Chapitre 19 - Le goguenard du carillon (I)

Par Daichi

Les conduits puaient. Mais Neila s’estimait heureuse de passer par-là que d’affronter l’acide au-dehors, ou de réutiliser l’astuce du déguisement. Il y aurait eu peu de chance, de toute manière, que cela fonctionnât pour pénétrer dans Montnimbe. Ou plutôt, les sous-sols du manoir Lewis. Aka la demeure du maire, et premier consul.

« Aïe ! », se plaignit-elle, se cognant contre la botte de Joshua. Il la guidait depuis une heure maintenant, à travers des conduits toujours plus étroits. Entre l’air brûlant et les courants glacials, putrides ou nocifs, elle avait eu l’ensemble des atmosphères types de ce genre de canalisations. « T’aurais pu retirer tes éperons. À quoi ça sert, d’ailleurs, des éperons sans cheval ?

— À faire parler les débiles.

— Ha. Ha. »

Il eut vite fait de la débarrasser de ces chausses encombrantes, se faufilant en dehors du conduit, pour atterrir sur le sol. Avec la grâce d’une baleine, Neila l’imita, et manqua de faire se marier son front avec la moquette du sol.

Quand elle fut relevée, elle fit face à une luciole.

Celle-ci s’enfuit, sans qu’elle ait eu le temps de la suivre du regard. Mais, une autre vint traverser son champ de vision. Un bref instant encore, disparaissant et laissant sa place à une consœur. Virevoltant çà et là, cette nuée d’insectes luisants parsemait d’un nappage elfique ce couloir, tamisé. Seule était la lueur de ces petites choses, dévoilant le chemin vers où se rendait Joshua. Il n’attendit nullement celle qui, derrière sa lunette cabossée, observait la danse incertaine et canonique du nuage.

Comme elle restait immobile, une luciole n’eut aucune peur à s’approcher de son verre. Collée près de celui-ci, elle laissa à Neila la joie d’apprécier la finesse de l’ouvrage : il s’agissait de petits robots. Grand artiste devait être celui qui, probablement des semaines durant, avait pris le temps de dessiner, d’ouvrager, de visser et d’allumer ces merveilles brillantes, aux ailes diaphanes. Sans comprendre, ni même réfléchir à pourquoi et comment ces robots s’approchaient autant du véritable insecte, pourtant faits dans l’entièreté de métal, elle resta à les contempler. Chacun volait à sa manière, comme mu par une identité propre. Aux antipodes des ruches à l’esprit commun, ces points lumineux se chamaillaient, s’esquivaient, se proposaient des valses, ou s’isolaient.

Comme par instinct, Neila fit un pas vers un des insectes qui, près du rideau qui couvrait les fenêtres, s’ennuyait. Ses ailes battaient avec lenteur, sa lumière pulsait sans force, et son vol n’indiquait nul enthousiasme. Des doigts tendus vers lui, il s’en réfugia sous le tapis. Elle s’accroupit, comme pour le rattraper, puis, étonnée, fit face à un second. Parfaitement éteint, posé au sol et immobile.

La petite luciole timide sortit de son refuge, pour ramper vers feu sa sœur. Elle posa ses petites pattes dessus, se frotta contre ses ailes, bouscula sa carapace, sans résultat. Sa lumière faiblit, encore, alors qu’elle s’envolait pour reprendre sa route amère.

« Bon, tu fous quoi ? » La voix de Joshua brisa le solennel, l’entachant d’un soupir disgracieux. Ses éperons firent du bruit jusqu’à elle, quand elle releva la tête :

« C’est quoi, tout ça ? »

La question fit mouche. Le jeune homme détendit ses traits, regardant les êtres virevoltants qui frôlaient ses cheveux. Ils semblaient s’enticher tout particulièrement de lui, car une aura luisante l’entourait. « C’est de mon frère. Ce sont ses inventions. »

Pourtant embêté par celles-ci, il ne les chassa pas, frayant son chemin bon an mal an dans la nuée. Neila le suivit, légèrement à la traîne, fantasmée par l’atmosphère du couloir qui recelait davantage de la clairière.

« Il en faisait une nouvelle à chaque fois qu’il s’ennuyait. Il avait du temps à perdre, comme tu peux le voir.

— Il était… doué. » Ce fut tout ce qui lui vint, quand une luciole se posa faiblement sur son index, tendu, avant de s’enfuir avec ferveur. « Et loufoque.

