Forest café, Tréhorenteuc - Bretagne
Morgane avait déjà passé cinq jours sur place, collectant suffisamment de données pour débuter son reportage. Cependant, elle n'avait pas encore trouvé de pistes claires concernant la disparition d'Elara Ziani ni localisé Lirion, qui semblait pourtant apparaître au moins deux fois par semaine dans les environs.
Son entretien de la veille avec l'une des personnes disparues n'avait pas apporté de faits concrets, mais avait été étrange et touchant. Il s'agissait du fils d'une femme disparue : sa mère avait soudainement disparu sans raison, puis avait présenté des divagations à son retour, nécessitant plusieurs années de traitement avant de retrouver un état normal. Les médecins n'avaient jamais identifié la cause du choc émotionnel ayant entraîné cette démence. Actuellement âgée, elle vivait dans la maison adjacente à celle de son fils.
Lorsque Morgane l'avait interrogée, la vieille dame avait subitement retrouvé momentanément sa lucidité, alternant entre des paroles en breton et en français. Elle avait évoqué un événement particulier avec une clarté inhabituelle :
— Ce n'était pas un animal de nos régions, je vous l'dit, il m'a pris sur son dos et d'un coup la nature n'était plus la même. Ce n'était pas un rêve, on m'a assez donné de cochonneries pour m'faire croire que j'délirai.
— Et pourquoi vous en parlez maintenant, à une inconnue ? Après toutes ces années.
Le visage de la vieille femme se rida davantage alors qu'un sourire partiellement édenté étirait son visage.
— Quand on est vieille com' moi, on préfère dire c'qu'on a sur l'cœur, vous verrez mon p'tit.
Cette déclaration intrigua Morgane, mais d'autres éléments la préoccupaient également depuis l'appel reçu ce matin de l'officier Montagne des archives policières. Les statistiques montraient une augmentation considérable des décès liés à des animaux sauvages et des causes environnementales, tandis que les accidents de chasse et les actes criminels étaient en légère baisse. Les disparitions prolongées chez les personnes âgées de 10 à 40 ans révélaient des données significatives, avec une augmentation conséquente du nombre de disparitions dans cette tranche d'âge. Parmi les deux tiers des personnes retrouvées, beaucoup étaient désorientées, avaient subi un traumatisme sans cause apparente, ou présentaient des signes de divagation.
L'officier Montagne était lui-même perplexe, incitant Morgane à consulter un garde-chasse pour enquêter sur une éventuelle recrudescence de prédateurs, mais sans succès. Elle s'interrogeait également sur l'impact d'événements climatiques et contacta Météo France, mais les données conservées de 1983 ne montraient rien d'anormal, excepté de légers tremblements de terre ayant secoué la région.
Elle sirota son café maintenant presque froid en envoyant dépitée un message à Juliette.
« Coucou Miss Marple, j'ai besoin d'un avis pro. Est-ce que tu saurais me dire quelles pourraient être les causes de divagations ou d'hallucinations chez des victimes retrouvées dans la nature ?»
Juliette la rappela directement, lui laissant à peine le temps de s'éloigner pour ne pas déranger les autres clients.
— Coucou ma belle ! Alors je dirais trauma en cas de rencontre avec des bêtes sauvages type sanglier ou prédateurs. Tu as aussi l'ingestion d'eau ou d'aliments contaminés ou empoisonnés, et enfin les morsures ou piqûres, mais pour ces deux derniers cas, il faudrait que les victimes montrent des signes de fièvre ou d'infection.
— C'est ce que je pensais...
— La vérité est ailleurs ?
— Pour l'instant, je patauge. Je vais laisser décanter et me concentrer sur le folklore local, ça va me détendre.
— Oui, quand tu as le nez dans le guidon, ça t'empêche de voir plus loin. AH ! Et Thomas me dit qu'il y a aussi les émanations de gaz qui ne laissent pas de trace mais peuvent avoir de gros effets neurologiques.
— En pleine forêt, il n'y a pas de conduits, à moins qu'un mouvement de terrain ait libéré des poches de gaz souterraines ?
— Il dit que c'est une possibilité.
— Ok, merci. Je risque d'être injoignable quand ça va se débloquer, ne t'inquiète pas.
— Je connais la musique, avec ton dernier sujet tu étais même sous protection policière…
— C'est incomparable, on parle de disparitions là. La pire chose qu'il puisse m'arriver c'est une intoxication au café à force de traîner dans les archives.
— Ok, ok! Allez, bisous Miss Scully !
— Bisous !
Morgane raccrocha et prépara un message à l'attention de l'Institut de Physique du Globe de Paris. Ils pourraient peut-être lui répondre de manière plus précise que Météo France.
