Chapitre 18 - Abel Lewis (I)

Par Daichi

« Neila,

Depuis l’autre bout du monde, je t’écris cette lettre. Tu ne devrais pas avoir de mal à comprendre pourquoi je te l’adresse, mais le comment devrait te laisser emprunte d’une perplexité certaine. N’aie crainte envers l’oiseau, celui-ci est mien. Et uniquement mien.

Les autres, tu devras t’en méfier comme de la peste. Ils te poursuivront, te tromperont, et t’attireront dans leurs griffes. Ce même oiseau qui se tient devant toi, ne le suis pas. N’obéis qu’à cette lettre, et uniquement à elle. Qui sait si d’autres de mes paroles pourraient être déformées à l’avenir. Ne cherche pas à me contacter, en aucune façon que ce soit.

Si d’aventure l’araignée toque à ta porte, refuse tout ce qu’elle te demandera. Ses propositions, même les plus alléchantes, sont le fruit du malin et arrosent une pente sans retour. Le volatile est du même acabit, mais je te le promets, il ne pourra plus t’approcher. Enfin, l’aura qu’entoure Abel Lewis devra, au même titre, t’alerter le plus possible.

L’angoisse étreint mon cœur d’ignorer si, aujourd’hui encore, tu respires. Finir dans un tel endroit, je ne te le souhaitais pas, mais le mal est fait, et le mal est mère d’occasions. Il nous faudra nous rejoindre, et partir. À compter de l’instant où ton œil se posera sur cette missive, nous ne pourrons revenir en arrière. Sois certaine alors de ce que tu t’apprêtes à faire, car je ne reculerai point pour te retrouver.

Tu agiras le trois pluviôse, avant minuit. Ce jour-ci seront prévues de fortes averses, prends soin de t’abriter. Tu devras retrouver ma clé, pour entrer chez le volatile. Dans le lieu qui me sert de boudoir, un tiroir fermé garde ma deuxième lettre, qui te donnera le lieu de notre rencontre, et le moyen d’y accéder. Cette clé ouvre toutes les serrures. C’est un bien précieux, ne l’égare pas.

Elle se trouve près du clocher. Ton poursuivant, à côté de toi, pourra t’y mener, si tu trouves l’occasion de l’y contraindre. Suite à cela, assure-toi de l’éliminer, car il ne manquera d’occasions de faire de même avec toi. N’aie pitié de l’entourage d’Abel Lewis : tous te voudront la mort. Offre-leur le repos qu’ils attendent avant qu’ils aient l’occasion de nous séparer.

Car, ensemble, nous irons voir de la neige.

Je t’aime,

Shelly »

 

Lyza était tombée en vacarme sur le sol. Le tir de Neila avait fait mouche… ou presque. En lieu et place de son cœur, elle avait visé sa tête. Et cette vision, celle d’une fille au crâne explosé qui se cogna sur le comptoir, avant de s’étaler sur le parquet, lui fit froid dans le dos.

Sa lunette n’était pas assez puissante pour corriger sa vision, et elle avait manqué le coche. Elle avait espéré une fin plus douce pour cette fille qui, bien que se jouant de tout le monde, n’avait comme objectif que de sauver son père. Lui ravager le visage ainsi, avec tant de bruit et de gerbes de sang, était sale, bien sûr… Mais le pire était le souvenir qui jaillit dans son inconscient. Une flaque rouge qui se formait, sous une étoile de commissaire.

Le « Putain ! » de Will la fit suffisamment sursauter pour ne pas partir trop longtemps en panique. C’était fait. Elle avait obéi, et abattu cette fille… « Je suis une connaissance… d’Abel. Lewis », qu’elle avait dit. Eh bien, qu’elle le rejoigne alors. Son lien avec la Chouette n’était pas pour la rendre moins suspecte.

Cinq deux trois… zéro un neuf trois…

Neila soupira. Soulagée. Car autrement qu’en pareilles circonstances, où réfléchir n’était pas le bienvenu, elle ne savait si elle aurait réussi. Le prochain serait le jeune noble près d’elle, absolument effaré du meurtre qui venait d’avoir lieu, après qu’il l’aurait servie.

« Tu déconnes, marmonna ce dernier. T’as vraiment…

— Neila ! brûla Will. C’est une blague ?!