— Tout dépendait de son humeur. Mais ce genre de trucs, il les appréciait tout particulièrement. Quelque chose me dit qu’il aurait mieux consacré de son temps à son entourage, mais maintenant… »

Neila sursauta, une bébête venant frapper le verre de son binocle. Le relaçant : « Comment elles marchent ?

— Lui seul le savait ! (Elles s’enfuirent lorsqu’il s’apostropha, avant de revenir le câliner.) Il avait le don pour créer des choses que personne ne comprenait. Et le pire, c’est qu’à chaque production, il en faisait une nouveauté. Je ne serais pas étonné si chacune de ces bestioles marchait différemment. »

Neila en avait effectivement l’intuition. En voyant l’une des lucioles foncer sur le rideau pour s’écraser, ainsi qu’une autre dormir en plein vol statique, elle en conclut qu’elles ne devaient pas avoir le même fonctionnement. Mais le même but ? « À quoi elles servent, concrètement ? Qu’est-ce qu’elles font toutes ici ?

— Ton cerveau doit probablement être trop petit pour pouvoir assimiler l’information. Maaiiis, se hâta-t-il de préciser en la voyant lever son poing, si je peux l’expliquer simplement, elles agissent comme un brouilleur. Aucun robot, sinistré compris, ne peut entrer ici. Une personne en particulier était visée, bien sûr… »

Rangeant son poing, Neila dut convenir que l’idée était ingénieuse. Qu’elle vînt d’Abel ou du maire, elle tenait à l’écart les plus dangereux des spécimens de leur entourage.

« Et les gens normaux, comme nous ?

— Seul Swaren aurait la possibilité de pouvoir entrer dans un tel endroit. C’est tout l’intérêt. Enfin, lui, et moi, bien sûr. J’ai dessiné les plans de cet étage, c’était me sous-estimer que de me confier cette tâche. »

Pensive, elle déporta son attention, naguère sur les lucioles, vers le bout du couloir qui s’approchait. « Et jusqu’où on va, donc ?

— Longue comme le bras, ta liste de questions. » Ne la laissant répliquer, il posa les mains sur deux poignées. La jeune femme fut surprise de cet arrêt brusque, tant le mur qui leur fit face était d’un sombre. En réalité, la nuée avait cessé de les accompagner, ramenant le noir autour d’eux.

Elle n’eut pas le temps de frissonner, la lumière s’invitant près d’elle par l’interstice de la porte. Celle-ci, ouverte, dévoila d’un seul tenant un halo rougeâtre et un vacarme prodigieux. Tout qui détonnait du couloir précédent, tout ce que fuyaient les lucioles, et tout ce qui manquait à la jeune femme. Elle fonça sans attendre dans l’énorme pièce qui leur fit face, pourtant peu spacieuse du fait du bazar qui l’envahissait.

Peint d’un sourire, son visage tourna sur la pièce. De partout, des inventions, des outils, des machines, des pièces de cuivre et de laiton, et parfois même ce métal argenté si unique. Certaines babioles tenaient par leur visuel du serrain, et les doigts de Neila n’attendaient qu’à le vérifier, mais ne savaient où se poser en premier. Le vacarme des ouvrages, leurs rejets de vapeur brûlante et relents âcres la firent se sentir à l’aise, autant que les lumières venues du plafond. En haut, des anneaux, tout d’armatures, et en leur centre un soleil qui amenait cet orangé et vif éclairage.

« Woah !

— T’as fini de te rincer l’œil ? Je croyais que tu étais pressée.

— Ah ! Mince, oui ! »

Neila se reprit. Serrant les poings, et baissant les yeux de tout ce qui l’intéressait, elle entreprit de fouiller parmi les présentoirs de babioles en serrain. Luttant contre sa curiosité avide, elle chercha en leur sein si la clé tant désirée s’y dissimulait. Sans perdre de temps, sans non plus se hâter : selon Joshua, la pluie ne s’arrêterait pas avant plusieurs jours. Et les cloches ne sonnaient pas encore, ainsi, l’heure n’était pas à l’empressement.

Cela l’aurait néanmoins arrangée que de recevoir un coup de main : « Tu sais où elle pourrait se trouver ?

— Là. Bigleuse. »

Pivotant telle une girouette, elle braqua son œil sur Joshua, puis sur le soleil qu’il pointait du doigt.

