il aime écrire sur son blog, oui, et encore… Même ça, il a arrêté, apparemment. »
Entre la mère et son fils, le silence se creuse. Eugène sent bien que Nathalie ne prendra pas d’initiative curieuse, mais lui a encore trop de questions pour clore ce sujet.
« Et son roman, comment était-il ?
— Ça fait longtemps, tu sais… Mais de mémoire, j’avais beaucoup aimé.
— Je n’ai pas la moindre idée de quel type de romans il écrivait.
— Ton père et l’échec… J’ai toujours trouvé dommage, qu’il ne continue pas, tu sais ? C’était tellement viscéral, chez lui. Et puis j’aimais ça, sa passion. Quand il en parlait, c’était vraiment un autre homme. C’était plus dur de trouver du temps quand tu es arrivé. Et il y a eu ce roman qu’il a voulu envoyer à des éditeurs… Je crois qu’il ne s’est jamais remis de cet échec. Ou alors, il a continué en secret. Pas du temps que j’étais là, du moins. C’est un homme fier, Philippe... C’est pour ça que je te dis toujours de ne pas abandonner, Eugène. Quand on a ça dans le sang, c’est vital, tu comprends ? »
Mais Eugène ne répond rien. Ses épaules se détournent pour mieux abriter son visage. Il se mord les lèvres, son buste tremblote. Il s’est arrêté de marcher. Seul le bruit des vagues qui éclatent contre les rochers résonne au loin.
« Eugène ? »
Sa mère se retourne et, devant le visage que son fils fait tout pour dissimuler, s’élance vers lui pour mieux le prendre dans ses bras. Eugène renifle, fait tout pour ravaler ses sanglots mais a bien du mal à se cacher. D’un geste doux, Nathalie lui caresse le crâne.
« Là, tout va bien se passer, lui souffle-t-elle.
— Je n’arrive plus à écrire… J’ai tout perdu… Tout le monde…
— Rien n’est irrémédiable dans une famille. Il suffit parfois de petits pas pour renouer ce qui a été cassé… »
Eugène recule, passe sa main sur ses joues et signale d’un coup de tête qu’il est prêt à marcher de nouveau. Tous deux se rendent à la plage dans le silence, jusqu’à ce que, une fois sur le sable, Nathalie reprenne :
« Quant à l’écriture… Peut-être que tu envisages les choses du mauvais angle… Regarde ton père, après avoir arrêté les romans, il a commencé le blog dans la foulée. Il ne peut pas s’empêcher d’écrire, même s’il ne s’agit pas de romans. La vraie question, c’est celle de pourquoi tu écris. »
Eugène ne parvient même plus à répondre à cette question. Se l’est-il déjà posée une fois ? Il écrit, et c’est autant un fait qu’un but en soi. Pourquoi serait-ce important de savoir pourquoi on fait les choses ? L’important n’est-il pas l’aboutissement plutôt que la cause profonde ?
Peut-être pas. Après tout, je n’ai jamais rien écrit d’abouti.
Pourtant, Eugène a l’impression d’avoir la même vie que les écrivains qu’il aspire à être : il y consacre du temps, fait des sacrifices et connaît les angoisses et les problématiques liées à la créativité.
Alors pourquoi ne serait-il pas lui-même un écrivain ?
Deux de ses manuscrits ont été publiés, puis lus par des milliers de personnes. Même s’ils ont été terminés par une machine, il est l’humain à l’origine de ces histoires. Il en est l’auteur, même s’il devra se battre devant les tribunaux pour rétablir cette vérité. Dans toutes ces pages qui constituent Club et Son Opéra, dans tout ce qu’ont lu ces milliers de personnes, il y a du Eugène Alambic.
Ce qui m'a un peu gênée :
- Un doux oxymore ==> je ne vois pas à quel oxymore tu fais allusion ? et pourquoi son avocat ne voudrait pas qu'il se rende à l'audience ?
- La veste, à défaut de ravir Sophie, avait causé leurs retrouvailles. ==> je ne comprends pas, je croyais que justement il n'arrivait pas à se déciser à l'appeler ? C'est le jour de l'audience qu'ils se retrouvent, non ? Du coup quel est le rapport avec la veste ?
- J’ai reçu des offres plutôt généreuses pour racheter Zuka. ==> Léana plutôt non ?
- Avec ses façades vitrées, coiffées d’un attirail en bois ressemblait à une noisette géante ==> il y a un souci dans cette phrase
- Il ralentit même le pas lorsqu’il passait devant elle. ==> je dirais qu'il faut les deux verbes au même temps ?
- Oui, comme toutes les affaires dont le tribunal judiciaire doit juger aujourd’hui ==> que le tribunal doit juger ?
- À force de se butter ==> de buter ? (+ répétition plus loin)
- Le jour de l’audience, la vraie ==> quand du coup ?
- Les avocats maintenaient un ton plutôt monotone, et parlaient plutôt ==> répétition de "plutôt"
Mes phrases préférées :
- Parler sans ne jamais rien se dire, c’était toujours parler. Cela valait mieux que le silence, ou la rancœur qui l’avait causé. ==> très joli
- Eugène se noya dans son verre d’eau. ==> haha
- Eugène secoua la tête un instant, en signe de protestation. ==> je le trouve gonflé, il vient de faire la même chose haha
- L’ordre de passage est déterminé par l’ancienneté des avocats ==> c'est vrai ça ?? c'est fou ! j'ignorais que ça se passait ainsi
- Personne n’était venu pour crayonner son visage telles les chroniques des procès à la cour d’assises. ==> haha
Remarques générales :
J'ai trouvé tout le début du chapitre un peu compliqué à suivre, peut-être trop d'aller-retour entre le jour actuel et le passé.
Je suis un peu perdue aussi sur la situation de Sophie. La phrase d'Eugène "t'as craqué pour combien" m'a fait pensé que les éditions la payaient pour qu'elle ne fasse pas de procès, mais le reste du dialogue me laisse penser que c'est elle qui les paie... Si c'est elle qui était en tort, pourquoi est-ce qu'elle a fait tout ce foin dans le magazine ? Elle n'aurait pas mieux fait de faire profil bas ?
Wow je suis moins aussi sidérée par la rapidité du traitement de l'affaire ^^ je ne m'attendais pas à ça !
Je trouve Eugène de plus en plus insupportable ! J'espérais que sons séjour à Nouméa aurait un peu calmé ses ardeurs égocentriques et martyr mais apparemment non... Mais j'aime bien le fait que le procès se retourne un peu contre lui, que du coup aucune maison d'édition ne veuille le contacter ^^
J'aime beaucoup la décision du juge ! Elle me paraît très pertinente et je suis satisfaite que ça fasse un peu les pieds à Eugène ;)
J'ai vu que tu avais posté toute la fin ! Je vais essayé de finir aujourd'hui :)