CHAPITRE 19

Le 01 juillet, Paris

Si la Cour avait prolongé son voyage jusqu'à Versailles, la Grande Mademoiselle, quant à elle retrouva son Luxembourg(1), dans lequel elle occupait toute l'aile Est.

Depuis son arrivée à la capitale, Édith qui avait été séparée de Val-Griffon, celui-ci ayant suivi le Dauphin, n'avait pu lui demander des éclaircissements sur la fin qui avait statuée l'affaire du vicomte de Sanloi, et cela la chagrinait de ne pas savoir. Horace s'était bien occupé d'elle et l'avait raccompagné incognito jusqu'à sa chambre et en toute honnêteté, elle avait apprécié le valet discret et aimable.

Pour l'heure, Édith était en train de lire une page des sermons de Saint-François quand un laquais annonça madame la duchesse de Guise(2), la demie-sœur de la duchesse de Montpensier. Son Altesse Royale Mademoiselle la fit entrer et l'accueillit cordialement, de fait, Édith ferma l'ouvrage qu'elle lisait à voix haute et se fit transparente sur la chaise, sur laquelle elle avait des fourmis dans les jambes.

— Ma sœur, dit la duchesse de Guise, je viens aux nouvelles, l'on dit dans le monde que vous maintenez votre départ pour Forges ?

— Effectivement. J'ai grand besoin de repos et les eaux de Forges me font beaucoup de bienfaits.

— Alors que l'on ne parle plus que du Grand Divertissement que va donner le roi à Versailles !

— J'en ai ouï parlé hier à l'hôtel de la Folie-Rambouillet au salon de madame de La Sablière(3), répondit la Grande Mademoiselle sans s'étendre.

— Et cela ne vous a-t-il point fait flancher ?

— Non point.

— Le roi remarquera votre absence, l'on jasera sur elle. Vous savez que votre cousin aime à surveiller l'assiduité de sa Cour.

— Seulement, je ne suis pas un courtisan, je suis sa cousine, répliqua la duchesse de Montpensier avec hauteur.

Son Altesse Royale Mademoiselle se tourna vers Édith et lui fit signe de prendre congé, elle n'avait plus besoin d'elle. La demoiselle salua mesdames les duchesses de Guise et de Montpensier, mais entendit avant que les portes ne se referment entièrement madame de Guise dire à sa demie-sœur : « Dites-moi la vérité, vous persistez dans votre projet pour éloigner votre demoiselle de compagnie de la Cour... le Dauphin et elle sont sur toutes les lèvres... »

Édith rougit s'empressa de prendre la direction des jardins ! Pourquoi la Cour était aussi friande de son rapprochement avec Monseigneur ! Ce n'était pas un crime Ventre-Saint-Gris !

Dans le vestibule, elle demanda à un valet de pied en livrée son ombrelle, puis, elle sortit et déambula dans le magnifique jardin, la tête dans les nuages.

Soudain une voix la héla. Elle se retourna et reconnut le doux visage d'Anne !

— Anne ! Anne ! Oh quelle joie de vous revoir ! lui cria-t-elle en venant à sa rencontre. Seigneur que vous m'avez manqué, venez sur mon cœur que je vous embrasse ! lui dit-elle en la serrant dans ses bras.

— Édith ! Que j'ai langui depuis mon départ de Fontainebleau, je tournais, je faisais les cent pas, j'étais ennuyée de tout ! Paris était morne !

— Comment va votre sœur ?

— Mieux, elle est hors de danger et cela ravit mes parents qui ont accepté que je vienne vous visiter.

— Dieu quelle bonté, j'étais si désœuvrée. Mademoiselle reçoit sa demie-sœur, elle ne va pas me rappeler auprès d'elle avant deux bonnes heures au moins !

— Oh ! fit Anne les yeux émerillonnés. Que diriez-vous de vous échapper dans Paris en ce cas !

— Je ne sais si j'ai le droit, mais je vous dis oui ! Je vais devenir folle à rester ici à tourner autour des fontaines ! J'ai assez fait l'abeille !

Les deux amies trottinèrent bras-dessus bras-dessous et montèrent dans la voiture de monsieur de Meslay, laquelle avait été mise à disposition d'Anne pour l'après-dîner. Anne donna une destination au cocher et le carrosse se mit en branle.

— Édith, nous allons assister au Grand Divertissement à Versailles ! Cela va être la fête comme on en avait plus vu depuis les Plaisirs de l'Île Enchantée ! dit Anne excitée en avalant ses mots.

— Que vous êtes chanceuse, bredouilla Édith, la duchesse de Montpensier tient toujours à aller barboter à Forges.

