Chapitre 19

Par Ety

Drace, une nouvelle fois, affichait la mine d’un volcan en éruption :

— Tu ne crois pas si bien dire. La voisine du dessous m’a reconnue. Le deuil t’a rendu bavard.

— J’ai été très imprudent ces derniers temps, mais pas jusqu’à sombrer dans la futilité de parler aux gens de cette ville. Rends-toi à l’évidence : tu es célèbre, pour qui est au moins aussi âgé que toi. Réponds plutôt à ma question. Drace ou Amy ? A moins que tu ne préfères…

Suivant l’état de la veine au poing de son amie, Zargabaath sentait qu’il jouait avec le feu mais, le menton malicieusement levé, poursuivit quand même :

— … Rinetta ?

Elle se leva, ses yeux ocre lançant des éclairs.

— S’il n’y avait pas Larsa, je t’aurais étripé !

Il tenta de rire mais n’y arriva pas.

— Je t’ai déjà énoncé la haine que j’éprouvais pour mon prénom, fulmina-t-elle en se rasseyant.

— Je n’y peux rien si elle m’est étrangère ; j’adore le mien.

— Tellement qu’on ne l’a jamais entendu depuis 30 ans… tellement que tu ne l’as jamais révélé à Sentia.

— Tu devrais savoir qu’il est dangereux de révéler à cette femme ce qu’on adore, sourit-il.

Elle garda les sourcils froncés quelques instants avant de sourire à son tour, caressant très doucement les poignets du nourrisson qui se rendormait :

— A dire la vérité, j’ignore pourquoi je le déteste. La seule personne qui l’utilisait, en plus des professeurs le jour de la rentrée, est l’homme le plus respectable de ce pays… mon oncle.

— Ah, maître Vopisque…

A ce nom, les muscles de Drace se tendirent et son regard fuit vers le mur.

— Du calme… Je parlais du plus âgé, bien sûr. Maître Aloysius. Celui qui est encore en vie.

— Il a fait en sorte que Rinetta puisse avoir confiance en elle, qu’Amery puisse cultiver l’espoir, et que Drace puisse se battre.

Son malaise n’avait été que de courte durée. Tout en souriant, ses yeux se promenaient sur le faux plafond métallique suspendu, dont les lames avaient été taillées selon le signe de la Balance, sur les six lustres en diamant disposés en cercle au-dessus d’eux, sur les tableaux de maître accrochés à tous les murs, sur les modèles rares d’instruments de musique visibles à travers une porte ouverte, et sur le mobilier dont la modernité la dépassait plusieurs décennies après… en particulier sur une table à roulettes qu’elle était persuadée que Zargabaath contrôlait par la pensée. Elle ajouta alors, sur le même ton encyclopédique :

— Par contre, il n’a pas fait en sorte que je sois aussi riche que toi.

L’effet escompté eut lieu : son ami se mit à rire.

— Je suis bien avancé, maintenant, avec tout cet argent, ironisa-t-il. J’imagine que tu vas blâmer les CGV.

Les Cures de Gel du Vieillissement étaient suivies par plusieurs Hauts Juges dont Drace, mais pas Zargabaath, dont le poids des années frappait un peu plus l’œil, et encore davantage dans la situation de détresse où il se trouvait.

Elle soupira, de plus en plus en colère.

— Evidemment ! Si je ne suivais pas les CGV, j’aurais pu acheter un appartement moi aussi !

— Là n’est pas la question ; Bergan en suit aussi et en possède plusieurs, en fonction de ses petites affaires.

— Oh mais tout le monde sait que Bergan est mieux payé que moi – pour des faits qu’il n’a jamais accomplis.

Zargabaath eut le sourire qu’elle aimait – celui d’un ami qui souhaitait rajouter une facétie sans oser le faire. Elle poursuivit :

— Parmi les personnes peu nombreuses qui avaient les moyens de les entamer, notre chère Impératrice n’a jamais souhaité suivre les CGV.

— Pourquoi en aurait-elle besoin ? Ce système sert surtout pour les personnes désirant conserver leur aptitude au combat.

