Chapitre 18

Par Saphir

– Les sirènes ? je répète.

J'étudie de plus près le visage de la personne près de moi. Je n'ai jamais vu de sirènes auparavant. Ses yeux de serpent me transpercent. Elle a de longs cils et des boucles d'oreilles étincelantes. Bien qu'elle n'ait pas de bouche, je peux entendre et comprendre ce qu'elle dit.

– Bienvenue, jeune fille. Nous attendions ton réveil.

Sa voix ressemble énormément au chant qui m'a poussée à plonger dans l'eau.

– Qui êtes-vous ?

– Nous sommes les sirènes.

Nous ? Étaient-elles plusieurs devant moi ?

– Suis-nous, siffle la sirène tel un serpent.

Elle se retourne dans l'eau sans faire de remous, et, dans son dos, je remarque une longue nageoire violacée. On dirait une cicatrice.

– Attendez… euh… madame ! Vous voulez que je vous suive, mais je ne sais pas nager ! je m'affole, paniquée à l'idée de replonger dans l'eau.

J'ai déjà essayé, tout à l'heure dans le lac. Ça ne s'est pas vraiment bien passé.

– Ne vous en faites pas, je vais vous guider, m'explique la sirène, patiente.

"Ne le suis pas", dit Karan.

Je n'ai pas le choix. Je ne veux pas rester dans cette grotte toute ma vie et mourir ici, non plus. En plus, qui sait ce que cette créature me fera si je lui désobéit ? Je préfère ne pas en faire l'expérience.

"Ne viens pas me dire que je ne t'ai pas prévenu, ensuite ! Il faut se méfier de ces choses. Elles sont capables d'envoûter n'importe qui avec de simples paroles."

Je l'ai bien compris, oui.

Je me lève, titubante et remarque, interdite, les sourcils froncés, que je ne porte plus mes vêtements habituels. Je n'ai sur les épaules qu'une très courte robe blanche. 

Quelqu'un m'a changé et m'a pris mes affaires… y compris ma sacoche. Je me sens démunie ainsi, sans rien sur moi.

La sirène s'approche de mon rocher-refuge et grimpe dessus en un rien de temps. Elle me tend sa main, une main couverte d'écailles luisantes et brillant dans l'obscurité. Elle a également des griffes, et ça ne me rend vraiment pas sereine.

Nous plongeons dans l'eau noire et visqueuse. Contrairement à mon appréhension, elle est plutôt tiède. Des écailles me frôlent. Il y a décidément plus qu'une seule sirène autour de moi. Je garde ma tête hors de l'eau le plus longtemps possible, mais vient le moment de plonger. J'inspire un grand coup et m'enfonce soudainement dans l'eau. La sirène me tire l'avant bras et m'entraîne sous l'eau. Je ne vois rien, n'entends rien. Je ne touche pas le fond, et le seul contact que j'ai est celui des griffes de la créature qui s'enfoncent dans ma peau. 

 

Après un moment court mais dur à cause du manque d'air, je refais surface. La sirène ne m'a pas lâchée tout du long, et elle ne semble toujours pas prête à le faire et à me laisser avancer de moi-même. Elle se tourne vers moi et me parle de sa voix qui ressemble à la fois au sifflement un serpent du désert et au chant d'un oiseau de forêt.

– Continuons. Tu auras pied dans cette partie du passage.

– Où allons-nous ?

– Rencontrer notre mère à tous.

"La reine des sirènes", clarifia Karan dans mon esprit.

– Pourquoi ? je demande, profitant du fait que la créature est répondue à ma question.

– Parce que tu portes cela. 

Elle avance sa main palmée vers ma médaille, la seule de mes affaires qu'elles m'ont laissées. Stupéfaite, je ne répond rien. De toute façon, la sirène m'a déjà traînée dans un chemin à moitié rempli d'eau. Le liquide sombre m'arrive au niveau du bassin. Enfin, elle me lâche la main pour nager devant moi, puisque qu'elle ne possède pas de jambes pour se tenir debout. Derrière moi nagent deux ou trois autres créatures. 

Peu à peu, une lumière violette apparaît et grandit devant nous. Elle illumine le conduit et me permet de voir un petit peu plus ce qui m'entoure, même si ce n'est que de la roche. Je comprends une dizaine de mètres plus tard que la lueur provient de centaines de cristaux incrustés dans le plafond. 

Je suis pieds nus, et le sol de pierre commence à me faire mal à aux talons et aux orteils.

"Je peux t'assurer que tu ne sais pas dans quel pétrin tu t'es mise…" gronde Karan.

Elle a l'air sérieuse, et ça m'inquiète. Il n'y a plus aucun trace de sarcasme dans sa voix.

"Bien sûr que je suis sérieuse." 

On ne peux jamais savoir, avec toi.

 

– Nous arrivons, chantonne la sirène un peu plus tard.

Après la lumière violette du couloir précédent, celle qui éclaire la pièce immense dans laquelle nous venons de pénétrer est de couleur turquoise.

Nous sommes dans une sorte de gigantesque hall au plafond tellement haut que j'ai du mal à l'apercevoir. La salle est ouverte sur plusieurs couloirs s'enfonçant dans la roche humide. Au centre se dresse une gigantesque colonne qui semble avoir été façonnée par la nature, vu sa forme. 

J'aimerai admirer cet endroit un peu plus longtemps, mais mes guides me poussent déjà vers un autre passage, bien plus large que le précédent, mais plus profond, aussi ; je dois nager.

– La salle de notre mère à tous est au fond. Nous devons te laisser là, mais nous resterons à l'entrée.

La sirène se rapproche de moi et plante ses yeux lumineux dans les miens, menaçante.

