« Lààà… Doucement… Voilà, comme ça. C’est très bien, père. »
Lyza menait un colosse difforme jusque chez elle. Passés par les égouts, brandissant la lanterne aux émanations féériques, elle avait guidé le scaphandrier à la manière d’une manieuse de lucioles. Le géant pénétra avec difficulté le salon exigu de la musicienne, qui tenait principalement du laboratoire désaffecté, et manqua même une chute. Un grognement sourd émana de sa « bouche », suivi d’un triste nappage de brume noire.
« C’est fini. Nous sommes arrivés, vous voyez ? Regardez la lumière. »
Les yeux embrasés du colosse se braquèrent sur la lanterne, d’où sortaient des notes imaginaires. Lyza actionna un levier avec délicatesse, invitant la lumière dans la demeure, mais son invité protesta d’un grognement. Il venait d’avoir vu les notes danser sur les murs de cuivre, qu’il prit le temps d’admirer, enfin immobile. Comme pour profiter de l’obscurité qui lui avait été gentiment accordée, il s’assit, recroquevillé. Dodelinant. Comme s’il entendait, dans ces notes visuelles, un chant mélodieux.
« Quel calvaire… », grogna Noah en franchissant les égouts. Muni de sa combinaison parfaitement dégueulassée, il rejoignit le père et la fille, brisant leur intimité. Il s’en voulut quand, d’un regard plein de reproches, Lyza lui intima de se taire.
Sa présence gênante n’embarrassa point le robot d’airain. Il continua d’observer les mélodies de lumière, ces lucioles bleutées et dansantes parcourir les tristes tôles de laiton. À chaque soupir – de soulagement ou d’allégresse ? –, une épaisse fumée noire s’échappait du trou béant de sa gueule. Nappage qu’évitait soigneusement Lyza, levant la lanterne le plus haut possible. Elle lui avait proposé de le tenir, mais il semblait refuser, comme conscient du danger qu’il représentait pour cette lumière fragile.
Le voyant ainsi, tel un enfant plongé dans des rêves au firmament, Lyza se surprit à sourire. Sincèrement, pour une fois. Contempler ce forcené apaisé lui procurait un sentiment de légèreté. C’est dans cet instant qu’elle voulut chanter, pour amplifier les notes de la lanterne, et partager ce moment avec lui.
« Et maintenant, on fait quoi ? »
Un nouveau signal de reproche, dardé à l’encontre du jeune homme penaud. Mais il avait raison : il ne fallait pas se perdre en songes et poésies, mais agir vite et bien, pour ne pas rendre vain ce qui avait été fait jusqu’ici.
« On le libère. Véritablement, je veux dire.
— Et comment comptes-tu faire ? Je dois dire avoir quelques doutes quant à la bonne santé de son esprit. Ne m’en veux pas… mais, il ne sera probablement plus jamais le même.
— Je le sais bien… » Elle soupira ensuite. L’adulte qui se tenait à terre tenait plus de la bête instable que du père savant et attentionné d’autrefois. « Mais, toutes ces notes que je t’ai envoyé chercher, ces usines à espionner, tu y as bien trouvé quelque chose non ? N’importe quoi qui pourrait permettre de soigner l’esprit d’un…
— … D’un sinistré, tu veux dire ? Je ne sais pas si on peut vraiment comparer ça à… ça ! » Il pointa, avec le plus d’aménité possible, celui qui se balançait d’avant en arrière désormais. « Loin de moi l’idée de te blesser, mais…
— Un peu tard.
— … mais je pense que l’on devra trouver une autre solution. Ou alors, une solution temporaire, pour qu’il ne finisse pas enfermé à nouveau. Là, nous aurons tout le temps de le soigner. Abel a peut-être trouvé quelque chose à ce propos ? »
Tout en disant cela, il prit connaissance du lieu, ayant appartenu au démiurge. L’on racontait qu’il s’était pris d’affection pour les sinistrés, les mois précédant son décès. Il en avait même inspecté quelques-uns dans ces centres techniques, surnommés « asiles pour robots ».