Puis, elle se rendit à ses prochains rendez-vous : une exposition scénographique sur les mythes de 55 minutes suivie d'une visite de Brocéliande avec un druide.
Cela faisait partie du folklore local et il était important qu'elle intègre des éléments phares des mythes celtes et bretons dans son reportage pour y ajouter plus de légèreté et de mystère même si cette visite risquait de ne pas lui apporter d'informations concrètes sur son enquète.
***
Parking de Tréhorenteuc
Morgane s'engagea dans la forêt de Brocéliande, longeant les voitures garées, son trépied plié dans son petit sac à dos et sa caméra à la main. À ses côtés se tenait Aelioen Silvandor, guide néo druide. Elle observait la lueur d'excitation dans ses yeux verts, tandis qu'il accueillait le groupe de visiteurs avec un sourire et une posture se voulant rassurante. Il portait une tenue en lin sobre et des bottes en cuir. Ses cheveux châtains parsemés de fils blancs ondulaient dans son dos, et sa barbiche terminait son visage émacié.
Le druide se tourna vers le groupe
– Bienvenue en ces terres. Respirez l'air de la forêt et sentez son énergie.
Le groupe le remercia en chœur et la visite débuta.
Morgane avait choisi de découvrir plusieurs aspects de la culture bretonne, et les druides faisaient clairement partie de ce folklore. Elle n'était pas spécialement spirituelle, et elle entendait au loin les remarques de son beau-père, professeur d'histoire, lui disant que les néo druides n'étaient qu'une invention moderne. Simplement, c'était le genre de choses qui faisaient le charme de ces coins de Bretagne. Elle pouvait ne pas y croire elle-même, mais rien ne l'empêchait d'aborder le sujet comme une expérience à vivre et une source d'informations.
Alors qu'ils avançaient sur le sentier, Aelioen se tourna vers le groupe.
— Le néo-druidisme est une interprétation moderne des anciennes croyances druidiques. Cette visite vous permettra de découvrir des lieux emblématiques de notre forêt primordiale, Brécilien. Nous explorerons notre mode de vie durant ces trois heures de promenade. N'hésitez pas à poser des questions.
Pendant qu'ils avançaient, Morgane réfléchissait à l'intégration de ces informations dans son enquête sur les disparitions.
— Je suppose que vous avez des informations sur les légendes et les histoires associées à la forêt, demanda-t-elle
Aelioen sourit.
— Bien sûr. Les légendes de Brocéliande sont riches en mystère. Elles témoignent de la connexion entre l'homme et la nature.
Morgane prit quelques photos des arbres majestueux.
— Selon votre point de vue, serait-il possible que des personnes disparaissent dans la forêt primordiale ? Y a-t-il des croyances ou des légendes liées à cela ?
Aelioen réfléchit.
— Les disparitions ont leurs mystères. Certains évoquent des esprits de la forêt, d'autres cherchent des explications rationnelles.
Arrêté devant un autel de pierre, Aelioen expliqua :
— C'est un autel pour se connecter à la nature. Permettez-moi de vous montrer un rituel d'accueil.
Il ferma les yeux et tendit les bras vers le ciel, murmurant des paroles. Morgane filma silencieusement alors que certains touristes rejoignaient le druide, prenant part au rituel.
Une fois le rite terminé, il reprit la marche.
— Nous célébrons quatre moments clés de l'année : Samain au solstice d'été, Alban Elfed à l'équinoxe d'automne, Yule au solstice d'hiver et enfin Ostara à l'équinoxe de printemps. Samain célèbre la lumière et la chaleur grandissantes, Alban Elfed marque l'équilibre entre jour et nuit, Yule symbolise le renouveau de la lumière, et Ostara célèbre la renaissance de la vie avec le printemps. Pendant ces célébrations, nous effectuons des rituels, des chants et des offrandes en connexion avec les éléments naturels.
— Qu'en est-il de Lammas dont on entend parler dans les textes druidiques ? demanda un homme d'âge moyen
— Lammas, ou Lughnasadh, autour du 1er août, célèbre la première récolte des céréales, associée à Lugh. Nous effectuons des rituels pour remercier la Terre et pour honorer le cycle de la vie et de la mort représenté par la récolte des plantes, répondit le druide patiemment.
Le sentier les mena à une vaste clairière baignée de lumière. Aelioen s'arrêta à la lisière.
— Voici la Clairière de la Fontaine. La Dame de la Fontaine est censée guérir les cœurs brisés.
Après une brève explication, il laissa le groupe explorer la clairière. Morgane s'approcha de la fontaine et filma les reflets scintillants dans l'eau.
— Guérir les cœurs brisés, hein ?
Aelioen s'approcha d'elle.