— Oh non, couina Suzanne, se couvrant la bouche avec ses doigts pleins de cambouis. Quelle horreur… »

Neila ignora le sinistré et rangea son revolver, de toute manière déchargé. Noah, lui, était resté pantois. Le tir l’avait figé. Il braquait son regard sur la flaque rouge sur le comptoir, où coulait une goutte de sang, pour rejoindre le parquet usé.

« Elle était de mèche avec Victor Owlho, dit-elle enfin. Et Swaren s’intéressait à elle. Mais surtout, elle connaissait Abel Lewis. J’avais mes propres raisons de m’en débarrasser, mais je ne pouvais pas la laisser voir cette scène plus longtemps.

— Tu… » Noah était sorti de ses songes, bien que toujours face aux gouttes rouges. Il retira son bandana, dévoilant la cicatrice qui se camouflait dessous, et essuya son front avec. « Ce qui était écrit sur cette lettre… c’était… littéral ? »

Neila n’eut pas le temps de répondre, car quelqu’un le fit à sa place. À base de grognements et de râles, mêlant géhenne et effort. Une main se posa sur le comptoir. Silence. Un craquement de parquet, tandis qu’un corps se levait. Difficilement, son bras poussa sur le meuble et trembla. Un second l’accompagna, accoudé, pour hisser sa carcasse. Une touffe de cheveux émergea, sous un visage de sang. Un œil, à demi fermé. Un autre, exorbité. Énorme. Globuleux. Telle une grosse bille fichée dans sa tronche, peinte en mauve en son centre.

La victime haletait, regardant le paysage d’un air hagard. Son gros œil bougeait en grinçant, fébrile, puis, avec un bruit de bouchon de bouteille, quitta son orbite. La grosse bille rebondit sur le meuble, puis sur le sol, avec bruit de bois. Elle roula lentement pour prendre la poussière dans un coin, et fixer d’un œil sinistre l’assemblée.

Celle-là même qui reculait du comptoir, effarée par le revenant. La momie en robe toussa, empoignant son revolver, et se tint sur son appui, cherchant sa victime. Le sang coula sur son visage, pour dévoiler sa blessure. Un creux sur sa pommette, se vidant de son hémoglobine, pour n’y laisser qu’un amas de cuivre. Une manufacture de métal, de fils, d’étincelles, mais également d’os, de muscles et de tendons. Un petit bruit de métal se fit entendre… c’était la douille, qui avait quitté son logement.

Celle à qui appartenait cette trogne de l’enfer leva son arme, qui chuta immédiatement, sans force pour la manier. Elle n’arrivait même pas à articuler, bafouillant des mots indistincts, étouffés par le choc.

Joshua reprit son flingue, tendu vers le monstre. Comme dans le train, personne n’osait tirer, ni réagir, ni fuir. La situation était pourtant au versant, la proie seule et désarmée.

« Je rêve, souffla Suzanne.

— Je refuse que cette chose existe, rugit Joshua. C’est vraiment… horrible.

— Qu… aaah… rrrr… Noo… aaah… »

La chose toussa, à en perdre ses poumons, sûrement mécaniques. Laissant à Neila le loisir de se coller à la fenêtre. Qu’était cette chose, qui se mouvait derrière le comptoir ? Lyza ? Elle avait pris une balle en pleine tête ! Comment… comment… Elle n’arrivait tout bonnement pas à réfléchir. Elle devait fuir.

« Tuez… la…, respira le monstre. Noah… sauve… moi…

— Je vais l’achever, dit Joshua en tournant son barillet. Ça sera réglé. J’imagine que Swaren ne sera pas très satisfait, mais le mal est déjà… »

Lui aussi fut interrompu par la chose, qui cette fois grogna plus nettement. « Cher étranger… Depuis le centre, je t’envoie… cette dernière lettre… J’ai obtenu le cadeau… et vais l’envoyer à… l’enfant… » Elle toussa, plus qu’elle ne continua, avant de pouvoir conclure : « Nos échanges prennent… ainsi fin… et la coda… s’impose… Salutations… la…

— … “poupée”, finit Noah. “Salutations, La poupée”. Je rêve, c’est toi qui… »

La scène se figea un instant. Avant que tous bougeassent, le bras de Noah en premier lieu.

« Neila ! Attention ! » Will l’interpella, et s’interposa entre elle et un son de revolver. Plus petit, plus étouffé que le précédent. Comme s’il sortait d’un revolver miniature.