— Eh bien, il n’y a pas que le combat… Ou peut-être est-ce là un souci purement féminin… Mais je n’arrivais pas à m’y faire. Sentia avec des rides, Sentia avec des cernes, Sentia avec de la cellulite…

— Celles-là, je ne suis pas allé les vérifier.

— Je m’en doute bien, grand nigaud ! rit Drace. Mais voilà, notre amie a grandi trop vite, et a tenu jusqu’au bout à s’acharner avec son véritable corps, flétri par ses nuits de danger et surtout sa deuxième grossesse.

— Je ne vois guère, de mon côté, déclara Zargabaath, le regard loin à travers la fenêtre, d’inconvénient à ce que l’Impératrice ait un gros nez, de grands yeux, une peau tachetée, beaucoup de kilos sur la balance, et des capacités physiques amoindries. Néanmoins, si tu as oublié qu’il existait des femmes entièrement naturelles en ce pays, je t’invite à l’appeler avec moi la nuit prochaine afin de t’en convaincre.

La femme émit un grognement faussement décontenancé :

— Si elle est partie, c’est pour ne pas nous revoir ! Je me contenterai de suivre la voie qu’elle m’a confiée sans que je sache la raison de son choix ni comment je vais m’y prendre, à savoir veiller sur le seigneur Larsa.

L’enfant criait par intermittence. Il se tut et, sans transition, se rendormit. Drace recula et sourit.

— Je suppose qu’il en est de même pour nous tous, conclut Zargabaath. Et je suppose également que tu es venue me le rappeler.

— Te rappeler de protéger... Vayne ?

— Oui... il n’a plus personne, maintenant.

Drace le dévisagea avec méfiance.

— Je n’ai pas que ça à faire. Je te rappelle qu’il va bientôt disposer d’un pouvoir dont nous n’avons aucune idée de la grandeur. Sentia n’est plus là mais lui sera là pour te protéger, plus que l’inverse.

— Ne dis pas de sottises, Drace, je t’en prie. Il sera plus fragilisé que jamais. Le pouvoir qu’il aura, s’il en obtient jamais, ne sera guère suffisant pour inspirer de la crainte.

— Oh, si ! s’écria-t-elle. De la crainte, je peux te dire qu’il y a toutes les raisons d’en avoir quant au pouvoir de Vayne...

— Que veux-tu dire ? Je ne te suis pas.

Drace replia ses bras contre elle et ferma les yeux.

— Que veux-tu dire ? insista Zargabaath. Que s’est-il passé ?

— Tu ne sauras jamais l’étendue du pouvoir de ce garçon, assura-t-elle dans un murmure apeuré. Si tu avais vu ce que j’ai vu... !

— Du calme, Drace. Reprends-toi.

— Mais comment a-t-il pu faire une chose pareille ? explosa-t-elle en frappant le canapé de ses deux mains. Rien ne justifiait cela !

En tremblant, elle se tourna à son tour vers la fenêtre.

— Quand je pense à Eder-Cilt... Le doux souffle de son entendement au creux de mon cou... et les mots d’apaisement dans mon oreille... Tout cela... disparu à jamais !

— Arrête ce petit jeu, Drace, cela en devient glauque.

— Et Phonmat, ses pas de danse... Il acceptait toujours de m’accompagner aux bals, pour que les autres croient que je ne suis pas seule. Sa manière de se déguiser subtilement, de toujours m’assister, de me faire mille promesses... Évanouie à jamais !

— Ces promesses ont bien fait de se briser tôt, plutôt que tard.

— Oui, mais quel droit avait-il, lui, ce petit bon à rien qui s’est toujours mêlé de ses affaires jusqu’à... ce jour ?

Elle avait les larmes aux yeux.

— C’est bon, Drace. Laisse ça de côté. Pas maintenant.

— Mais quand, Zargabaath ? Lorsque tous les espoirs s’envolent d’un seul coup dans une tornade qui surgit de nulle part, et que tu te retrouves sans une seule piste pour t’aider à comprendre ?

— Laisse la compréhension à plus tard.

Elle se calma quelque peu, tout en détournant son regard.