« Rien. J’ai tout scruté, et aucune de ses recherches ne parlait de libérer une personne de son corps de sinistré. Même s’il avait trouvé un autre moyen… » Elle toucha machinalement la peau de ses joues, ses paroles en suspens. Ce moyen serait risqué, coûteux, long et probablement impossible à réaliser sans le concours d’un génie. Mais il était possible qu’Emil Cosprow pût les guider dans cette tâche – se dit-elle. Je dois en parler à Noah.
Mais un bruit attira son attention. Des touches de clavier.
Le colosse n’entendit rien, occupé à ronronner. Mais Noah, lui, partagea son doute. Alors qu’il venait de la rejoindre à tâtons, scaphandre en arrière, il lui rendit son œillade perplexe. La lanterne posée sur une des tables de travail, Lyza marcha en direction du bruit.
Les touches étaient tapées avec régularité, résonnant dans la pièce voisine. S’approchant, elle vit une faible lumière, comme celle d’un écran. Son sang se figea, tandis que celui de Noah ne sembla faire qu’un tour.
Une voix grognait, accompagnant le clavier.
« Quelle diablerie, ces machines infernales… Le manuel disait pourtant que… Ah, non, je me suis trompé ! Ça y est, j’y suis enfin. Fichtre, que cela fut harassant. »
La rencontre avec ce sinistré, aux six bras désorganisés, seulement visibles par la lueur verdâtre de l’écran cathodique, tint du cauchemar. Tel un spectre hantant ces lieux, il émit un rire qui fit frissonner les os de Lyza. Quand alors, il leva les mains en l’air, l’écran se brouillant d’un voile neigeux. Sortant sa montre à gousset : « Et pile à l’heure. Si j’usurpe ma réputation, qu’on vienne me le dire ! »
Le sénateur se leva, conquérant, et dévoila à ses hôtes ses pupilles électriques. Deux points verts dans la fine obscurité, inquiétante à bien des égards. Il ramena avec lenteur et grâce deux bras derrière son dos, deux croisés sur son buste, l’un jouant avec sa montre et le dernier avec une plume, décrochée du haut-de-forme. Puis, s’avança, vite distancé.
« Allons bon, ne reculez pas ainsi. Il est de coutume de s’incliner devant un sénateur. Il me semble que nous ne nous soyons jamais présentés, lardon d’Emil. Lorace Swaren, pour-ne-pas-te-servir. »
Aucune réponse. Noah approchait la main de sa ceinture, et Lyza passait subtilement derrière lui. Quand alors ils furent enserrés par une prise invisible. Comme un énorme serpent qui s’enroulait autour d’eux !
« “Où ?”, poursuivit le sinistré. Si je ne me méprends pas, j’ai devant moi l’émettrice et le destinataire. Emil t’a bien enseigné, ainsi il m’aurait été fort pénible que de te débusquer. Mais cette jolie demoiselle manqua de jugeote, ne fut-il pas ?
— Calmez-vous, Monsieur Swaren, dit une voix. Desserrez l’étreinte, je vous prie.
— La ferme, râla l’intéressé en brisant d’une seule main la chouette qui sortit de son chapeau. Oh certes, le concours de ce tartarin de musicien me dépêtra du bourbier dans lequel j’étais malmené, mais quoi de mieux qu’un petit pion pour tâter le terrain, hm ? Je suis certain que vous êtes en accord avec ce principe, mademoiselle à la plume. »
Cette dernière, entricotée dans un entrelacs de bronze et d’étain, cherchait dans cet air inquiétant de quoi respirer. Elle s’échinait à l’échappatoire, sans résultat. L’étau se resserrait, et raidit ses membres. Le regard incisif du sinistré, couplé à l’œillade inquiétée de Noah, vint conclure sa raideur. Son compagnon se sentait visé, et à raison, par la critique du sénateur.
