Dans les couloirs du château
Édith avait revêtu à la hâte une tenue discrète et sombre pour se fondre dans la nuit et se dirigeait suivant les indications du vicomte de Sanloi vers la chambre de Val-Griffon. La pensée d'investir la chambre d'un jeune homme, de celui-ci en particulier, la fit s'agiter intérieurement ! Quelle insolence, quel manque de bienséance qu'une jeune fille comme elle, de qualité, aille de son propre chef chez un garçon...
Elle se frappa les joues pour se ressaisir, elle n'y allait point pour recevoir de la galanterie mais pour une mission très précise !
Sous ses jupons était dissimulé le joyau et jamais breloque ne lui avait paru aussi lourde à porter... Et si elle était en train de commettre une grave erreur ? Val-Griffon lui-même lui avait plus d'une fois dit en la menaçant qu'elle était liée à « une affaire »... de quoi voulait-il parler ? Si c'était celle du vicomte de Sanloi, la connaissait-elle en entier ?
Édith avait tenté d'en apprendre davantage sur lui en questionnant la duchesse de Montpensier, cependant la Grande Mademoiselle avait aussitôt claqué son éventail pour le fermer, Édith comprit qu'elle ne devait point insister. Quel mystère autour de cette pauvre victime !
Sans bruit, elle tourna à droite, monta un petit escalier et arriva à un autre couloir, il ne lui restait qu'à le traverser et elle serait enfin chez le terrible Val-Griffon. À mi-parcours, alors qu'elle passait devant un gros meuble, elle fut brutalement saisie par le bras et plaquée contre le mur, une épée sous la gorge.
Des chandelles presque éteintes éclairaient la longue lame affûtée sous son cou. Édith voulut crier, mais son agresseur avait mis sa main sur sa bouche. Il l'avait maîtrisée d'un seul geste adroit. Elle avait affaire à un individu chevronné...
Avec horreur, elle reconnut entre deux vacillements de flamme le visage dur de Val-Griffon et elle sursauta en se débattant.
— Que fait une jeune fille dans cette partie du château de nuit ? lui dit-il menaçant.
Elle ne répondit rien et tenta de le repousser. Il la lâcha et rengaina son épée, toutefois ne la laissa pas en paix. Elle voulut s'enfuir, d'un pas chassé, il lui barra le passage et l'interrogea.
— Il vaut mieux pour vous que vous répondiez et honnêtement.
— Je ne vous dois rien ! Et sûrement pas des explications !
— Oh que si. Un garde du corps posté près des appartements de Monseigneur est venu m'avertir, alarmé, qu'un intrus avait pénétré le cabinet des trésors du Dauphin... et comme par hasard, je vous surprends seule... ici... Un vol a été commis et je sais que vous êtes au courant.
— Je... je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! répliqua-t-elle mal assurée.
— Cessez votre comédie ! C'est vous, n'est-ce pas, qui portez « la larme de l'Océan »...
Édith blêmit et son silence la trahit, Val-Griffon la saisit au bras et la somma de rendre le larcin. Elle ne bougea point et serrait ses jupes, prisonnière d'une situation inévitable. Elle était prise...
— Si je cris la garde viendra et vous serez emmenée en la prison que choisira Sa Majesté et je crains que vous n'ayez nulle clémence à attendre de sa part. Vous avez volé un joyau royal...
— Que nenni ! C'est un cadeau de celui que vous avez cruellement évincé ! D'ailleurs quelle lâcheté de vous être attribué son présent pour Monseigneur, c'est d'une telle bassesse !
Charles ricana et soupira, au bord d'une colère vive, pour l'heure contenue.
— Nous y voilà ! Je vous attendais ! Que vous êtes sotte pour croire les premiers mensonges que l'on vous sert !
— Ne m'insultez pas !
— Alors arrêtez d'intriguer !
— Je n'intrigue rien !