— Tu aurais pu laisser Larsa avec la viéra, dit l’homme en la fixant sévèrement.

— Encore aurait-il fallu qu’elle soit revenue ! s’exclama Drace.

— Elle est sûrement revenue, depuis le temps. Jamais elle ne s’est absentée durant une aussi longue période.

— Eh bien elle n’est pas revenue, te dis-je. Et quelque chose me dit qu’elle ne reviendra jamais.

Zargabaath en eut le souffle coupé.

— Oui, elle aussi s’en est allée, déclara Drace. Cela ne fait plus aucun doute.

— C’est... c’est terrible...

— Eh oui. Tu n’es pas le seul à te retrouver démuni. À l’heure qu’il est, je suis tout aussi seule que toi.

Et, voyant que l’autre était toujours choqué :

— Au moins, Sentia n’aura pas eu à souffrir de la nouvelle de sa disparition.

— Oui, dit-il calmement, tu as raison.

 

Drace parut satisfaite. Elle se déplaça à l’extrémité du canapé, voyant à présent Larsa de profil. Elle caressa délicatement les cheveux noirs naissants et ajusta le drap qui l’enveloppait afin qu’il ne serrât pas trop ses bras. Elle songeait à raconter une blague lorsqu’un bruit sourd l’interpella. Elle se retourna vers la gauche et aperçut la silhouette de l’homme avachie et chancelante.

— J’aimerais, moi aussi, ne pas avoir à souffrir, dit-il, le visage enfoui dans un grand oreiller. J’aimerais à ne plus avoir à souffrir de rien. À...

— Tu n’as pas le droit de dire des choses pareilles, se désola Drace.

— Je n’ai plus aucun droit, à ce jour.

Une fois encore, elle afficha une mine exaspérée :

— Désolée de me répéter, mais tu fais vraiment peur ; c’est incroyable de te voir ainsi. Je ne t’ai jamais vu dans cet état.

— Elle m’a vu.

Drace prit le temps de rassembler ses souvenirs avant de comprendre à quoi il faisait référence.

— Je me rappelle son insistance, confirma-t-elle ; pourtant je lui avais bien dit que ce n’était pas la peine.

— Elle le voulait parce qu’elle me faisait confiance. Et toutes les fois où elle est venue me voir par la suite, elle m’a accordé sa confiance.

Une fois de plus, Drace considéra le ton discret qu’il venait de prendre comme une amélioration de son état. Ce fut alors qu’il se leva d’un seul coup, releva sa tête sombre et se mit à hurler :

— Pourtant, je ne méritais pas sa confiance !

La femme porta ses mains à sa tête.

— Qu’en ai-je fait après tant d’années ? Je l’ai trahie et je l’ai conduite droit à la mort !

— Crier ne t’accordera ni son pardon, ni son retour, signala Drace en se précipitant sur Larsa, qui s’était réveillé.

— Comment a fait Zecht pour survivre, comment... ? !

— Il est allé vivre deux ans à Port Balfonheim. Il faut croire que cela lui a redonné un nouveau souffle, dit-elle en berçant le nourrisson.

— Lui au moins a une tombe sur laquelle se recueillir, se rappela Zargabaath avec un léger mépris.

— Pas sûr que ce soit un avantage, fit remarquer Drace. Bur-Omisace n’est pas réellement à deux pas d’ici et inventer des excuses pour y aller à tout bout de champ n’est pas de tout repos. D’ailleurs, je te laisse deviner où il se trouve en cet instant.

Après de nombreux souffles de douleur, il grinça des dents et retourna devant la table, toujours à demi allongé, serrant le coussin entre ses mains. Drace, tout en le fixant et tenant Larsa, attendit un instant avant de parler.