« Votre identité m’est toujours inconnue, très chère. Connaissiez-vous à ce point l’aîné Lewis pour avoir droit à sa demeure en secret ?
— Vous, souffla-t-elle, vous n’êtes qu’un traître. Il n’y a nul besoin d’en apprendre plus, ça vous définit très largement.
— Un traître… Un traître à quoi, au juste ! dites-le-moi. N’ai-je pas fait que servir fidèlement notre Empire, en le débarrassant de ses gêneurs intempestifs ? Ne l’ai-je pas préservé, glorifié, rendu immuable aux affres de la chienlit ?
— Vous avez tué mon père ! »
Ce cri sortit du cœur, avec plus de force qu’elle n’aurait voulu l’y mettre. Peut-être fut-ce l’effet de ces câbles qui comprimaient sa poitrine, la poussant aux quérimonies. Ou l’acculement dont elle faisait les frais, si près de son but.
Les sourcils du robot parurent se froncer, et le crâne de Lyza explosa. Elle en eut l’impression, à tout le moins, car sa cervelle vibrait avec frénésie. Un couinement s’échappa de sa gorge, puis elle glapit, au bord de perdre la raison. Réfléchir devenait vain, tant l’aura du sénateur était puissante. Il lui imposait son esprit aussi facilement qu’il jonglait de sa plume. Cette torture dura, maintes secondes, sans que les alertes de Noah la ramenassent. Puis, la douleur s’estompa quelque peu, pour laisser le champ libre à Swaren de continuer.
« Je vois que vous avez peu d’estime pour Sa Majesté, jeune fille. Quelle insulte en sa mémoire… lui qui se bat toujours pour la vie. Je ne cesse de m’en rendre compte, et d’assez près. » Coulant un regard sur le colosse, toujours accroupi dans son coin : « Vous admettrez nonobstant que rien dans mon action ne trahissait les volontés de votre Père.
— Ça suffit ! vociféra Noah, s’agitant telle une larve. “Traître” ! Aucun autre mot ne pourra mieux vous coller à la peau, avec “insecte”, “tarentule” ou “nuisible” !
— Tu jactes fort. Sache que nous n’avons jamais passé d’accord, ainsi m’affubler de la sorte ne consiste qu’en une faiblesse d’esprit. Avoir piégé ton protecteur, cela ne fut que vengeance. Lui, m’avait trahi. Lui, méritait son sort. Le tien ne sera pas plus agréable, mais à mon grand regret loin d’être suffisant.
— Piégé… Non, impossib… »
Il ne put finir sa phrase, et Lyza commencer la sienne. Ils finirent projetés contre le mur, avant que Swaren ne vînt abaisser le levier pour amener la lumière dans la pièce principale. « Permets-moi de t’éclairer. Si tu ne gis point sous une dalle de béton, mais à l’instant contre cet inconfortable mur, c’est par l’ingénieuse manipulation de ton chaperon. Si nous avons besoin de lui, il nous est nécessaire que tu sois en vie. Quel ennui ! Seconde information… Oh ! »
Il fit un vif pas sur le côté, esquivant le titan qui s’était agité. De flamme, il enrageait, le sol fondant sous ses pieds et sa bouche béante crachant des langues ardentes. Ses phares, pointés sur le robot aux six bras, prirent une vive intensité. Il hurla. Il râla. Il vrombit. Insatiable, sa colère se dirigea envers une seule et unique entité, en face de lui, qui l’avait privé de son spectacle de lumière.
« Est-ce ceci qui vous gêne, Majesté ? demanda Swaren avec rondeur, relevant le levier. Si ce n’est que cela… »
Le géant, loin d’être calmé, fonça sur lui. Le titan-brasier, inondant à lui seul la scène de chaleur et de lumière, frondait contre le frêle insecte qui le provoquait. Mais son élan fut de courte durée : l’orange fit le lit du vert, et la petite araignée domina son ennemi. Le grand était à terre, feu affaibli, comme supplicié. Ses mains informes griffèrent le sol, puis frappèrent son scaphandre, du désespoir de celui qui voulait s’échapper. Lyza aurait bien fait de même : les vibrations reprirent !