Paniquée, Neila brisa la vitre avec la crosse de son arme. Non sans l’envie de remercier le sinistré d’un hurlement chaleureux, elle préféra s’enfuir par la fenêtre. Le choc fut brutal. Non pas avec le sol, qui n’était, elle le savait, pas bien éloigné, mais avec la pluie. Elle était brûlante ! Comme si de l’eau en ébullition tombait du ciel. Elle réprima un couinement de douleur, se plaquant contre le mur. Le vent n’était pas à son avantage, et fouettait cette eau viciée contre elle. Elle fuit, dans ce chemin effacé et brûlant, puis sentit deux mains l’attraper. Une de fer, l’autre à la poigne de même acabit.

« Il pleut de l’acide, nunuche ! vociféra Joshua, étendant un parapluie au-dessus d’eux. Téméraire à ce point, c’est un enfer !

— Je ne te le fais pas dire, grogna Will en poussant Neila entre eux deux, à l’abri. Combien de fois j’ai failli passer l’arme à gauche par sa faute !

— Will…, marmonna l’intéressée. Will ! Tu m’as suivie, et tu es venu jusqu’ici pour me retrouver ! Merc…

— Tu me remercies, je te casse le nez.

— … D’accord ! Joshua, on a plus le temps. Il faut aller chercher la clé, et vite.

— D’abord, on s’met à l’abri », conseilla le noble, l’emmenant à pas soutenus jusqu’à une distance raisonnable du casino. Les trois autres ne risquaient pas de les suivre, sous cette pluie brûlante.

Puis, elle se prit un pain en pleine tronche. Son crâne heurta les tôles arrière, et elle n’eut pas le temps de gémir que son plexus rencontra le genou de Joshua. Il l’empêcha de s’étaler sur le sol trempé d’acide et la plaqua contre le mur. « Tu nous expliques ce que tu viens de faire ? grogna Joshua. Tu me menaces avec un flingue, puis tu tires sur une alliée de Swaren ! T’es folle ?! Et elle traficote avec l’autre musicien, pour rien arranger !

— Aaah… Calme-toi… » Elle toussa, puis couina, sentant ses cheveux être sauvagement tirés. « Arrête ! Je pensais que tu me soupçonnais…

— C’est d’elle que je parlais. Un brin de réflexion avant d’agir, ça te botterait pas un peu ? On aurait tous pu crever. Que tu veuilles te débarrasser d’elle, passe encore, mais la situation était réglée ! T’aurais pu attendre qu’on s’occupe de l’affaire du sénateur avant ! »

Elle contra un coup en plein ventre, mais n’esquiva pas sa baffe au visage, qui vit valser sa nouvelle lunette loin sous l’acide. Elle fuma à l’instant, inadaptée à cet environnement. « Aïe… J’ai pas confiance en Swaren. Je n’ai aucune intention de lui obéir, et je compte bien quitter la ville avant qu’il me poursuive.

— Haha ! parce que ça va être simple oui. Et tu m’expliques comment tu comptes faire ?

— Sûrement pas. Mais j’ai besoin de cette clé. Toi, t’as besoin de ma combinaison, alors si tu veux toujours faire mumuse avec l’Araignée, aide-moi, et on en restera là. Tu auras une bonne excuse de ne pas être resté au florès avec l’arrivée de Noah.

— Mouais… » Il grimaça, puis se calma enfin, amenant Neila jusqu’à sa monture. Elle la ramassa du bout du doigt, mais la lâcha très vite, se brûlant les phalanges. Le métal était tordu de toute manière. « Il faut voir le positif, reprit Joshua. On te traquera plus.

— J’avais changé de lunette, je suis pas stupide. L’autre est… Où est Will ? »

Il était loin. Au sol et appuyé contre un affichage publicitaire, le sinistré ne bougeait plus, tête baissée. Un hoquet sortit de la gorge de Neila, qui accourut vers lui, après avoir subtilisé le parapluie des mains du garçon.

« Will ! Will, relève-toi !

— Aaaah…, soupira l’intéressé. Moi qui avais… enfin la paix…

— Tu es toujours en vie ! Vite, tu es sous la pluie, relève-toi. »

Will avança son bras, comme pour attraper la main tendue de Neila, mais, contre ce qu’elle croyait, lui donna un petit objet. Entre ses doigts, une forme qu’elle connaissait bien.