Il ne s’agissait pas d’une étoile de fer, mais d’un astrolabe.

À deux mètres au-dessus de leur tête, il s’était en vérité rapproché. En réponse au doigt levé de Joshua, comme s’il obéissait à la main humaine. Cet astre gigantesque était comme sa planète et ses anneaux – à la différence que ceux-ci tournaient de manière indépendante autour du cœur. Celui-ci était une grille de serrain, finement ouvragée, ce qui n’était pas étonnant tant cela sonnait comme une habitude. Ce qui l’était moins en revanche, c’était la boule en fusion en son sein. Elle amenait la lumière dans la pièce, et battait avec un rythme cardiaque.

À chaque pulsation, les anneaux bougeaient. Quand la lumière était faible, ils freinaient, et quand un battement survenait, ils étaient comme lancés dans leur course. Sur chacun d’eux, des ornements. Tantôt une antenne, tantôt une parabole, voire des ampoules. Neila esquiva une de celles-ci, les anneaux à portée de main. Elle transpirait furieusement, tant ce cœur en fusion était intense. Le serrain pouvait-il fondre ? C’est ce qu’elle se demandait, fascinée par l’objet.

Timide, Neila tendit la main et, en réponse à son ordre, un anneau tourna jusqu’à elle. Lui présentant quatre fentes. Et, dessus, deux clés.

Après avoir dégluti, Neila tira doucement sur l’une des deux clés enfoncées. Elle ne vint pas. Peut-être la tourner ? Elle poussa vers la gauche et, sans résistance, la serrure pivota. Dans un petit cliquetis très agréable, jusqu’à claquer en fin de cycle. Au même instant, le métal vibra, et la lumière baissa en intensité. La jeune femme recula de trois pas, rencontrant le torse du jeune homme.

« Eh, doucement.

— C’est quoi ce machin », parvint-elle enfin à dire, fixant l’objet. Il n’y restait plus qu’une seule clé. Il y en manquait désormais trois, la dernière orpheline sur son anneau.

« Je n’en sais rien, ce n’est que la deuxième fois que je vois cette chose. Elle était moins complète, il y a dix ans. Manquaient au moins deux anneaux, et il n’y avait qu’une clé.

— Bien ! Prochaine étape… »

 

Joshua tenait le parapluie, et Neila regardait la serrure. Dans ses doigts, la clé de serrain, chaude et impatiente d’être utilisée. Elle pulsait, à l’approche de la poignée, comme pour témoigner de sa puissance. Un pouvoir parfaitement calme et anodin pourtant… C’était juste une clé.

La jeune femme doutait qu’elle pût ouvrir cette serrure : elle était nettement plus grosse que la petite relique. Au centre d’une poignée ronde, ouvrée de bas-reliefs d’oiseaux et de plumages. Elle le représentait bien. « Pas de doute, c’est bien là.

— C’est ce qui est marqué dans l’annuaire en tout cas, grommela Joshua en feuilletant ledit cahier. Ça s’ouvre ? »

Elle répondit à sa question par un simple « clac ! ». La petite clé s’était parfaitement enfoncée dans la serrure, malgré sa forme aux antipodes. Elle s’adaptait à l’intérieur des rouages, et Neila put tourner la poignée. Sans aucun grincement, la porte s’ouvrit, dévoilant une large entrée. Dans le manoir des Owlho, les deux voleurs pénétrèrent.

 Joshua secoua joyeusement le parapluie, bousillant le paillasson. Neila laissa ses chaussures aux pieds, abîmant dans le même temps la moquette qui appétait peu l’acide. Il s’agissait d’une grande entrée, mais au final d’une petite pièce, ne comportant que manteaux, cannes et chapeaux. C’était plus loin que la magie opérait : l’intruse fut conviée dans le salon, richement illuminé. De tableaux, tout d’abord. Çà et là des fresques, de tailles variées, allant de celle de Neila à celle de sa main. Présentant au choix un quarantenaire avec sa femme et sa fille, dans l’autre un jeunot avec une petite aux cheveux argentés.

Neila se retint. Non de l’admirer, mais de le griffer. Il présentait une petite de douze ans ou moins, jouant dans un parc avec ce garçon. Sourire aux lèvres, en équilibre sur un petit pont de bois, tandis qu’il la surveillait, aux côtés d’un homme plus âgé. Nettement plus.