— Zargabaath, je te rappelle que tu as pris des risques inconsidérés durant tous ces jours. Tu as mis en péril les vivants comme les morts. Je suis très mécontente de ton comportement. Si tu veux continuer sur ce chemin, ainsi soit-il. Mais laisse-moi te dire une chose : lorsque deux semaines se seront écoulées, tu n’auras plus rien à attendre de moi. Je ne pourrai plus te couvrir, et la sécurité de Vayne ne sera plus de mon ressort. Je m’enfuirai avec Larsa s’il le faut, mais je ne veux plus rien avoir à faire avec toute cette histoire, maintenant qu’elle est scellée dans le passé. Ne me regarde pas ainsi, je suis très sérieuse. Je disparaîtrai sans laisser de trace, j’irai là où personne ne me trouvera, on n’entendra plus jamais parler de l’héritier ; je créerai un scandale, si cela peut étouffer celui que tu as créé et te faire vivre quelques années supplémentaires.

— Drace...

Il s’était assis et la regardait intensément. Drace avait repris espoir jusqu’à ce qu’il dît :

— Crois-tu vraiment qu’il est possible pour moi de vivre encore... des années ? Maintenant que tout est terminé ?

— Écoute, s’impatienta-t-elle en posant Larsa près d’elle, je ne veux plus entendre tes lamentations à deux gils. Tu as mérité tout ce qui t’arrive ; il ne tient qu’à toi d’être un homme, d’avaler tout cela une bonne fois pour toutes et de revenir sur le devant de la scène.

— Je ne peux pas faire cela, Drace... un homme sans honneur n’a aucune place là-bas. Et je ne peux pas non plus m’expliquer aux yeux de tous... je dois disparaître. Tu pourras dire à Vayne...

— Je n’ai rien à dire, s’énerva-t-elle à son tour, à un sauvage qui croit fermement que j’ai provoqué la mort de sa mère !

Une nouvelle fois, Zargabaath tenta d’ouvrir grand ses yeux entourés de cernes, estomaqué.

— Non... non... entama-t-il.

— Si, Vayne pense cela comme je pense que tu es un lâche qui as eu de la chance depuis vingt ans.

— Vayne est le fils de Sentia... Tu ne peux pas avoir entendu cela !

— Si tu savais tout ce que j’ai entendu, Zargabaath, fit-elle, une nouvelle fois secouée par l’affliction. Si tu savais tout ce que j’ai vu !

— Je... je vais aller lui parler, promit-il avec conviction. Je suis sûr que la situation s’arrangera.

— Tu lui expliques ce qu’il doit savoir, ordonna Drace sans plus aucune trace d’émotion. Pas un mot de plus. Compris ?

— Oui... Ne t’inquiète pas. Nous ferons ce que nous avons dit.

Instantanément, le chagrin reprit ses marques sur le visage de l’un comme de l’autre. Zargabaath lança de nouveau son regard à travers la fenêtre.

— Parfois, je me dis qu’elle est quelque part, là-haut, et qu’elle doit bien se moquer de nous.

— Sans aucun doute, approuva-t-elle en reniflant avec fureur.

Un silence s’installa. Dehors, une bourrasque soufflait. Les vaisseaux qui faisaient la liaison entre les quartiers s’arrêtèrent momentanément ; il y eut un embouteillage céleste.

— Tu ne sais pas le plus étrange dans l’histoire, Drace, déclara soudain Zargabaath. Je ne t’ai pas raconté tout ce dont elle m’a fait part, avant de partir.

— Dis toujours.

— Elle a dit qu’elle n’avait aucun grief contre moi – même si nous savons tous les deux qu’elle a toutes les raisons du monde d’en avoir – et que...

— Quoi donc ? Tu vas finir par me faire peur.

Il croisa ses bras et la dévisagea avec confiance.

— Et que ses amis lui manquaient.

Pour la première fois, il souriait d’un sourire franc et vivace.

— Ses amis... ? répéta Drace. M’a-t-elle compté parmi eux ?

— Sans aucun doute. Qui comptera-t-elle si elle ne te compte pas ?

— Oh, je t’en prie... fit-elle d’un ton faussement irrité en rougissant et baissant la tête.

— Elle m’a dit qu’elle nous faisait confiance et qu’ensemble, nous pèserions sur les décisions de cet empire. C’est parce que je l’ai assurée de notre soutien. À nous tous.

— Pourquoi avais-tu besoin de faire une chose pareille ?