« Une… lunette ?

— J’ai gardé… tes affaires. Pas tout… mais ça… c’est utile, je suppose. »

C’était les restes de la paire du tenancier de Flicky Way, qu’elle avait ramassée et gardée dans le Dawnbreaker. Neila n’avait pas le temps d’être émue, mais devant la nécessité d’y voir plus clair, l’équipa. Par chance, cette fois-ci, elle était adaptée à sa vision.

Et donc, elle voyait maintenant la blessure dans la poitrine de Will. Sous la main de métal du sinistré coulait un liquide noir, comme une plaie béante depuis laquelle fuyaient des litres poisseux. Elle resta bouche bée, dans un moment incalculable, à contempler ce sang obscur ruisseler le long de ses articulations, jusqu’à décorer les flaques d’acide de la ruelle.

« Will, tu… saignes…

— Sans blague, soupira l’intéressé, éreinté. Tu as l’œil…

— Je ne comprends pas, c’est quoi ?

— Un réservoir… d’huile… Pour compenser ma… batterie… À vrai dire… je suis à plat… »

À peine retrouvé, ce corps commençait à le lâcher. Vidé de ses forces, peu à peu rongé par l’averse, son manteau en lambeau laissant passer les gouttes dans les interstices de sa cuirasse. Neila avança le parapluie au-dessus de lui, obligeant Joshua à se baisser.

« Partez… devant… Ta sœur est plus… importante que moi…

— Si tu restes là, tu vas mourir !

— Je me planquerai…

— Tu vas te vider de ton… de ton huile, ça ne suffira pas !

— Juste un… réservoir… je ne mourrai… pas.

— Menteur. » Les yeux humides, elle tenta vainement de secouer son corps d’une tonne. « Tu m’as dit que sans batterie, tu mourrais… Suzanne me l’a confirmé, alors ne me mens pas.

— À moins que… tu aies de l’huile sur toi…

— Va voir Suzanne, je t’en prie. Rampe, du mieux que tu le peux ! »

Elle crevait d’envie de lui venir en aide. De lui porter secours. Mais le temps avançait, et elle ne savait pas combien de temps lui prendrait son escapade à Montnimbe. D’autant que, désormais à la une des journaux, se déguiser en Shelly était tout bonnement hors de question. Il fallait se hâter, avant minuit.

« Joshua, il faut se dépêcher ! Will, magne-toi aussi !

— Je voudrais… bien… t’y voir, grosse… maline…

— Attends, la freina Joshua. Si je pige bien, tu suis les ordres de cette lettre, non ?

— Oui. Ma sœur a utilisé une des chouettes de Victor pour me contacter. J’ai pas vraiment le temps de t’expliquer…

— Swaren a emporté ta lettre, pourtant. D’où sort la première ? »

Le sourire qu’arbora Neila ne mit pas en confiance le jeune noble, tandis qu’ils avançaient sous la pluie. « Ce n’est pas la lettre de ma sœur que je voulais te faire lire, hier. Mais une autre, écrite par Victor. Que j’ai trouvée… par hasard. J’aurais tout aussi bien pu justifier que j’avais une sœur, avec ça.

— Donc, tu as essayé de me tromper ? Maline, mais pas tellement digne de confiance. Au final, c’était bien toi, sur la une du journal…

— Je t’ai prouvé que je n’avais rien à voir avec la Chouette. Plutôt que râler, emmène-moi chercher cette clé. Tu sais entrer dans l’hôtel de ville ? »

Il opina. Alors, Neila se tourna en direction de son ami de métal, qui peinait à se retrouver sur ses jambes. Lui lançant un dernier appel : « Will !… Merci ! »

——

C’était tout bonnement dingue. Cette fille avait pris une balle en pleine tête, et avait survécu. Puis, avait récité une lettre de la poupée. Et, surtout, arborait un visage marmoréen. Certes tâché… de sang. Un trou béant dans sa pupille gauche, sous une blessure métallique. Ce qui définissait tantôt un minois calme et réfléchi, voire inexpressif ou apathique, décoré de deux yeux en amande, aux cils prononcés et au nez fin, s’approchait désormais du tableau picassien.

Suzanne s’était immédiatement rapprochée d’elle, sitôt que les perturbateurs avaient fui par la fenêtre. La meurtrie trébucha et trembla, épaulée par l’ingénieure, qui observait non sans un visage de séide celui de l’inconnue.