— Vous avez volé « la larme de l'Océan », le saphir qu'a offert Sa Majesté à son fils, ce qui fait de vous la complice d'une ordure ! Mais cela ne m'étonne point, que peut-on attendre de plus de votre clan !
Perdue, assommée, Édith, dont la tête tournait à cause de ce qu'elle venait d'entendre, répéta :
— Of... Offert par Sa Majesté...
— Oui, renchérit-il, Monseigneur a un goût pour les gemmes qui se développe et il n'arrête pas de tanner le roi pour examiner son Grand Saphir(1) tous les quatre matins ! Épuisé, le roi lui a offert « la larme de l'Océan » joyau d'une grande rareté et beauté qui n'a rien à envier à son aîné. La pierre a été classée Joyaux de la Couronne...
Édith blêmit, si ce qu'il disait était vrai, elle dissimulait son état d'arrestation... voire sa mort, sous son jupon.
— Puisque vous avez fait mention d'un certain gentilhomme... Sachez que le vicomte de Sanloi avait été placé par la duchesse de Montpensier pour me faire perdre l'amitié qui me lie au Dauphin ! Heureusement, Monseigneur n'est point sot et a décelé dans les manières trop exquises du vicomte sa fourberie ! Vous êtes nouvelle ici, vous ne le connaissez pas, moi si ! C'est un joueur invétéré, criblé de dettes, ne vivant que pour les plaisirs et l'argent, et sa vantardise doublée de sa fierté ont épuisées le Dauphin ! Un jour, il commit l'irréparable, ce que vous ignorez sans doute.
— Je... Personne ne veut me le dire ! se défendit-elle complètement perdue.
— Alors écoutez, le Dauphin lui a refusé un poste attractif d'officier dans un de ses régiments. Sanloi s'est emporté, a fait une telle scène et de fureur, il a donné un coup de pied dans la petite chienne de Monseigneur ! C'était sa seule amie dans cette Cour qui ne le voit que comme un pourvoyeur de privilèges ! La pauvre bête a agonisé trois heures dans ses bras avant de mourir dans un ultime cri ! Le Dauphin s'est laissé dépérir des mois durant tant il était éprouvé, il ne faisait que pleurer la perte de sa chère compagne ! Malgré l'embastillement du vicomte et la menace de l'enfermer à perpétuité s'il reparaissait à la Cour, Monseigneur ne s'est pas relevé de cet incident. Il souffre encore de la perte de sa petite chienne ! Et il va de soi qu'il ne peut plus sentir Sanloi.
Val-Griffon reprit sa respiration et enchaîna, de l'exaspération dans la voix.
— Et vous... vous, vous qui débarquez dans notre monde, vous croyiez le premier qui vous caresse, car je connais les méthodes doucereuses du vicomte, quelle larmoyante confession a-t-il dû vous servir pour vous attacher à sa cause !
Édith était aussi pâle qu'un suaire et ne pipait mot, tout dans sa tête se bousculait. Elle se sentait coupable d'avoir cru si facilement un homme qu'elle ne connaissait pas. Pourquoi n'avait-elle pas décelé dans le changement brusque de Monseigneur sa peine vive, dans l'agacement de la cousine du roi, un indice de traîtrise...et dans Val-Griffon un parfait bouc émissaire; bien qu'il eût toujours quelques forfaits à se faire pardonner envers elle !
— Je... J'ai surpris la scène que vous avez faite à l'aubergiste à Beaune... et vos façons rudes m'ont excédé ! Depuis le premier jour vous me criez dessus sans raison !
— J'en étais sûr... je savais bien que je vous avais aperçu dans l'Hôtel-Dieu !
— Je n'ai jamais voulu faire du mal à personne ! se rebiffa-t-elle avec sincérité.
Val-Griffon l'examinait avec intensité pour déceler un potentiel mensonge.