Plus loin, ce même homme, fringant, jouant à la balle avec un adolescent aux cheveux bruns, reflets carmin. À côté d’eux, une poussette, cachant une petite blonde. Sur un autre tableau, ce garçon, tout juste adulte, jouant de la flûte. Une petite fille en guenille l’admirait, aux cheveux argentés, mise en avant des autres enfants en arrière-plan. Cet enfoiré… Il leur invente une vie. Il manipule tout le monde.

Sur l’un, lui et elle qui dansaient. Sur l’autre, elle qui apprenait le violon. Sur un énorme, figurant au sein du pilier central de la pièce, cette seule fille, en belle tenue, aux côtés d’un inconnu. Celui-ci, Joshua s’était mis à l’admirer dès son entrée, bafouillant, l’air hagard. Son visage était décomposé, presque intimidé devant ce visage.

« Ce sont juste de faux tableaux, râla Neila. Reste-là, je vais chercher ce qu’il me faut. Cet endroit me fait vomir. » Sans attendre de réponse, elle emprunta l’escalier en fer à cheval, qui entourait le pilier. Il menait à l’étage, entourant le rez-de-chaussée par des balcons. Les mêmes tableaux, parfois même des photos, qui mentaient à l’invitée. Elle se ruait sur chaque porte, cherchant dans ce manoir infernal où se cachait sa chambre. Elle tomba même sur celle de l’adulte : un grand lit, mal fait. Des vêtements traînaient par terre, les fenêtres étaient fermées, le bureau en vrac. Dans un coin, un robot, qui passait le balai, sans avoir remarqué l’intruse.

Plus tard, elle tomba sur une pièce remplie d’odeurs. La cuisine. Sur une table, un grand gâteau blanc, ainsi que trois assiettes. Résistant aux quérimonies de son ventre torturé, elle reprit sa course.

Enfin, après sa balade, sa main toucha la poignée tant désirée. Et elle le devina par une raison assez simple : elle était verrouillée. Sa clé viola cette intimité, et le paysage gela le ventre de Neila.

Des peluches. PARTOUT.

Sur le lit. Sur les murs. Sur le sol. Sur le bureau. Même sur un énorme coussin, au fond de ce boudoir gigantesque. Le tapis central, en forme de peluche écrasée, était énorme.

Mais Neila ne vomit pas. Fuyant la mignonnerie d’ordinaire, elle fut ici touchée. Non par la vision, mais… par l’atmosphère. L’odeur. Le silence.

Elle le sentait. Shelly avait été ici, pendant des années…

N’osant l’offense d’y poser ses chausses envenimées, elle mit son pied nu sur la moquette duveteuse, frémissant au contact du tissu entre ses orteils. Un pas, et elle tourna la tête en direction de l’armoire, énorme et pleine à craquer – elle peinait à rester fermée. Un deuxième, et elle vit une peluche de hiboux, d’ourson et de lapin sous le bureau. Un autre, et elle vit l’oreiller, blanc, sur un lit remarquablement repassé. Pas le moindre pli – l’on sentait pourtant qu’une forme s’y était allongée, longtemps, à la forme que prenait le matelas.

Il ne grinça même pas, lorsque Neila s’y assit. Il était grand, solide, et… confortable. Elle se laissa tomber dessus, lâchant un soupir. Ses mains près de son visage, ses genoux pliés, elle clôt ses paupières sans attendre. La fatigue l’emmena dans le matelas, à humer son odeur, son parfum, sa présence. Elle colla son nez contre l’oreiller, le serrant de ses doigts salis. Ses bras vinrent l’enlacer et le coller contre sa poitrine, près de la lettre dans sa chemise. Un léger couinement sortit de sa gorge, comme pour témoigner qu’elle s’était assoupie. Sa mémoire vagabonda, remplaçant le jeune homme des tableaux par elle-même, vivant des aventures avec sa jumelle. Dans un parc, jouant à la balle, apprenant d’un instrument… Ses pieds remuèrent sur la couverture, au rythme des pas dansants avec elle. Ses doigts appuyèrent en rythme, tentant vainement de jouer de la flûte. Un grand tableau, immobile, oui… Immobile.