Non, pas une inconnue. La poupée. La vraie.

Noah conservait néanmoins sa défiance, sensible aux coups fourrés des quelques-uns de cette ville. La nature de cette fille, si cette chose pouvait s’appeler ainsi, restait méconnue – et effrayante.

« T’es quoi, bon sang…

— Chut, ne parle pas ! avertit Suzanne pour la poupée, en enveloppant son visage dans un tissu à la propreté douteuse. Tu vas aggraver tes blessures.

— Ça ne risque pas, chuchota l’inconnue, assise par terre. Je suis pas tout à fait normale.

— On avait remarqué, hein ! »

Noah étouffait. Il commençait à transpirer, et ce n’était pas la vue du sang qui le mettait dans cet état. Celui-ci ne coulait plus, à dire vrai. Non, c’était autre chose. La chaleur avait monté d’un cran, sa bouche était terriblement sèche… Ses doigts tremblaient, son souffle était court…

Il palpa ses poches, mais il ne rencontra que le vide. Dans sa camisole ? Nada. Voyant Suzanne le dévisager, il prit conscience du fait qu’il ne pouvait rien laisser paraître : alors il se reprit, autant qu’il le put, se mordant les ongles.

« C’est le sang qui te met mal à l’aise ? demanda-t-elle.

— Ou… oui… Mais ça va passer, t’inquiète.

— Noah. Tu n’as pas pris ta dose. »

Il se tut. Suzanne, à ses côtés, eut l’air d’afficher un regard à l’interrogation éloquente, tant l’affirmation sortait de nulle part. Lui, nageait entre la surprise et la panique.

« Tes mains tremblent trop, tu as chaud, tu deviens pâle. Tu as la bouche sèche, non ? » La poupée fouilla l’intérieur de son gant, qui remontait jusqu’à son coude, pour en sortir quelque chose. « J’en ai. »

Dans sa main, un tube apparut. Immédiatement, les iris de Noah se serrèrent, n’offrant de la lumière que pour ce beau bleu Klein. Un acouphène perça ses tympans. Ses membres devenaient mous, et sa respiration, plus courte et effrénée. Entre les doigts de fée de la marionnette sans maître, une récompense. Il n’obéissait plus à rien, comme s’il était, lui, pantin. Il griffa le parquet, tentant vainement de résister.

« Qu’est-ce que…, s’offusqua Suzanne. Me dis pas que…

— Ouvre la bouche », chuchota la poupée, palpant les poches de sa chemise. Il obéit docilement, attendant que cela vînt – mais, sitôt son inhalateur sorti, Suzanne le subtilisa, sans aménité.

« Noah, tu m’expliques ? »

L’intéressé tendait les doigts en direction de la petite machine, tremblants et lourds. Il fut devancé par la poupée, qui parvint à reprendre l’appareil. Avec un petit « clic ! », elle inséra le tube dans l’appareil. Il n’en put plus, et se jeta, bouche ouverte, sur l’appareil, aspirant à plein régime la substance tant désirée.

L’entièreté de ses poumons le brûla, ses muscles se contractèrent, sa tête fut comprimée par une force inconnue comme pour la faire exploser. Ses doigts, écrasant ceux de la poupée, se crispèrent plusieurs secondes, avant de se détendre, le reste de son corps avec. Il sentait l’air traverser ses poumons, et tout son corps, son esprit s’alléger et ses membres redevenir siens. Ses nerfs s’étaient calmés, et sa vision aussi.

Noah respira l’entièreté du tube, sans en laisser une goutte. Ses lèvres quittant le métal, il pencha la tête en arrière, et se retint de tousser, afin de conserver sa friandise. Son souffle reprenait en force, ses bras se firent légers, la lumière cruellement vive, sa bouche humide.

Quand il revint à lui, ce fut par la braise de sa joue. Une gifle lui avait été donnée, au point de l’étaler par terre.

« Dis-moi que je rêve, hein, murmura Suzanne. Enfoiré, me dis pas que t’as replongé ? »

Il ne sut pas vers qui diriger son regard. Il voulait esquiver celui de sa sœur de cœur, qui l’accablait de reproches, l’œil de la poupée, neutre et solitaire, et le regard imaginaire de l’inhalateur, qui le jugeait.