— C'est la vérité ! Vous l'avez dit vous-même, je suis nouvelle ici et je ne connais pas bien votre monde ! Personne ne m'instruit et tout le monde fait comme si je savais vos règles et vos subtilités ! Quand vous m'avez insulté dans la rue de Dijon, je vous ai détesté pour votre manque de tenue et quand je vous ai vu vous en prendre à un homme que je croyais innocent, mon opinion sur vous était toute établie : vous étiez l'ennemi ! De plus, ma maîtresse vous désapprouve...
— Il ne faut pas toujours se fier aux apparences ! rétorqua-t-il tout de go.
— Et je m'en repends ! Mais vous, vous ne devriez pas être aussi malpoli envers une personne que vous n'aviez jamais rencontré et encore moins me juger avec mépris comme vous l'avez fait !
— Certes et je le regrette ! Cependant votre apparition dans notre monde s'est faite lors d'un enchaînement de circonstances qui m'ont porté à croire votre implication dans l'affaire de Sanloi ! J'ai cru que vous veniez aider ce maudit pion de la duchesse à filer en jouant les vierges effarouchées dans un carrosse bien trop luxueux pour elle !
— Insinuez-vous que je suis moi-même un pion de Mademoiselle ! s'exclama-t-elle outrée.
— Je ne le sais ! Tout ce qui vous entoure reste flou... je... je n'arrive pas à lire par-delà votre position, avoua Val-Griffon en baissant d'un ton. C'est terriblement agaçant... et frustrant.
Il desserra sa poigne et Édith se dégagea dans un geste rapide, elle était perdue, complètement perdue. Elle ne savait plus sur quel pied danser, elle était sous le choc des révélations et hésitait encore à croire Val-Griffon. N'inventait-il point tout pour la berner ?
— Mademoiselle de Montgey, je sais que vous ne me portez pas en haute estime mais je vous déconseille de prendre le parti de Sanloi, cela engage votre sécurité, lui dit-il gravement en la fixant d'un air inquiet malgré lui.
Elle s'adossa contre le mur et se laissa entraîner au sol, ses jambes ployèrent sous le poids des évènements, elle n'avait pas la force de rester digne et droite. Charles s'accroupit et posa sa main sur son genoux, Édith soubresauta et le détailla du regard, il n'affichait plus cette expression d'arrogance et n'avait plus rien de menaçant, au contraire, il était soutenant, même dans son silence.
Son cœur s'emballa contre sa volonté et la demoiselle mit sa tête entre ses bras, se recroquevilla comme un coquillage et priait pour que tout cela ne fût que chimère et fabulation, mais la voix de Val-Griffon la tira de sa cachette.
— Mademoiselle de Montgey, l'heure presse, si vous avez « la larme de l'Océan », donnez-la moi, sans quoi le vicomte n'hésitera pas à vous vendre à sa place.
— Me vendre ! s'écria-t-elle en relevant brusquement la tête.
— Croyez-moi, vous n'êtes rien pour lui, tout juste une nigaude qu'il a séduit pour ses projets de retour. Il vous sacrifiera sans scrupule. Mademoiselle, le temps presse, le joyau... et où est Sanloi ?
— Ch... chez le Grand prévôt de l'Hôtel pour donner l'alerte quand je lui enverrai le signal...
— Le signal ?
— Oui, je devais allumer une torche et l'agiter trois fois à la fenêtre, une fois que... j'aurais caché le joyau dans vos appartements pour vous faire accuser de vol et vous faire déchoir !
—La raclure ! susurra-t-il entre ses dents.
Édith comprit qu'elle s'était faite bernée et fouilla dans ses jupons pour attraper « la larme de l'Océan », qu'elle tendit à Val-Griffon. Il avait toussoté et détourné les yeux quand elle avait par mégarde dévoilée ses jambes nues, elle n'avait pas eu le temps d'enfiler des bas.
— J'espère ne pas m'être trompée cette fois-ci, lui dit-elle en laissant le joyau à celui qu'elle détestait depuis son arrivée à la Cour.