— Parce qu’elle avait l’impression de régner toute seule.

Drace fit une moue d’étonnement :

— Je veux bien qu’après un an ou deux, on ne soit pas accoutumé à l’affaire ; mais vingt...

— Elle n’a pas eu ces vingt ans pour elle, tu le sais bien. Et ces derniers temps, elle doutait beaucoup de son pouvoir et de son influence. Mais quand je lui ai parlé... elle paraissait avoir regagné toute sa détermination. Si elle était revenue de Bhujerba, elle nous aurait déjà fait part de ses plans, à l’heure qu’il est.

— Et alors ? Ses plans, nous saurons bien les inventer.

Zargabaath était plus que perplexe.

— Oui, continua Drace, puisqu’il s’agit d’être ensemble... Nous sommes toujours ensemble, et même si nous sommes devenus très différents, même si certains d’entre nous manquent à l’appel, il y a sûrement matière à planifier des changements sans précédent pour Archadia. Chacun de nous a accumulé des expériences qui le rendent d’autant plus efficace. Que ce soit pour la politique extérieure, la chasse aux indésirables, le statut de Vayne et son frère... nous sommes largement de taille pour nous occuper de tout cela. Sentia nous a laissé une œuvre quasiment accomplie ; il ne tient qu’à nous d’honorer ses efforts monstrueux en poursuivant, à quatre, ce qu’elle s’est tuée à réaliser toute seule. Mais bien sûr, rien de tout cela n’est envisageable si tu ne reviens pas. Tu es le trait d’union indispensable entre Gramis et nous, entre Vayne et nous, entre le Sénat et nous...

— Ne va pas trop loin, Drace, dit-il, le visage sombre. Je n’ai rien à voir avec ces vieux croco-taureaux[Monstres rares dans Final Fantasy XII en forme de crocodiles particulièrement lents] rabougris.

— Oui, mais tu dois revenir. Sans oublier que... tu es la personne la plus au courant de ce qui s’est fait dans ce pays, après feu notre Impératrice bien-aimée. Personne ne nous transfèrera le contenu de ce qui est entré dans ton oreille.

— Je suis navré de te décevoir, mais je ne me sens pas le courage de retourner au Palais. J’en mourrais.

 

Une troisième fois, Drace se leva et se plaça face à lui.

— Tu ne m’entendras jamais répéter ce que je m’apprête à te dire, alors tu ferais bien de le retenir, prévint-elle. Tu n’as pas le droit de partir parce que Sentia ne l’a pas mérité ; elle n’a pas mérité une énième lâcheté de ta part, ce n’est pas pour cela qu’elle est morte. Elle n’a pas mérité de voir la personne la plus à même de reprendre ses dossiers quitter ses fonctions et abandonner ses projets. Et enfin, elle n’a pas mérité de voir cet homme, en qui elle n’avait apparemment jamais cessé d’avoir confiance malgré sa trahison, laisser son fils être livré à lui-même après une telle épreuve. Tu n’as pas le droit d’abandonner Vayne, Zargabaath ! Ce garçon est encore vivant mais n’est plus que l’ombre de lui-même. Il passe ses journées à t’appeler.

— À m’appeler... moi ? demanda-t-il, décontenancé. En es-tu sûre ?

— Oui. Je connais assez ce qui se passait pour pouvoir comprendre ce qu’il ressent, et ton devoir est de revenir à ses côtés afin de le rassurer. Tu pourras lui dire ce qui te plaît – n’importe quel mot de ta part suffira à lui redonner le sourire et le rattacher à la vie. Car pour l’instant, Zargabaath, il est de moins en moins rassuré ; et comme il n’a pas l’intention de changer d’opinion à mon égard, ma présence devient obsolète. Encore quelques jours, et il finira par être persuadé que tu as définitivement quitté ton poste. Il le dira peut-être même à son père. Et, je te le répète, je serai totalement impuissante à ce moment-là.

L’homme paraissait en proie à une profonde réflexion.

— C’est pourquoi tu n’as rien à faire ici, acheva Drace. C’est pourquoi tu dois revenir.