Elle se mordit la lèvre, pour ne point perdre l’esprit. Mais l’injustice de la situation fit tendre au renoncement les bras vers elle. Attachée, immobile, dominée psychologiquement, et impuissante devant cette humiliante scène. Celle d’un monarque, asservi par son vassal.
Swaren illuminait le titan de ses yeux verts, devenus des phares. Noyé dans ce cône d’ondes émeraude, le scaphandrier aboyait et bramait, pris de soubresauts et de gestes violents à l’encontre, soit du sol, soit de sa propre personne. D’un simple regard, l’Araignée imposait à ses pairs toute volonté. Ne pas lutter, c’était encore le plus simple.
Arrachant un bout de peau de sa lèvre, Lyza parvint à maintenir sa conscience. Mais dans quel but, elle ne le trouva que l’instant d’après. Quand, du coin de l’œil, elle vit un jeune homme gesticuler.
Noah n’avait rien. Ou presque, comme il semblait saigner de la tête après l’impact contre le mur. Mais il pouvait bouger, gigotant pour s’arracher à cet étau de câbles sans pitié.
Il ne craint pas son aura !
« No… ah…, parvint-elle à hoqueter. Aide… nous…
— Je t’y verrai bien, toi, râla-t-il. J’peux pas faire grand-chose !
— Inutile », se vanta le sénateur, les yeux éteints. Il les dirigea vers les deux captifs, à sa droite, le titan fourbu à ses pieds et bientôt attaché. « Rien ne m’empêchera de vous maintenir en ce lieu, tous les trois. Mais vous… Vous, madame, ne resterez pas très longtemps ici. »
Il s’approcha de Lyza, sans baisser les ignobles vibrations qui émanaient de lui. Tournant son visage grimaçant dans la direction la plus éloignée, elle ne put fuir la main, froide, terrible, du robot qui vint caresser sa joue.
« Quelle infâme blessure ! J’arracherai les os de celui qui vous a infligé cela. Un par un, lentement, des moins utiles aux plus vitaux. » Il caressa son bandage, avant de le retirer. Puis, son doigt s’enfonça dans son orbite, pour y toucher les fils qui se terraient au fond. Lyza couina, étirant ses jambes, cherchant à fuir ce toucher. L’affaire dura un moment, avant que les doigts de cuivre ne touchassent sa joue marmoréenne. La tachant de rouge. « J’ignore quelle température doit émaner de votre corps… Il ne me tarde que d’en profiter, à nouveau.
— Vous n’êtes qu’un sale pervers en fait, le cassa Noah. Un putain de tordu !
— Silence. » Il resserra son étreinte pour le faire taire, sans lui adresser un regard. « Je vous garderai auprès de moi, dans le plus grand secret. Ce maire m’est devenu inutile. L’autre blanc-bec de piaf s’est suffisamment servi de vous pour me tromper. Quoique cela fut partie remise, et je vous en félicite… Oh… Vous saignez. »
Son doigt glacé toucha sa lèvre, pour y essuyer la goutte de sang qui commençait à perler. Plissant la peau de son visage, sous la douleur qui assaillait son crâne et le dégoût de cet homme, elle laissa une larme couler, qu’il essuya dans le tenant suivant.
« Allons. Ne pleurez pas, vous…
— Belle… était la lune… trônant, face à la neige qui tombait…
— Plait-il ?
— Une nuit d’été… où trois déesses… viennent danser… »
Swaren pencha sa tête sur le côté, plissant ses diaphragmes. Lyza l’ignora : elle laissa tomber, et ses larmes couler. Paupières closes, elle chanta. À petite voix, la tête en feu, les joues humides.