— Non.
Charles siffla et rapidement apparut une silhouette fugitive dans le couloir, c'était Horace, son valet.
— Emporte ceci et remets-le au plus vite dans la cassette que tu sais. Personne ne doit te voir ni t'entendre !
Le valet s'inclina et disparut dans l'obscurité du couloir par une porte sous une tapisserie. Les dés étaient joués, Édith avait changé de camp.
— Je crois que vous n'aurez pas à faire votre signal, lui chuchota-t-il, cette pourriture rapplique.
Édith tourna la tête et distingua la démarche du vicomte qui s'en venait d'un pas de maréchal, les poings serrés. La demoiselle voulut dire à Val-Griffon de fuir, quand elle se retourna, il avait disparu. « Il m'a abandonné ! » pensa-t-elle avec épouvante et horreur.
Le vicomte arriva sur ces entrefaites et attrapa avec violence le poignet d'Édith et la fit se relever d'un geste.
— Lâchez-moi vous me faites mal !
— Pourquoi traînez-vous ! Et le signal, l'avez-vous oublié ! Êtes-vous impotente ou juste niaise !
— Je... Dites-moi la vérité, monsieur, est-ce bien vous qui avez offert le joyau à Monseigneur ?
Le regard du vicomte de Sanloi changea et se durcit, il était mécontent de la tournure que prenait cette affaire.
— Je vous ai déjà conté cette histoire, susurra-t-il comminatoire.
— Et la petite chienne de Monseigneur ?
— La barbe, ce n'était qu'un cabot ! Elle est crevée et alors ! On fait moins de sentiment quand c'est un soldat !
Édith se dégagea de son emprise, recula, sentant que le vicomte donnait des signes de colère évidente et leva ses bras pour se protéger. Le vicomte fit un pas en avant, excédé, et leva la main pour la frapper mais une lame sous son cou l'arrêta net. Édith comprit que Val-Griffon s'était caché pour le cueillir.
Devant elle, Charles tenait en respect le vicomte de Sanloi, lequel lui lançait des imprécations entre ses dents.
— J'ai toujours soupçonné monsieur de Rohan dans le triomphe de votre libération, dit Val-Griffon en le fusillant du regard. Et sacrifier votre blondeur si vantée de tous pour un vulgaire châtain... je vois que votre ambition de retour est immense, vicomte.
— Le Chevalier est puissant, ne l'oubliez pas, répondit le vicomte avec morgue, quant à mes cheveux, ils valent peu de chose quand un grand projet est à l'œuvre... répliqua-t-il mauvais.
Édith ne comprenait goutte de leur échange. Elle se posta à la gauche de Val-Griffon et observait en silence cette altercation susurrée, ce qui, loin de l'amoindrir, renforçait son caractère haineux et menaçant.
Ce déplacement déconcentra Charles et le vicomte de Sanloi en profita pour mettre la main à sa poche et lancer sur Édith une poudre à gratter. La demoiselle la reçut en plein visage, par chance les yeux n'avaient pas été touchés. Édith s'agenouilla, sa chair la démangeait et elle ne pouvait faire autrement que de se gratter !
— Non surtout pas vous allez aggraver votre cas ! lui dit Val-Griffon en lui attrapant une main pour l'empêcher de se faire encore plus rougir la peau.
Le vicomte de Sanloi profita de cette diversion pour décamper, Val-Griffon s'en aperçut et appela son valet qui surgit une deuxième fois dans le couloir.
— Emporte mademoiselle de Montgey dans mon cabinet et soigne-la, j'ai une affaire en souffrance qui demande qu'on y mette un point final ! lança-t-il alors qu'il prenait en chasse le fuyard.
— Venez mademoiselle, lui dit le valet, il faut vite laver votre visage sans quoi vous garderez des traces...
GLOSSAIRE :
(1) Acquis en 1669, c'était un joyau non taillé d'une grande valeur.