« Eh, on va pas rester là huit ans ! »

Elle fronça ses sourcils, entendant la voix lointaine de Joshua. Qu’il était casse-pied ! Mais qu’il avait raison… Il ne fallait pas traîner ! Shelly allait l’attendre, et rien ne servait de s’emmurer ici. Elle inspira une dernière fois dans le coussin, le remit à sa place (en vrac), et plongea sur le bureau. Deux tiroirs étaient ouverts, ne contenant rien de plus intéressant qu’une collection de stylos ou de bouchons d’encrier. Le troisième, lui, était verrouillé. Parfait.

Neila l’ouvrit de sa clé, pour y trouver la lettre attendue. Dorée, elle aussi.

« C’est bon ?!

— J’arrive, attends ! », cria-t-elle, excédée. Son séant rejoignit le lit, scrutant avidement les caractères couchés sur papier.

 

« Neila,

Te voilà dans ma chambre. Cet endroit où j’ai grandi, sans toi, dans le vain espoir de reposer mes yeux sur le tien. Je m’en veux encore, de cette blessure que je t’ai infligée. J’estimais ne pas avoir le droit de te revoir. Mais le souvenir de cette clé, confiée par notre marshal, me convainquit d’une chose : elle ne me sert que pour nous réunir. Toutes les deux.

Utilisons-la ainsi. Garde-la, et ne l’égare pas. Elle sera notre symbole. Notre lien. La mémoire de notre séparation et de nos retrouvailles.

Aux prochaines cloches, rends-toi au plus vite aux plus profondes entrailles de cette ville. Un passage existe dans l’hôtel de ville – je t’attendrai en dessous.

Viens seule. À tout à l’heure,

Je t’aime,

Shelly »

 

Révisant ses consignes, elle relut le texte plusieurs fois, et entreprit même de le retenir à voix basse. Mais elle ruminait une pensée, étrange. Un détail qui la tracassait.

« … “marshal” ?

— Je pars sans toi, je te préviens !

— J’arriiive ! » Elle plia son courrier, le rangea dans sa veste aux côtés de l’autre, et dévala les escaliers, bottes en main. Enfournant ses jambes dedans, à cloche-pied : « Désolé, j’ai un tout petit dernier service ! De rien du tout !

— Je m’en serais douté…

— J’ai juste besoin de savoir comment me rendre dans les bas-fonds… depuis l’hôtel de ville. Il existe un passage ? Non ? »

Joshua pouffa, puis leva les yeux au ciel, comme si l’idée était lunaire. Il traça un schéma dans l’air, avec son doigt, agitant ses lèvres comme s’il parlait à un esprit. Fermant les yeux, corrigeant son plan, il finit par opiner lentement, une moue tordant ses lèvres maintenant immobiles. Arrachant une page de l’annuaire :

« P’tet bien… Mais avant, tu me donnes la combinaison. J’en ai assez de bosser pour rien.

— Et… qu’est-ce qui me prouve que tu vas m’aider, après ?

— Jusqu’ici, rien ne m’assurait que tu remplirais ta part du marché. En revanche, moi, je n’ai pas de raison d’aller autre part que chez mon père avec ce plan. C’est à lui que je dois l’amener. On va donc au même endroit. Me semble que tu es pressée, nan ? Je suis déjà en retard de deux jours, je ne suis plus à dix minutes près. »

L’intruse abdiqua, lui arrachant la feuille des mains. Aidée d’une des plumes de Shelly, elle traça le plan, qui traînait toujours au fond de son œil droit. Elle avait fini par lui trouver une utilité concrète, après cinq ans : convaincre les autres de l’amener où elle voulait. Pas si aveugle que ça, la gamine !

« Tiens. Content ? On y va.

— Dis… » Il rangeait le papier dans sa poche, tandis qu’il observait l’immense tableau du pilier. Mais, plutôt que de s’attarder dessus, il fouillait les recoins de la pièce, la main sur son revolver. « Tu trouves pas ça étrange… qu’il n’y ait aucune chouette ici ?

— Hm… Et si des gens les voyaient ? Je pense qu’il les planque autre part. Qui serait assez fou pour espionner depuis chez soi ? Aucun de ces types ne s’est embêté à agir en personne jusqu’ici, sinon dans des quartiers miteux comme l’a fait Swaren.

— N’empêche… Ouais, nan. T’as p’tet raison.