— Oh non, c'est terrible, moi qui me faisais une joie et un secret espoir d'assister à la fête à vos côtés... Cela ne va pas être pareil sans vous... Je... Je pensais que la grandeur de l'évènement et le fait que tout le monde en parle comme le divertissement de la décennie allait la faire changer d'avis.

— Hélas, je n'ai pas voix au chapitre pour la persuader et Mademoiselle est obtuse, soupira-t-elle en se rencognant contre le dossier du carrosse.

Elle ne s'ouvrit non plus sur ce que la Cour colportait sur elle et le Dauphin, au demeurant, Anne le savait-elle déjà et avait le gentillesse de ne pas être prompte à lui tirer les vers du nez.

La joie retomba comme un couperet et chacune se tint silencieuse jusqu'à l'arrêt de la voiture.

Les demoiselles descendirent et Édith découvrit un quartier populaire animé, qu'Anne lui enseigna être Pique-Puce.

— Pourquoi m'avez-vous amené ici ?

—  Pour voir Mademoiselle Lune pardi ! lui chuchota-t-elle à l'oreille.

— Mademoiselle Lune ? répéta Édith en arquant un sourcil.

Anne tira son amie par le bras et jeta un regard par-dessus son épaule pour voir si personne ne les écoutait.

— Une diseuse de bonne aventure ! Toutes les dames se font lire leur avenir dans les cartes ou dans la main !

— Mais qu'est-ce que c'est que ces fariboles !

— Peut-être, peut-être, toutefois ça à l'air si grisant ! Nous avons si peu l'occasion de rire, autant se distraire un peu avec de la légèreté... Et des dames bien nées y courent, c'est que cela doit valoir le détour !

Anne insista tant qu'Édith n'eut pas le cœur assez dur et imperméable pour lui refuser cette griserie et les deux partirent d'un bon pas jusqu'à une petite maison encastrée entre une pension et une taverne, autant dire que le passage était plus que fréquent !

En évitant un soûlard et un soldat qui les lorgnaient, les demoiselles pénétrèrent dans la maison à trois étages et demandèrent à la concierge où trouver Mademoiselle Lune. En pinçant le nez, elle leur désigna un petit escalier miteux aux marches polies au centre et ajouta : « Au second, deuxième porte à gauche. »

Elles la remercièrent et ne la retinrent pas davantage. La concierge rentra dans son logis en marmonnant et Édith crût qu'elle les prenait pour des légères sans foi ! « Encore des mauvaises chrétiennes ! » entendit-elle. Elle ne put répliquer car Anne l'entraîna dans l'escalier et ni une, ni deux, elles se retrouvèrent rapidement devant ladite porte.

Anne toqua et une femme de vingt-cinq ans, belle comme un cœur, leur ouvrit, un homme dans son âge se leva du lit au fond de la pièce et fila après avoir embrassé son hôte. Si Anne rougit parce qu'il avait osé la baiser dans le cou d'une manière explicitement intime, Édith remarqua son uniforme : celui des mousquetaires du roi. Ce qu'elle trouva étrange... Que faisait un mousquetaire dans cette maison de devineresse ?

— C'est pour une consultation mes petites oies blanches ? dit Mademoiselle Lune en souriant.

— Oui... répondit Anne mal assurée, qui devant le fait accompli n'était plus sûre du tout de ce qu'elle souhaitait.

— Entrez ! Je ne vais pas vous manger ! répondit Mademoiselle Lune.

Les demoiselles entrèrent et Édith rougit en voyant les draps froissés et le peu d'embarras qu'affichait la diseuse de bonne aventure, assurément vivait-elle de mœurs libres et peut-être même dans le péché...

Mademoiselle Lune lui décocha un grand souris, un brin irrévérencieux, et les invita à prendre place sur à une petite table recouverte d'une nappe pourpre aux motifs d'étoiles, lunes, et soleils brodés dans un fil imitant l'or.

— Qui commence ? lança-t-elle joyeusement d'un ton léger.

Anne tendit timidement sa main et Mademoiselle Lune la prit dans les siennes, elle lui débita des choses qui lui firent grandes impressions. Anne l'encensait, puis se taisait, cherchant à savoir si tout cela n'était pas démoniaque en fin de compte, car comment pouvait-elle lui avoir révélé autant de choses rien qu'avec les lignes de sa main...

Quand ce fut au tour d'Édith, la demoiselle se concentra sur le frisson qui la parcourut quand le doigt lisse de Mademoiselle Lune glissa sur sa paume ouverte.

— Vous êtes loin d'être quelconque mademoiselle ! Vous avez quelque chose de spécial et ce ne doit pas être facile à vivre avec. Faites attention, un jour cela pourrait vous nuire gravement... Quant à un futur plus proche...

Mademoiselle Lune se tut, tourna la tête, semblait peser ses mots, tout dans son expression était embêtée.