« Ce paradis blanc… où l’on se promènerait…
» Une nuit d’été… où la neige peine à résister…
» Une colombe blanche… sort de la poudreuse…
» Pour épouser… de ses ailes… une envolée radieuse…
— Je peine à comprendre. Qu’importe, j’appète peu ce genre de musique. »
Le sénateur s’éloigna, la laissant marmonner son chant, yeux fermés. Elle se refusa à les rouvrir, non par peur, non par abandon. Mais par lâcheté. La lâcheté de voir, près d’elle, le regard éberlué du jeune garçon.
Car elle le savait, Noah ne s’était pas seulement tu par contrainte. Elle s’en doutait, qu’à son encontre étaient adressés deux yeux d’une stupeur sans pareille. Cette chanson, elle l’avait de son père.
Et elle ne l’avait confiée qu’à son bien aimé.
« Caressant… les nuages…
» Ses plumes… invitent les âges…
» À nous narrer… ce futur incertain…
— Hung… Agaçante ballade ! » Le sénateur semblait se crisper, sous l’aura de la jeune femme. « Souhaitez-vous jouer à ce petit jeu ? Il vous en cuirait… »
Pourtant, elle ouvrit les yeux. Car elle avait senti une intense chaleur, ainsi qu’une lueur traverser ses paupières. Le colosse s’était soudain levé, devant un sénateur médusé. Rangeant sa montre à gousset, ce dernier gloussa :
« La chansonnette vous a plu, Majesté ? »
Immédiatement, Swaren projeta ses phares verts. Et alors qu’ils firent effet, ils n’empêchèrent pas la colère du titan de s’abattre sur sa cible. Le sinistré finit à terre, sous un poing de fer ardent, prêt à subir un deuxième coup. Et un troisième. Et au cinquième, l’assaillant reprit son « souffle », crachant une volute de charbon qui embrassa le plafond.
Les deux spectateurs ne pipèrent mot, n’osant faire bouger la statue incendiaire qui s’était immobilisée, scrutant le ciel. Derrière les nuages sombres qu’il avait créés, les notes avaient disparu. Peu à peu, les câbles de cuivre qui les serraient perdirent en force, les invitant à respirer.
« Père… »
Il tourna la tête vers elle. Non d’une lenteur, mais avec vivacité, comme par surprise. Il s’approcha, broyant le sol dallé à chaque pas lourd et vibrant. Tourner la tête ne fut pas suffisant pour que les étincelles ne vinssent embrasser sa joue, à mesure que le monstre grondait. Levant son bras, et la fille fermant les yeux, il fut interrompu par sa propre stupeur.
Ce qui s’appelait son doigt, à savoir un bout de métal tordu, frôla une mèche caramel. Il la décala doucement, pour dévoiler l’orbite creuse du visage de porcelaine. Il sursauta, couinant, branlant. Son recul se fit claudicant, face à l’horreur de ce visage.
Le monstre mugit, et les murs de vibrer en réponse. Noah s’agita, tentant vainement de se dégager, toujours emmailloté dans sa toile. Lyza ne bougea pas, marmonnant un simple « Non… ». Le géant pleurait des flammes, et braqua deux phares enflammés vers eux.
Mais, sans s’y attendre ! la lumière bleue survint.
Ce n’était pas Noah, qui pourtant avait presque réussi à s’extirper, mais deux petites ailes de métal.
Les serres du mirage avien avaient attrapé le cube, pour le balader au-dessus du géant. Son attention distraite, le gros tendit ses moignons vers la boule blanche. Elle s’esquiva. Encore. Et encore. S’agitant, le colosse se mit à cracher ses nuages, accompagnés d’un grondement frustré. Il sautilla, et perdit l’équilibre, jusqu’à rencontrer un mur. Sa rage fut certaine, car il ne hurla pas. Il explosa.