— Allez, on s’tire ! », le héla Neila, ouvrant la porte d’entrée. Ils foncèrent en direction de l’hôtel de ville, mais, contre ses attentes, le garçon les mena légèrement ailleurs. Ils passèrent près d’un parc, coloré par un flot de luminaires, contournant la grande tour. Celle-ci, haute de trente mètres, portait un cadran illuminé. L’on voyait ainsi l’heure, pointée par trois aiguilles. La petite sur presque onze, la grande sur le six, et une très fine qui bougeait chaque seconde. Chose étrange : elle tournait à l’envers… Qu’importe. Le temps pressait, pour Neila. Mais tout s’était bien passé, et Shelly était là, à attendre. Juste en bas ! Les cloches sonneraient à minuit, et sa main enlacerait la sienne bien avant.

Arrivés sous un préau, dont le sol était sec, Joshua se débarrassa du parapluie. Avec le concours de la clé de serrain, ils pénétrèrent sous une plaque d’égout qui, par la teneur noble du quartier, ne recelait rien de plus que les eaux de bain. Ce qui était bien suffisant pour arracher un soupir d’épuisement à Neila, qui pataugeait davantage dans ce genre d’ambiance que les rats toute leur vie. Le jeune noble l’amena enfin près d’une nouvelle trappe, qui menait tout juste dans les sous-sols de l’hôtel de ville. Pour Neila, cela était simple à deviner : c’était marqué sur la plaque !

« Pas de doute », ricana Joshua en se hissant hors du boyau méphitique, Neila à son arrière. Elle essuya sa loupe puis la remit en place, afin d’admirer la quantité de caisses de métal qu’il y avait dans ce sous-sol. Toutes remplies de machines : bras, têtes, écrous, vrilles ou vérins. Elle ne prit pas le temps d’étudier le reste, alors que Joshua lui tirait le poignet jusqu’aux escaliers. Il était hâtif, bien que prudent, guettant chaque couloir et chaque tournant, tendant l’oreille et imposant le silence d’un index levé.

Neila n’était pas chez elle. Il était évident que lui non plus. Du moins depuis peu, car sa connaissance du lieu était exemplaire. Pour preuve, les voici dans une salle bruyante, remplie d’engrenages aussi grands que des maisons. Ils étaient posés les uns sur les autres, et grimpaient au-delà du plafond. Autre étrangeté : la plupart étaient immobiles.

« Bon, t’y es, clama Joshua. On a plus grand-chose à faire ensemble, désormais.

— Oui… » Neila ne sut où se mettre. Que devait-elle faire, désormais ? Il était lié à Abel Lewis. C’était son frère. Repensant aux ordres de Shelly, la suite était pourtant claire. En finir, presser la détente, et s’enfuir pour de bon. L’attendre. Mais l’hésitation se faisait grande. Après tout, elle ne connaissait pas cet Abel… Quel danger représentait-il ? Devait-elle lui demander ? Pourquoi était-il mort ? Se douterait-il de quelque chose si elle abordait ce sujet ?

Passant outre ces questionnements, son doigt ganté armait lentement le chien du revolver, sans faire de bruit. Puis, elle se rappela. Je n’ai plus de balle… ni dans mes poches ni dans le barillet. Son œil dériva sur la ceinture du jeune homme, décorée de munitions. Si elle arrivait à en attraper une, discrètement…

« Tu sais…, marmonna Joshua, regardant ailleurs, comme gêné. J’espère que tu la retrouveras. Ta sœur. »

La main gantée freina.

« Je prie surtout pour ne plus te revoir, hein ! Mais, je suis un peu jaloux. Je n’ai pas eu la chance de vivre avec mon frère. Je souhaite rien de pareil même à mon pire ennemi, alors une p’tite peste comme toi, encore moins. »

Les doigts touchèrent une balle.

« Désolé de t’avoir menacée. Si tu me donnes la combinaison, on sera quitte… Et on pourra se séparer. J’aurais qu’à donner la combinaison à mon… »

L’oreille dissipée, Neila scrutait le chien, qu’elle armait et désarmait avec un tic de doute. Elle se demanda si la douille, placée et qui n’attendait qu’à être tirée, devait servir en de pareilles fins. Sa geste méritait une meilleure cible, toute désignée depuis cinq ans.

Quand elle décida d’épargner le jeune homme en face d’elle, son regard embrassa le sien. Il était pétri de stupeur, mêlée d’alerte quand il vit le canon hors de son étui. Sans qu’elle ne pût dissiper le malentendu, elle sentit une intense brûlure au ventre, au même instant qu’un flash lumineux, qui la fit chuter.

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