— Je vois une rupture dans la ligne de chance, un malheur plane sur vous et assombrie vos jours prochains. Restez sur vos gardes.

— Mademoiselle Lune, la coupa Anne agacée, ne lui parlez pas de malheurs, ça va lui faire peur et ça ne veut rien dire ! Parlez-lui d'amour plutôt !

La diseuse de bonne aventure jeta un regard un brin moqueur à Anne et baissa ses yeux sur la ligne de l'Amour. Après une pause, elle délivra son interprétation : « Il y a un amour intense qui vous lie à une jeune homme mais ce ne sera pas facile, pourtant, vous pouvez lui faire pleinement confiance. S'il semble inaccessible, ce n'est que de façade. »

Édith s'empourpra jusqu'aux oreilles car sa pensée primesautière avait été dirigée vers le Dauphin ! Las, le visage de Val-Griffon était aussitôt venu tout gâcher !

Et si... et si les rumeurs à la Cour disaient vraies... serait-elle la future favorite du Dauphin ! Ou son épouse ! Elle se corrigea sur la seconde, une petite noble de province n'épousait pas l'héritier du trône !

Les demoiselles sortirent rayonnante pour Anne, tourneboulée pour Édith, car elle était certaine que la diseuse de bonne aventure avait parlé de son don, ce que n'avait pas compris Anne, heureusement. Son don la mettrait en danger... Un frisson la parcourut et elle se jura de renforcer sa vigilance !

Quant à cet amour intense, il ne pouvait s'agir que du Dauphin, il n'y avait que lui qui lui était agréable à la Cour et « inaccessible » à bien des égards... Monseigneur recherchait sa compagnie et il arrivait parfois qu'il lui prît la main pour la mettre à son bras lors de promenade, ce qui faisait lever les yeux au ciel à Val-Griffon.

Devant la maison de Mademoiselle Lune, Anne lui demanda de l'attendre, elle allait acheter un pâté en croûte à un marchand ambulant qui criait sa rengaine dans la rue. Édith patienta et observa les environs pour tuer le temps. Son œil fut attiré par l'amant de la devineresse, le mousquetaire sortait de la pension collée à la maison de Mademoiselle Lune et enfourcha son cheval.

Il partit au pas dans la rue bondée de monde. Aussitôt un luxueux carrosse arriva, s'immobilisa en plein milieu de la chaussée et deux hommes descendirent, Édith étouffa un cri ! C'était le vicomte de Sanloi ! Elle sa cacha dans le renfoncement de la porte de la maison de Mademoiselle Lune pour ne pas se faire voir et épia les deux hommes. Le vicomte de Sanloi suivait un homme habillé tout en broderie, rubans et perruque d'un luxe tapageur et cette raclure lui parlait avec familiarité en lui donnant du : « Rohan, êtes-vous sûr de votre coup ? Latréamont est-il si décidé à passer aux choses sérieuses ? »

— Pour sûr, mais ne soyez pas trop hâtif ! répondit le chevalier de Rohan(4).

— Tenez ! fit Anne en lui tendant un petit pâté chaud appétissant.

Édith sursauta et la remercia, confuse, et regarda de nouveau vers les deux hommes qui avaient disparu dans la pension.

— Je crois qu'il nous faut rentrer au Luxembourg sans tarder, la cloche sonne déjà ! Une heure est si vite passée !

— Je ne vous le fais pas dire, répondit machinalement Édith en la suivant jusqu'à son carrosse non sans un dernier coup d'œil à la pension.

Devait-elle informer Val-Griffon que le vicomte était à Paris ? Avait-il droit d'y être ? Son rapprochement avec le chevalier de Rohan, celui-même dont Val-Griffon supposait être celui qui avait fait libérer Sanloi de la Bastille, était-il à craindre ?

La dernière fois qu'elle s'était mêlée de leur affaire, cela avait tourné au vilain, autant ne pas s'ingérer dans leur démêlé... après tout, Val-Griffon avait sûrement trouvé un terrain de paix... ou une trêve...

Édith en douta fort, mais ne voulut point donner suite à ses alarmes, elle monta dans le carrosse de la famille de Meslay et retourna au Luxembourg avec Anne qui bavardait en croquant dans son pâté l'esprit tranquille, ce qui n'était pas son cas.

GLOSSAIRE :

(1)Palais du Luxembourg.

(2) Élisabeth-Marguerite d'Orléans (1646-1696), titrée Mademoiselle d'Alençon à la naissance, épouse du duc du Guise.

(3) Marguerite Hessein, dame de La Sablière, (1640-1693), salonnière française réputée.

(4) Louis de Rohan-Guémené, dit le « chevalier de Rohan » (1635-1674).

 

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