Il frappa, non le mur, non les humains, mais son crâne. Pris de folie, il se battait contre lui-même, luttant contre une force invisible. Les câbles désormais détendus, Lyza s’en extirpa pour venir l’aider. Mais il hurla, manquant de brûler sa robe. Il gronda, cracha, vrilla, puis, d’un geste décidé, perça la tôle de son crâne de son poing ardent. Ignorant les appels de sa fille, il arracha sa bouche, l’agrandissant de plus belle, défigurant son faciès asymétrique. Une bouche qui, alors, dévoilait un sourire. Un triste et sinistre sourire.
Il repoussa les deux humains, clopinant jusqu’au cube. Celui-ci continuait de tourner, s’amusant de son malheur. Puis, la chouette facétieuse sortit par les conduits, pour quitter cet endroit. Le géant gronda de surprise, puis vibra, alors qu’il pivotait, cherchant une sortie. Qu’il créa de lui-même, fonçant jusqu’au mur, qu’il fit fondre sur son passage. Il écrasa les gardes androïdes qui gardaient la maison d’Abel Lewis, et fonça vers l’horizon. Laissant derrière lui une traînée de feu dans tout Montnimbe.
Un rideau de flammes résiduelles empêcha Noah et Lyza de le suivre, sans compter le flot acide qui avait crû en intensité. La combinaison déchirée du premier ne lui aurait nullement permis de tenter cela. Tous deux respirèrent, ayant échappé de peu à la mort. Leur corps était endolori, et les câbles avaient écrasé leur cage thoracique, si bien qu’avaler cet air chaud et puant était difficile – mais ce calvaire était derrière eux.
« On a eu de la chance, toussa Noah. Ç’aurait pu être bien pire. Tu n’es pas brûlée ? »
Secouant la tête, elle en profita pour reprendre ses esprits. Voir son père ainsi l’avait mise à mal, mais rien n’était perdu. S’il poursuivait de lui-même la lanterne, c’est qu’il savait toujours ce qu’elle représentait. Et, elle, était persuadée d’où il se dirigeait.
« J’irai seule. Ne proteste pas ! se hâta-t-elle de dire, le voyant ouvrir la bouche. Reste ici et attends-moi. Tant qu’il pleut, je ne devrais pas rencontrer de résistan… »
La vision du bras cuivré sortant du sol lui imposa le mutisme. Tel un défunt sorti de terre, le sénateur se hissa hors du cratère dans lequel il avait été enfoncé. Il décrocha ses membres des plaques de cuivres, qu’ils avaient épousées, et alluma lentement ses yeux sinistres. Dirigés vers ses proies.
« Lyza, siffla Noah, recule…
— Vain. » La voix du robot surgit à l’instant même où leurs membres furent attrapés, par des lassos de métal. Noah manqua son tir, de peu, usant la dernière balle de son pistolet miniature. Le laissant glisser d’entre ses doigts, il fut suspendu au-dessus du sol, avec Lyza, qui contint un cri. De douleur.
Ses mains saignaient. Swaren n’utilisait plus de gants : il n’avait pas hésité à charcuter la peau de ses victimes, qui avaient osé le malmener. Se relevant, il dit, sans colère : « J’aimais beaucoup cette tenue. Cela est ma faute : quelle idée me vint de me miser ainsi, en pleine sortie ? Ridicule. » Il ôta sa redingote violette, ainsi que le veston doré et la chemise brune qui l’accompagnaient, tous en lambeau. Son corps, au versant. Intact. Comme s’il sortait d’usine, et déjà loin des coups qu’il avait reçus tantôt. « Vous ne faites que retarder l’échéance. J’obtiens toujours ce que je veux, et je prends le temps qu’il me faut pour cela. S’il l’on peut m’attribuer une meilleure qualité que la ponctualité, je dirais qu’il s’agit de la patience. »
Enfin, se dirigeant à pas lents vers la sortie du laboratoire, il conclut : « Oh, j’oubliais. C’est que je fus interrompu. Jeune homme, j’ai pour toi une seconde information. Celle qui se tient à ta gauche n’a fait que contribuer, ce soir, à la chute d’un des sénateurs les plus influents de cette cité. Emil Cosprow. »
Et les cloches sonnèrent.