— Les eaux de cette fontaine rappellent que la nature peut guérir notre âme.
Morgane lui sourit poliment, sachant qu'il parlait de manière métaphorique.
Puis ils continuèrent vers la Clairière du Miroir aux Fées, où Aelioen expliqua :
— Les fées utilisent ce miroir pour envoyer des messages. Avec une intention pure, on peut entrevoir le monde féerique.
Morgane prit des photos du « miroir» intriguée par la lueur mystique qui dansait à la surface de l'eau. L'objet avait quelque chose d'ensorcelant, captivant l'imagination. Elle pourrait clairement utiliser ça dans sa vidéo.
Alors que Aelioen poursuivait son explication, Morgane s'approcha du miroir pour l'observer de plus près. Elle plongea son regard dans l'eau, mais tout ce qu'elle voyait était le reflet des arbres et du ciel.
La visite continua jusqu’à l'Arbre d'Orée, dont les feuilles auraient le pouvoir de guérir ou de lever les malédictions, puis la fontaine de Barenton, célèbre pour ses pouvoirs magiques ou encore la Chapelle de Sainte-Anne, nichée au cœur de la forêt.
Après une visite à Concoret pour découvrir le Chêne à Guillotin, Aelioen conclut :
— Avant de partir, prenez ce guide sur les activités que nous proposons dans nos stages d’immersion en pleine nature : découverte de votre arbres totems, fabrication de tisane et marche méditative.
En fin de visite, Morgane s'approcha d'Aelioen tandis-ce que le groupe rejoignait la navette.
— Merci pour cette expérience enrichissante.
— C'est moi qui vous remercie. La forêt de Brocéliande recèle bien des secrets. Que votre chemin soit illuminé par la sagesse des arbres et la magie de la nature. Jusqu'à notre prochaine rencontre.
Morgane se prépara ensuite à retrouver Pauline Kergueno, passionnée des mythes bretons, pour poursuivre son enquête.
***
Bar « Ar Goglenn Glaz»
Garant sa voiture au bord d'un lac privé, Morgane poussa la porte cochère qui s'ouvrit avec un grincement, elle entra, faisant tinter une branche de clochettes suspendue au-dessus du perron.
Jetant un coup d'œil autour de la pièce, elle repéra rapidement Pauline qui l'attendait à une table près de la fenêtre, éclairée par une guirlande lumineuse. Vêtue d'une robe aux motifs celtiques, Pauline affichait un large sourire en voyant Morgane approcher. C'était un petit bout de femme blonde aux joues roses et au décolleté généreux, ayant probablement une petite quarantaine d'années.
— Salut Morgane ! C'est génial de te rencontrer enfin, s'exclama-t-elle en tendant la main avec enthousiasme.
Morgane lui rendit son sourire et s'installa en face d'elle. Elles commandèrent deux verres d'hydromel, une boisson appropriée pour une discussion sur les légendes bretonnes.
À peine assise, Pauline se lança dans une tirade rapide et enthousiaste sur le folklore celte breton. Son débit de parole était rapide, les mots semblant fusionner en un flux continu. Son visage s'illuminait à chaque nouvelle révélation et il était difficile de ne pas se laisser emporter par son énergie contagieuse.
— Un des mythes les plus connus concerne le petit peuple, notamment les Korrigans. On en voit dans toutes les boutiques de souvenirs et les livres.
— Ce sont les petits lutins aux chapeaux et cheveux colorés ?
— Oui, c'est une des manières de les représenter, mais il y a autant de types de Korrigans que de villages bretons. Voici un aperçu des représentations les plus répandues (Pauline ouvrit une sorte de grimoire en cuir avec des illustrations faites à l'encre et foison de notes qu'elle plaça devant Morgane) : les kornikaneds sont plutôt situés dans les bois, par exemple en forêt de Paimpont, dans les bois de Huelgoat où d'étranges rochers de granit forment des paysages fantastiques ou encore dans les bois du Teillay, une forêt reculée, peu fréquentée, où les korrigans peuvent se cacher pour observer les visiteurs curieux. Alors que les Korils habitent les landes comme celles de Lanvaux, une vaste étendue marécageuse, propice à leur présence car ils aiment les espaces sauvages et isolés. Ou encore les Bouffon Noz, qui vivent dans les fermes. Par exemple à Kervallan, il y a beaucoup de témoignages de paysans à qui ils ont joué des tours pendant leur sommeil : des bottes de paille qui disparaissent, des animaux métamorphosés, des casseroles trouées, du lait qui a tourné en une nuit, etc... La constante c'est qu'ils peuvent être farceurs et pas toujours très gentils. Ils portent des chapeaux ou ont des chevelures exubérantes, souvent avec des sabots de chèvre ou des chaussures pointues, certains sont même assez terrifiants avec des mains griffues, à la peau sombre et velue.