Et elle retourna près du nourrisson endormi.

— Je reviendrai, annonça-t-il tout à coup.

La femme releva ses yeux sans sa tête.

— Vous... vous pouvez compter sur moi pour les prochaines réunions.

— Parfait, dit-elle en relevant la tête.

Un sourire de satisfaction décorait à présent son visage. Elle se tourna vers Larsa et le posa sur ses genoux. Elle tendit ensuite son bras vers son gros manteau et l’enfila comme il était à son arrivée, puis elle replaça le voile sur ses cheveux.

— Est-ce tout ce que tu voulais entendre, Drace ? demanda Zargabaath, qui ne partageait pas du tout sa joie.

— Non.

 

Après avoir défait tous les plis du manteau, elle se leva, se dirigea vers la porte, se retourna, revint vers la sortie et recommença son mouvement quatre fois. Enfin, elle s’arrêta face à son interlocuteur, dos au mur.

— Phalara Muréna a été déclarée assez malade aux cellules du sous-sol. Il est peut-être temps de la sortir de là.

— Je ne veux plus entendre parler de cette femme. N’ai-je pas été assez clair ?

— Je sais, je sais... mais écoute-moi bien. Elle a fait un malaise peu après avoir appris la mort de Sentia. Et figure-toi que la première personne à qui elle a pensé, à cet instant, a été toi ! Elle a demandé à tous les gardes pénitenciers comment tu allais et s’est énormément inquiétée. N’est-ce pas là un gage de générosité ?

— J’y vois surtout un gage que ses talents de comédienne sont restés intacts. Tu oublies trop souvent dans quelle ville tu vis, Drace. En outre, si ce que tu dis est vrai, cette femme est plus dangereuse que je ne le croyais et ne doit en aucun cas remonter à la surface.

— Non, elle est sincère, et pense réellement à toi par gentillesse.

— Comment peux-tu en être si certaine ?

Drace hésita avant de répondre.

— Je suis allée la visiter, pendant sa pause.

Zargabaath resta un instant inerte, puis se gifla lui-même.

— Je ne vois pas pourquoi tu restes devant moi, dit-il, perdu. Va-t’en le plus vite possible.

— Je ne plaisante pas. Elle mérite réellement qu’on réexamine son cas. Elle m’a paru sincèrement désolée de choses qu’elle n’a même pas commises. Tu te rends compte !

— Où étais-tu à ce moment-là, Drace, pour affirmer qu’elle ne les a pas commises ?

— Je ne suis pas venue pour me brouiller avec toi. Simplement, sache que cette fille n’a plus aucun lieu où se rendre, plus aucune perspective d’avenir.

— Tu es allée lui parler... ! Et c’est moi qui prends des risques... !

— Oui, oui, j’admets en avoir pris aussi. Mais c’était trop tentant. Je voulais voir son état. Et je n’ai pas été déçue : elle est réellement malade...

— Malade de ses mensonges, sans doute.

— Zargabaath ! Ne peux-tu laisser cela de côté et t’accorder un instant de réflexion ? C’est une fille de bonne famille pleine de douceur et de bonté, malgré toutes ces années passées en prison. Elle pense toujours à toi et espère que tu accepteras de la délivrer. N’est-ce pas le moment de lui prouver que tu as grandi ? Parmi toutes les femmes que j’ai pu rencontrer en ville, celle-là est irréprochable. De plus, elle a gardé le visage et le corps de ses beaux jours...

— Je n’ai pas envie de t’entendre. Tu n’as pas à te mêler de ce dossier.

— Mais tu pourrais réellement être heureux ! Ce n’est pas difficile de mesurer la chance que tu rates. Tout au moins, abrège sa peine. Puisque tu retourneras au Palais, elle pourra bien avoir cet appartement. De la sorte, vous ne vous croiserez jamais, et elle te laissera tranquille. Tu n’auras aucune raison de te plaindre.

— S’il te plaît, Drace, mêle-toi des affaires qui te concernent. Et ne reste pas si près de la porte, je te prie.