– Ne manque jamais de respect à notre mère. Jamais.

J'acquiesce, impressionnée. Je n'essayerai pas de faire n'importe quoi. Je ne connais pas du tout ce lieu, et je suis seule.

– Vas-y, maintenant.

Je m'exécute sans discuter.

 

Je bats des pieds et des mains, et je peine à garder ma tête hors de l'eau. Enfin, quand mes orteils atteignent à nouveau la pierre, je pousse un profond soupir de soulagement. 

J'entre, tremblante de froid, trempée, dans une pièce circulaire séparée en deux par une large cascade faisant un bruit monstrueux. Malgré tout, la voix qui s'adresse ensuite à moi me parvient.

– Enchantée. Tu dois être Nausicaa.

La personne qui me parle est derrière la cascade. Je ne la vois pas, et je me demande comment elle y arrive.

– Je suis ravie d'enfin faire ta connaissance, fille de l'impératrice de l'hiver.

Fille de l'impératrice de l'hiver ? Ce serait ma mère ? Je n'ai jamais connu mes parents biologiques, ni même mes parents adoptifs, la famille d'Anton. Je ne sais pas du tout de qui elle parle, mais ça m'intéresse. Mais comment la reine des sirènes connait-elle ma mère ?

"La bonne question à se poser serait plutôt l'inverse : comment ta mère connait-elle la reine d'un peuple reclu depuis des siècles ? L'impératrice de l'hiver est bien plus importante que ce que tu n'imagines."

Tu connais Azarielle, tu connais ma mère. Je vais finir par croire que tu me caches des choses, Karan.

Elle éclate de rire.

"Si tu penses pouvoir me faire confiance, tu vas vite tomber des nues !"

– Avances-toi, jeune fille, dit la reine après un long silence.

Je fais deux pas en avant, méfiante.

– Je peux sentir ta nervosité. Mais ne t'en fais pas, je ne vais rien te faire. Tu es la fille de Lucrèce, après tout.

– Puis-je vous poser une question ? je demande d'une petite voix.

– Je l'écoute.

– Qui est Lucrèce…?

Elle reste muette quelques secondes.

– C'est normal que tu ne te souviennes pas d'elle. Tu étais si jeune quand nous t'avons confiée à cette famille de Selka, se désole-t-elle. Lucrèce est ta mère, et une amie très chère à mes yeux.

Oui, j'avais bien compris qu'elle était ma mère.

– Cependant, je crains de ne pas pouvoir t'en dire plus pour le moment. Il est temps que je me repose. Les sirènes qui t'ont menée jusqu'ici te conduiront à un endroit où tu pourras t'assoupir. J'ai également demandé à ce que tes affaires soient déposées là-bas.

En entendant ces mots, je suis soulagée. Je vais pouvoir retrouver ma sacoche.

 

Après avoir salué la reine, je quitte la pièce, avec toujours autant de mal qu'à l'aller. Une sirène m'attend, droite comme une statue, mais comme elles semblent toutes se ressembler, il m'est impossible de dire si j'ai affaire à la même qu'avant. 

Elle me conduit, en me collant de très près, dans un couloir étroit et sombre comparé aux restes des lieux. Nous passons devant plusieurs alcôves bloquées par des grilles. Dedans, il n'y a personne, mais dans le couloir, nous croisons deux sirènes qui louchent sur moi comme si elles allaient me bondir dessus pour me dévorer. Elles s'expriment dans une langue tellement rapide et sifflante que ce n'est sûrement pas du tinsarellien. 

Je comprends rapidement que je vais passer la nuit dans une de ces cellules. Malgré les paroles de la reine, je suis traitée comme une prisonnière indésirable. Pas étonnant.

La sirène s'arrête devant une pièce identique aux autres. Elle ressemble à une chambre normale, mais pas pour autant confortable, et je sais que les grilles se baisseront une fois que je serai dedans.

Mon accompagnatrice me pousse dans la cellule. Je trébuche et tombe dans l'eau jusqu'au menton car, comme tout cet endroit, la pièce est à moitié remplie d'eau.

Dans un mouvement silencieux, la sirène tire les grilles et m'enferme dans la pièce, puis s'éloigne sans rien dire de plus. Je grimpe sur un rebord sec, voulant sortir de l'eau à tout prix, quand j'aperçois, dans la pénombre, une tignasse rousse dans l'alcôve d'en face. J'hésite, puis finalement, l'appelle.

– Rafael ?

Il met un petit instant à réagir.

– Nausicaa…? Tu es là ?

– Oui, c'est moi. Je suis rassurée de t'avoir retrouvé. Tu vas bien ?

– J'ai cru me noyer dans ce lac et je me suis battu avec une de ces créatures, mais sinon, tout baigne. Littéralement, lance-t-il.

Je souffle du nez. Il a l'air sur les nerfs. 

– Tu sais où est Liberté.

– Non. Je n'en ai aucune idée.

Mince… J'ai vraiment fait n'importe quoi. Je me suis laissée attirer par ce chant, et maintenant, on est bien embêté. 

– Qu'est-ce qu'on fait ?

D'habitude, c'est Rafael qui demande ça. Mais là, je n'arrive pas à penser correctement. J'ai agi sans réfléchir, je suis démunie.

– On ferait mieux de se reposer, pour l'instant, répond mon ami.

– Tu as raison.

Il se tait, et j'en fais de même. Je me blottis sur le rebord de pierre. Je sens une boule contre ma nuque ; je la saisis et la ramène contre moi. C'est ma sacoche ! Contente de la retrouver, je la serre contre moi, certaine de ne pas réussir à trouver le sommeil. Tout ce que je me dis, c'est que j'espère que Liberté est en sécurité.

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