Morgane prenait des notes fiévreusement, essayant de capturer chaque détail que Pauline partageait avec elle. Elle prit quelques photos de ses croquis pour illustrer ses notes et sentit un mal de tête pointer. Entre sa journée chargée et le manque de repas consistant, la fatigue la rattrapait.
Après une nouvelle gorgée d'hydromel, Pauline sembla ralentir un peu et se tourna vers Morgane avec un sourire navré :
— Je suis désolée Morgane, je m'emporte parfois quand il s'agit de partager ma passion. J'espère que je ne t'ai pas submergée avec toutes ces informations.
— Aucun souci, je suis là pour ça. Aurais-tu des anecdotes intéressantes à raconter ? Comme je te disais par e-mail, j'aimerais intégrer du contenu original et authentique dans ma vidéo.
— Je peux te raconter un conte peu connu originaire de Beg Meil dans la baie de Concarneau : l'histoire de « Petit Pierre» .
— Super, je t'écoute.
Pauline se mit en condition, alluma quelques bougies sur la table et une large cheminée non loin et discuta avec deux personnes qu'elle semblait connaître et qui se mirent à jouer une musique douce.
Elle s'installa sur un fauteuil tourné vers la salle et se mit à parler d'une voix chantante :
« Dans un temps lointain, sur les îles Glénan dans un village de pécheur au large de nos côtes, vivait un jeune homme du nom de Pierrick. Un jour, il décida de s'aventurer seul au cœur de ces îles sauvages et isolées, attiré par la magnificence de la nature environnante.
Alors qu'il marchait le long des plages de sable blanc, Pierrick aperçut une silhouette élégante se mouvant entre les dunes. C'était le Groac'h, une créature mystérieuse et enchanteresse de la mer.
Apparue comme un cygne au milieu des mouettes et des goélands, elle prit la forme d'une femme. Ses cheveux d'or brillaient sous le soleil et sa voix mélodieuse portait le murmure des vagues. Le Groac'h était connu pour séduire les voyageurs égarés, les attirant dans ses rets marins pour l'éternité sous forme de poissons.
Intrigué par sa beauté, il oublia les avertissements qu'il avait reçus, s'approchant tout de même avec précaution. La créature lui raconta des histoires des temps anciens où les mers et les cieux étaient gouvernés par des divinités et des êtres magiques. Elle lui parla du jetin, un esprit des eaux aux pouvoirs énigmatiques, capable de provoquer des vagues gigantesques à la seule force de rochers qu'il lançait dans l'eau. Pierrick écouta, fasciné, tandis que le Groac'h lui expliquait comment les anciens Bretons honoraient ces créatures et savaient apaiser leur courroux en leur offrant un repas.
Pendant qu'ils discutaient, le soleil se coucha, plongeant les îles Glénan dans une obscurité mystique.
Pierrick s'allongea sur le sable. Il contempla les étoiles, le murmure des vagues l'apaisant. Soudain, une ombre se dressa devant lui. C'était l'Ankou, le serviteur de la mort, venu rassembler les âmes des défunts. Pierrick réalisa avec horreur qu'il était déjà mort et que sa quête d'aventure l'avait conduit à sa propre fin.
La nuit était sombre, mais les étoiles brillaient toujours dans le ciel. Tandis que l'Ankou emmenait doucement l'âme de Pierrick, le Groac'h chanta ses dernières phrases, cette fois changée en une vieille femme voûtée, aux doigts osseux interminables. »
« Écoute, ô voyageur, le chant des flots, Les secrets du temps, les murmures des échos. La vie et la mort, telles les marées, sont des cycles sacrés, à jamais enchevêtrés.»
Terminant son récit sous les applaudissements, Pauline fit une révérence. Elle reprit son sourire jovial et se réinstalla à la table de Morgane, qui avait adoré cette intervention arrivée à point nommé.
Les deux femmes continuèrent à échanger sur d'autres créatures du folklore pendant quelque temps, jusqu'à ce que Morgane commence à somnoler.
Finalement, la soirée toucha à sa fin et Pauline quitta le bar. Morgane rentra chez elle avec la tête pleine d'informations. Elle s'écroula sur son lit et tomba dans un profond sommeil, à peine déchaussée.
Sa dernière pensée alla vers Suzanne. Il fallait absolument qu'elle trouve des indices concernant la disparition d'Elara.
Un chapitre très sympa, même si le druide fait un peu hippie New Age sur les bords. Par contre, Morgane ne récupère pas trop d'informations pour son enquête, j'ai l'impression...