— Il ne s’agit pas d’une affaire privée ! s’exclama-t-elle en faisant un pas en avant. Il s’agit du jugement prohibitif d’une citoyenne qui mérite d’être entendue une seconde fois. J’ai relu les rapports d’enquête et le jugement à plusieurs reprises. Regarde : sans même entrer en contact avec toi, elle se félicite de tes joies et a de la peine lorsque tu es malheureux. N’est-ce pas ce qu’on appelle une femme attentionnée ?

— C’est ce que j’appelle une femme qui sait ce qu’elle veut, et je me suis toujours juré d’échapper à ses pièges.

— Pourquoi dois-tu voir des pièges partout... ! Je peux t’assurer que peu importe qui elle a été dans le passé, j’ai rencontré une créature totalement inoffensive. Nous ne pouvons tout de même pas la laisser en prison alors qu’elle est dans cet état !

Zargabaath soupira.

— Déplace-là dans une cellule médicalisée, fais venir un médecin, fais-la rencontrer qui elle voudra sauf ses parents, mais surtout, laisse-la où elle est.

— Mais enfin, tenta-t-elle une dernière fois, comment peux-tu encore avoir de la rancœur après autant de temps ? Comment peux-tu avoir une relation aussi ambiguë avec celui que tu as été ; le grand, le gracieux, le valeureux Al...

— Celui que j’ai été n’existe plus. Tout ce qui s’est passé à cette période doit demeurer dans les oubliettes du temps. Mis à part les condamnations qui s’en sont suivies...

— Peut-être, mais as-tu déjà pris le temps de réaliser ce que tu as fait ? Emprisonner une fille à perpétuité parce qu’elle t’a sauté dess...

— Le dossier Muréna est un dossier qui a été remis entre mes mains, je l’ai donc traité comme il se doit et c’est une affaire classée, trancha Zargabaath. Les tuteurs ont été déclarés coupables de fraudes colossales dont personne ne se doutait.

— Mais elle n’a rien fait, elle !

— Cela suffit, Drace. J’ai dit ce que j’avais à dire sur le sujet. Pour notre sécurité à tous, il vaut mieux que les choses restent au point où elles sont.

 

Les pas de la femme résonnèrent sur le dallage tandis qu’elle s’éloignait.

— Tout de même, c’est étrange... dit-elle en marchant. Tant de vicissitudes nous tombent dessus à partir d’un simple accident. Pourtant, notre quotidien n’est guère fait d’accidents ; et il a fallu que ce soit le vaisseau de Sentia.

Puis, comme elle ne recevait aucune réponse :

— Parce que, bien sûr, toi aussi tu penses qu’il s’agissait d’un accident... ?

Le seul bruit qui lui parvint fut celui des pieds de Larsa qui tambourinaient sur son ventre.

— Réponds-moi ! questionna-t-elle en calmant l’enfant à l’aide de son bras enfoui.

— Durant tout ce temps, je ne me suis pas simplement... lamenté, déclara l’homme d’une voix à peine audible, vu la distance qui les séparait. Je n’ai pas réellement pu travailler, car l’épreuve qui s’est imposée à moi est terrible, mais elle ne m’a pas pris tout mon temps. J’ai également pris une décision.

— Je t’écoute, cria Drace.

— Ce sera moi qui m’occuperai de l’enquête sur cet... « accident ».

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire, supplia Drace. Tout est clair dans cette affaire et les tourments de ce jour-là ne feront de bien à personne lorsqu’il faudra se les remémorer.

— Malheureusement, il le faudra dans tous les cas, puisque justement, rien n’est clair dans cette affaire. Mais ne t’inquiète pas ; il n’y aura que moi qui aurai à endurer ces souvenirs.

— Tu ne m’as pas répondu, Zargabaath ; pour toi, il est évident qu’il s’agissait bien d’un accident... ?

— Mon opinion sera calquée sur les résultats de l’enquête. Je vais ouvrir un dossier et prendre toutes les dispositions nécessaires pour faire la lumière sur ce qui s’est passé.