Ne sentant plus la douleur, il se redressa davantage, et entreprit de ranger l’appareil. Suzanne le lui prit des mains avant, et l’explosa à même le sol.

« Tu te fous de moi !

— Suzanne, attends…

— Et toi, d’où tu sors ?! » Suzanne fustigeait la poupée, qui la regardait avec grande indifférence. « Une camée qui traîne à Solstille, et s’amuse à envoyer des lettres à Noah pour le manipuler ? Un truc dans le genre, hein !

— Suzanne…

— Non ! lança-t-elle en se relevant. Je ne veux rien savoir, pas d’excuses, pas d’explications, pas de mensonges ou toute autre chose ! »

Elle s’était levée en agitant les bras, tournant dans la pièce et se frottant le crâne. Noah lui lançait un regard désolé, qu’elle se gardait bien d’intercepter, perpétuant son cycle rotatoire.

« Noah, murmura la poupée, attirant ses yeux en sa direction. Alicia est vivante. »

Ce fut à son tour de se relever précipitamment, reculant vivement et manquant de percuter son amie, qui continuait de faire des tours.

« Je ne sais toujours pas qui tu es ! Ni… ce que tu es. Qui que tu sois, poupée ou pas, je ne te connais pas. »

L’intéressée lâcha un soupir impatient, puis, se relevant avec eux, sortit quelque chose de sa poche avant.

Le cube de serrain.

« J’ai la combinaison.

— La lanterne… Et pour quoi faire, alors ? lança Noah, bien qu’avec timidité. Qu’est-ce que tu comptes trouver, avec ça ? »

La poupée sortit une petite feuille, de la même poche d’où sortait le cube. Elle lut les dessins qui y étaient tracés puis, avec mesure et hésitation, actionna les engrenages. Le cube s’illumina vivement. Des runes bleutées sortirent de la relique, suivis d’une longue nappe blanche. Un voile fantomatique, superbement brillant, se dirigeant jusqu’à la porte du casino. Comme si elle l’invitait à sortir.

Noah s’en était écarté précipitamment, par réflexe et surprise. Tendant timidement les doigts vers cette émanation, ils ne rencontrèrent que le vide, trempant dans un flot intangible – ce qui pourtant, fit jaillir des gouttelettes de lumière, blanches et bleutées, épousant son visage et le sol. De petites runes flambaient alors qu’elles s’évaporaient, pour disparaître dans un silence musical.

« Moi ? reprit-elle, la voix plus haute. Rien. Je sais déjà où est ce que je cherche, même si cette chose va me faciliter la tâche. Je compte m’en servir pour autre chose. Ensuite, tu pourras t’en servir pour retrouver ta princesse. Elle ne se trouve pas à Everlaw. » La poupée se tint soudainement le front, prise de douleur. La blessure n’était pas anodine, et même un… quelque-chose comme elle pouvait souffrir. Une telle balle ne l’avait pas tuée, mais les séquelles étaient là. Elle put reprendre, voix basse : « Enfile ta protection. Je ne crains pas la pluie, on peut y aller maintenant.

— Minute… J’ai toujours du mal à te croire. Je n’arrive pas à comprendre quel lien tu as avec l’Empereur et sa fille…

— Eh bien, ne me suis pas alors. Reste ici.

— Non, je viens !

— Je préfère. » Elle avait souri, pour la première fois. Quant à Suzanne, elle venait de râler plus que de coutume, s’interposant entre eux.

« Tu comptes vraiment la suivre, on ne sait où ?!

— Suzanne, mon but reste le même. Je dois la retrouver !

— Mais… » Elle venait de baisser le ton, ainsi que la tête. « Tu ne peux pas être certain qu’elle est toujours en vie…

— Je suis souvent pessimiste, mais pas sur ça. En revanche… Tout ça ne me dit pas ce que toi tu veux, la poupée. J’ignore ta nature, ton nom, et ton objectif. »

Précédée d’un soupir qui aurait pu balayer les meubles, elle plongea dans une réflexion, somme toute insupportable pour Noah. Elle ne semblait pas vouloir en partager beaucoup sur elle, ce qui ne l’aidait pas à lui accorder sa pleine confiance.

« Je te l’ai répété maintes fois, dit-elle enfin. Je veux libérer l’enfant. L’Empereur. Quant à ce que je suis, mon créateur seul le savait. Il m’a appelée Lyza. »

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