— Mais cela peut se révéler très malhabile ! s’écria Drace, effrayée. Les deux jeunes seigneurs sont morts, ce jour-là, également ! Si tu enquêtes sur Sentia, alors on te demandera sans doute de faire le lien entre les trois morts ! Ils n’en ont pas besoin !

— Ils n’en ont pas besoin, en effet, puisqu’ils sont morts.

— Mais leur mémoire... !

— La mémoire n’est jamais salie par la justice, et celle-ci sera faite. Pars, Drace ; Larsa va sans doute être demandé par son père, si celui-ci n’est pas déjà à sa recherche. Et inutile d’inquiéter Vayne au sujet de l’enquête ; je compte la mener indépendamment de lui.

— Bien, fit-elle en posant sa main sur sa hanche.

Cependant elle ne se résolvait pas à partir. Ce fut alors Zargabaath qui se leva.

— N’oublie pas de te nourrir correctement, dit-elle tandis qu’il arrivait à sa hauteur. Débrouille-toi pour balayer l’allure que je suis en train de voir d’ici la fin de la semaine, et pour regagner de la masse corporelle. Après, tu devras être irréprochable.

— Je sais. Ce que tu as vu ou entendu a existé pour la dernière fois.

— Ainsi donc tu reviens pour Vayne, le taquina-t-elle. Je ne te savais pas attaché à lui à ce point.

— Ce n’est pas une histoire d’attachement, Drace...

— Oh, mais oui. Regarde, moi aussi je commence à m’attacher à ce petit bout d’amour. Je ne te le fais pas dire : avec toutes ces morts récentes je dors dans sa chambre et la première nuit a été insupportable ; je me suis demandée dix mille fois comment j’ai pu accepter cette charge. Puis je m’y suis faite.

— Je suis sûr que tu t’en sortiras très bien. Quant à moi, je compte effectivement continuer à soutenir le seigneur Vayne, que tu le veuilles ou non.

— Ainsi donc ça sera ton fils contre le mien ! fit-elle avec un air de défi.

Zargabaath sourit en haussant les épaules.

— Si c’est respectivement moi et toi qui nous en chargeons, ils ne pourront que très bien s’entendre.

— J’en suis convaincue. Attends... j’ai failli oublier ! s’exclama Drace en s’engouffrant dans l’immensité des pièces attenantes.

Elle reparut une minute plus tard, une épée à deux mains argentée à la main.

— Tu ne la mérites pas pour l’instant, expliqua-t-elle en l’attachant à sa ceinture. Si tu la veux, tu devras revenir.

Elle ponctua sa phrase d’un clin d’œil malicieux. L’homme demeura silencieux ; Drace prit les devants et ouvrit la porte de l’appartement. Elle s’arrêta sur le paillasson.

— À partir de maintenant, nous ne nous connaissons plus, n’est-ce pas ?

— Si cela est préférable... Tout à fait, répondit-il en fixant son dos.

— Bonne chance à vous pour vos futures affaires et à moi dans les miennes. Tâchez de revenir comme prévu, je vous prie.

— Cela sera fait sans aucun doute.

Elle ferma les yeux et lâcha le montant de la porte, auquel elle s’était accrochée.

— Au revoir, juge Zargabaath.

— Au revoir, juge Drace.

Elle rouvrit les yeux et marcha lentement vers l’escalier. Larsa ne faisait plus de bruit. Elle avait une chance de rejoindre le Palais indemne...

— Drace, fit la voix forte de Zargabaath lorsqu’elle posa le pied sur la première marche.

Elle se retourna. Une mèche brune s’échappa de son voile et vint caresser sa joue, jouant avec le zéphyr qui soufflait avec douceur depuis les ouvertures circulaires des cloisons de la cage d’escalier. L’une de ses fameuses mèches en zigzag, qu’elle possédait à partir d’une certaine longueur. Ses yeux dorés s’ouvraient et se fermaient dans cette expression d’incompréhension qui la rendait si juvénile, quel que fût son âge.

— Merci.

Elle sourit jusqu’aux dents et entama sa descente. La porte de l’appartement du dixième étage de l’immeuble du quartier des Hautes arcades se referma comme elle s’était ouverte.

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